CHAPITRE IV

Il vint un moment où je passai d’une période de calme à une autre où des incidents ne cessaient de se produire.

Ma rencontre avec Sophie fut, je pense, le premier événement. Le suivant fut que mon oncle Axel découvrit ce qui se passait entre ma cousine Rosalinde Morton et moi. Il tomba par hasard sur moi – c’était une chance que ce fut lui et pas un autre – alors que je parlais à Rosalinde.

Ce devait être un instinct de conservation qui nous avait poussés à garder la chose secrète, car nous n’avions aucun sentiment conscient de danger. J’en avais si peu, en fait, que lorsque l’oncle Axel me trouva assis derrière une meule, en train de bavarder apparemment tout seul, je fis très peu d’efforts pour dissimuler la vérité. Il se trouvait sans doute là depuis plus d’une minute lorsque, du coin de l’œil, je me rendis compte qu’il y avait quelqu’un et je me retournai pour voir qui c’était.

— Alors, Davie, à qui parlez-vous avec tant d’animation ? Est-ce à des fées, des gnomes ou seulement à des lapins ? demanda-t-il.

Je hochai négativement la tête. Il se rapprocha en boitant et s’assit près de moi en crachant une tige d’herbe tirée de la meule.

— Ne serait-ce pas plus amusant, reprit-il en fronçant légèrement les sourcils, de bavarder avec l’un des autres enfants ? Plus intéressant que de rester assis à vous parler à vous-même ?

J’hésitai, puis, comme il était l’oncle Axel et mon meilleur ami parmi les adultes, je répondis :

— Mais c’est ce que je faisais.

— Vous faisiez quoi ? demanda-t-il, perplexe.

— Je parlais à l’un d’eux, répondis-je.

Il fronça les sourcils, avec toujours la même expression de perplexité.

— À qui ?

— À Rosalinde.

Il réfléchit un peu en me regardant plus attentivement.

— Heu… Je ne la vois pas par ici, fit-il remarquer.

— Oh ! Elle n’est pas ici, elle est chez elle… du moins près de sa maison, dans une cabane secrète que ses frères ont bâtie dans le petit bois, expliquai-je. C’est son coin favori.

Tout d’abord, il ne comprit pas ce que je voulais dire. Il continua à parler comme s’il s’agissait d’un jeu. Cependant, après un bon moment d’explications de ma part, assis, tout à fait immobile, il regarda mon visage pendant que je parlais et bientôt le sien devint très sérieux. Lorsque je me tus, il resta silencieux une ou deux minutes, puis il demanda :

— Ce n’est pas une plaisanterie… C’est bien la vérité que vous me dites, Davie ?

Et ses yeux me fixèrent attentivement.

— Oui, oncle Axel, bien sûr, assurai-je.

— Et vous n’en avez jamais parlé à personne ?

— Non, c’est un secret, dis-je, ce qui parut le soulager.

Il jeta le reste de sa tige d’herbe et en tira une autre de la meule. Il en mordilla pensivement quelques bouts qu’il cracha, puis il me regarda de nouveau en face.

— Davie, dit-il, je veux que vous me fassiez une promesse.

— Oui, oncle Axel ?

— Voilà, continua-t-il, d’un ton très sérieux. Je désire que vous gardiez cela secret. Je veux que vous me promettiez de ne jamais dire à personne ce que vous m’avez raconté. Jamais. C’est très important. Plus tard vous comprendrez mieux combien c’est important. Vous ne devrez rien faire qui puisse permettre à quelqu’un de se rendre compte de cela. Voulez-vous me le promettre ?

Nous nous serrâmes la main pour sceller notre accord, puis il dit :

— Si vous pouviez oublier cela complètement, ce serait mieux.

— Je ne pense pas que je le pourrais, oncle Axel. Pas réellement. Je veux dire que cela existe, tout simplement. Ce serait comme essayer d’oublier…

Je m’arrêtai, incapable d’exprimer ce que je pensais.

— Comment essayer d’oublier comment on parle, ou entend, peut-être, suggéra-t-il.

— C’est à peu près comme cela, mais différent.

Il acquiesça de la tête, puis réfléchit encore.

— Vous entendez les mots dans votre esprit ? demanda-t-il.

— Ce n’est pas exactement entendre, ni voir, répondis-je. Il y a… eh bien, comme des formes, et si vous prononcez des mots en même temps, vous les rendez plus claires et plus faciles à comprendre.

— Mais vous n’êtes pas obligé de vous servir de mots, ni de les dire tout haut comme vous le faisiez tout à l’heure ?

— Oh ! non. Cela m’aide seulement à rendre plus claire mon idée, parfois.

— Cela aide aussi à rendre les choses plus dangereuses pour vous deux. Je veux que vous me fassiez une autre promesse, c’est que vous ne le ferez plus jamais à haute voix.

— Entendu, oncle Axel, consentis-je de nouveau.

— Vous comprendrez quand vous serez plus âgé à quel point c’est important, me dit-il, et il continua, insistant pour que je demande les mêmes promesses à Rosalinde.

Je ne lui parlai pas des autres car il paraissait déjà extrêmement inquiet, mais je décidai que je leur demanderais de promettre aussi.

 

Je racontai cette entrevue à Rosalinde et aux autres le soir même. Elle cristallisa un sentiment qui était en nous tous. Je pense que chacun de nous avait, une fois ou l’autre, commis quelque étourderie qui lui avait valu un regard étrange, soupçonneux. Quelques-uns de ces regards avaient été pour nous des avertissements suffisants. Ces regards, que nous ne comprenions pas, mais qui étaient clairement des signes d’une désapprobation qui frisait la suspicion, nous avaient évité des ennuis. Cependant, après l’insistance anxieuse de mon oncle Axel pour me faire promettre, notre sentiment d’une menace se trouva renforcé. Elle était encore pour nous informe, mais plus réelle. De plus, en essayant de leur faire comprendre le sérieux avec lequel s’était exprimé mon oncle, j’avais sans doute éveillé un malaise qui était dans tous les esprits car il n’y eut pas d’avis contraire. Ils promirent volontiers, avec ardeur même, comme s’il s’agissait d’un fardeau qu’ils étaient soulagés de partager. Ce fut notre première action en commun. Elle fit de nous un groupe par l’admission formelle de nos responsabilités les uns envers les autres. Elle changea nos vies, en marquant notre premier pas pour la défense d’un corps constitué. Ce qui semblait alors le plus important, c’était le sentiment du partage.

Puis, comme pour couronner cet événement personnel, il y en eut un autre d’ordre plus général ; une invasion en force, du peuple des Franges.

Comme d’habitude, il n’y avait pas de plan d’ensemble auquel on aurait pu se conformer. Le seul semblant d’organisation était la désignation de quartiers généraux dans les différents secteurs. L’alarme donnée, tous les hommes valides du district avaient le devoir de rallier leurs quartiers généraux locaux où une ligne d’action était décidée suivant le lieu et l’étendue des troubles. Tant qu’il n’y avait eu que de petits raids, la méthode avait donné de bons résultats. Mais elle n’était faite que pour ces cas. En conséquence, lorsque le peuple des Franges trouva des chefs qui pouvaient lancer une invasion organisée, il n’existait pour le contenir aucun système adéquat de défense préparée. Les envahisseurs s’avancèrent sur un large front, aplatirent çà et là de petites bandes de notre milice, pillèrent comme ils voulaient et ne rencontrèrent rien pour les arrêter sérieusement jusqu’à plus de vingt-cinq milles dans les régions civilisées.

À ce moment, nos forces étaient en meilleur ordre et les districts voisins s’étaient réunis pour s’opposer à un élargissement du front et harceler les flancs de l’ennemi. Nos hommes étaient aussi mieux armés. Beaucoup avaient des fusils tandis que les gens des Franges n’avaient que le peu qu’ils avaient volé et ne se battaient pour la plupart qu’avec des arcs, des couteaux, des épieux. Néanmoins, il était difficile d’en venir à bout à cause de la largeur de leur front. Ils étaient meilleurs hommes des bois et savaient se cacher avec plus d’habileté que les êtres humains proprement dits, de sorte qu’ils purent s’avancer encore d’une quinzaine de milles avant de se trouver contenus et obligés de se battre.

Pour un garçon, c’était excitant. Les hommes des Franges se trouvant à un peu plus de sept milles, notre cour, à Waknuk, était devenue l’un des points de ralliement. Mon père qui, au début de la campagne, avait reçu une flèche dans le bras, aidait à former en escadrons les volontaires nouveaux.

Quand ils furent tous partis, y compris les ouvriers, la maison parut d’un calme tout à fait étrange toute une journée. Puis un cavalier revint à toute bride. Il s’arrêta, le temps de nous apprendre qu’il y avait eu une grande bataille, que les gens des Franges, après qu’on eût fait prisonniers quelques-uns de leurs chefs, s’enfuyaient aussi vite qu’ils le pouvaient. Il repartit ensuite au galop pour porter ailleurs ses bonnes nouvelles.

Ce même après-midi, une petite troupe de cavaliers entra dans la cour avec, au centre de leur groupe, deux des hommes capturés. Quand je regardai l’un d’eux, j’eus un choc qui me fit avancer, stupéfait, les yeux fixés sur lui. J’étais tellement secoué que je ne pus faire autrement qu’approcher en le regardant. En effet, habillé de vêtements décents et la barbe nettoyée, il aurait été le portrait de mon père.

Assis sur son cheval, il regardait autour de lui. Il me remarqua, d’abord avec indifférence, en passant, puis son regard revint se fixer sur moi avec attention. Une expression étrange que je ne compris pas du tout apparut dans ses yeux.

Il ouvrit la bouche pour parler mais des gens, à ce moment, sortirent de la maison pour voir ce qui se passait. Mon père se trouvait parmi eux, le bras en écharpe.

Je le vis s’arrêter sur la marche pour examiner le groupe des cavaliers, puis il remarqua lui aussi l’homme qui était au milieu d’eux. Un moment, il resta les yeux écarquillés, comme je l’avais fait, puis le sang se retira de son visage qui prit une teinte grise couperosée.

Rapidement, je regardai l’autre homme. Je n’avais encore jamais vu la haine à nu, les rides profondes, les yeux luisants, les dents qui, soudain, rappelaient celles d’un animal sauvage. Cette image s’imprima de telle sorte dans mon cerveau que je ne l’oubliai jamais.

Puis, mon père, qui paraissait toujours malade, tendit sa main valide pour s’appuyer au montant de la porte et il rentra dans la maison.

Un des cavaliers de l’escorte coupa la corde qui attachai les bras du prisonnier. Celui-ci descendit de cheval et je pus voir ce qui chez lui était anormal. Il dépassait tout le monde d’environ dix-huit pouces, mais ce n’était pas parce qu’il était grand. Si ses jambes avaient été normales, il n’aurait pas été plus haut que mon père qui mesurait quinze pieds. Mais elles ne l’étaient pas. Elles étaient monstrueusement longues et minces aussi, ce qui lui donnait l’aspect, moitié d’un homme, moitié d’une araignée.

Quelqu’un de l’escorte lui donna de la nourriture et un pot de bière. Il s’assit sur un banc et ses genoux osseux, en saillie, parurent arriver presque au niveau de ses épaules. Son regard fit le tour de la cour et enregistra tout, tandis qu’il mâchonnait son pain et son fromage. Au cours de son inspection, il me remarqua de nouveau. Il me fit signe d’approcher.

— Comment vous appelez-vous, mon garçon ? demanda-t-il.

— David, répondis-je. David Strorm.

Il approuva comme satisfait.

— L’homme qui était à la porte, le bras en écharpe, c’était votre père, Joseph Strorm ?

— Oui, dis-je.

Il approuva de nouveau et regarda la maison et les dépendances.

— Cet endroit est donc Waknuk ?

— Oui, répondis-je encore.

Je ne sais s’il m’aurait posé d’autres questions car, à ce moment, quelqu’un me dit de m’éloigner. Un peu plus tard, ils remontèrent tous à cheval et bientôt ils s’en allèrent, l’homme-araignée les bras de nouveau attachés. Je les regardai s’éloigner dans la direction de Kentak, heureux de les voir partir. Ma première rencontre avec quelqu’un des Franges n’avait pas, en somme, été excitante. Mais elle avait été désagréablement troublante.

J’appris plus tard que les deux prisonniers avaient réussi à s’évader la même nuit.

Ensuite, à peine nous étions-nous remis, semblait-il, de cette invasion et avions-nous récupéré les hommes pour mettre à jour les travaux de la ferme, que mon père se trouva engagé dans une nouvelle dispute avec mon demi-oncle, Angus Morton, au sujet de l’achat par Angus d’une paire de grands chevaux.

Les doutes de mon père furent tout de suite confirmés. Dès qu’il jeta les yeux sur les énormes créatures hautes de vingt-six mains jusqu’à l’épaule, il comprit qu’elles étaient anormales. Il leur tourna le dos avec dégoût et s’en alla tout droit chez l’inspecteur pour demander qu’on détruisît ces Offenses.

— Cette fois, vous sortez de la légalité, lui répondit l’inspecteur, heureux que, pour une fois, sa position fût incontestable. Ils sont approuvés par le gouvernement. Ils ne relèvent donc pas, de toute façon, de ma juridiction.

— Je n’en crois rien, répliqua mon père. Dieu n’a jamais fait de chevaux de cette taille. Le gouvernement n’a pas pu les approuver.

— Cependant il l’a fait, reprit l’inspecteur. Qui plus est, ajouta-t-il avec satisfaction, Angus m’a dit que, connaissant bien ses voisins, il a obtenu pour eux des pedigrees certifiés.

— Un gouvernement qui laisse passer de telles créatures est immoral et corrompu ! déclara mon père.

— Possible, admit l’inspecteur. Mais il n’en est pas moins le gouvernement.

— Je dis qu’un cheval de cette sorte n’est pas une créature de Dieu et, s’il ne l’est pas, il est une Offense et doit être détruit.

— La ratification officielle déclare que la race a été produite simplement par des croisements en vue de rechercher la taille, suivant la méthode ordinaire. Je vous défie de trouver dans ces bêtes une caractéristique que l’on puisse identifier comme anormale, dit l’inspecteur.

— C’est ce que l’on dit lorsque l’on voit quel profit on peut en tirer. Il y a un mot pour qualifier cette manière de penser, répliqua mon père.

— Écoutez, dit l’inspecteur avec patience. Ce type de cheval est homologué. Cette paire spéciale a une ratification confirmatoire. Si cela ne vous suffit pas, allez les tuer vous-même et vous verrez ce qui vous arrivera.

— Votre devoir moral est de délivrer un ordre contre ces soi-disant chevaux, insista mon père.

— C’est aussi mon devoir officiel de les protéger contre le mal que peuvent leur faire les sots et les bigots ! cria l’inspecteur.

Mon père ne se jeta pas sur l’inspecteur, mais il dut être bien près de le faire. Il fulmina plusieurs jours et, le dimanche suivant, nous eûmes à subir une allocution passionnée sur les mutants que l’on tolérait et qui souillaient la pureté de notre communauté. Il termina par une péroraison dans laquelle il cinglait un certain fonctionnaire qu’il qualifiait de « mercenaire improbe et stipendié de maîtres sans principes » et de « représentant local des forces du mal ».

Bien que l’inspecteur ne disposât point d’une chaire aussi commode pour répliquer, certaines de ses remarques tranchantes sur la persécution, le mépris de l’autorité, la bigoterie, le délire religieux, la loi contre la diffamation et les effets probables d’une action directe qui s’opposerait au décret du gouvernement, obtinrent une large audience.

Ce fut très probablement le dernier point qui empêcha mon père d’agir autrement qu’en discours.

Maintenant que le pays avait retrouvé son calme et n’était pas plein de gens inattendus, les parents de Sophie lui permettaient de nouveau de se promener et j’allais par là quand je pouvais m’éclipser sans me faire remarquer.

Sophie, naturellement, ne pouvait pas aller à l’école. On aurait vite découvert son secret, même avec un faux certificat. Ses parents lui apprenaient bien à lire et à écrire, mais ils n’avaient pas de livres, de sorte que, pour elle, c’était insuffisant. C’est pour cette raison que nous parlions, ou du moins que je parlais beaucoup au cours de nos expéditions et que je tâchais de lui raconter tout ce que j’étudiais dans mes livres de lecture.

On croyait généralement – cela, j’étais capable de le dire – que la terre était très vaste et probablement arrondie. La partie civilisée dont Waknuk n’était qu’un petit district, s’appelait le Labrador. On pensait que c’était le nom par lequel les Anciens désignaient ce pays, mais on n’en était pas sûr. Autour d’une très grande partie du Labrador, il y avait beaucoup d’eau que l’on appelait la mer. La mer était très importante, à cause des poissons. Aucune personne de ma connaissance, à l’exception de l’oncle Axel, n’avait réellement vu la mer car elle était très éloignée. Mais si l’on parcourait trois cents milles en direction de l’est, du nord ou du nord-ouest, on y arrivait tôt ou tard. Au sud-ouest et au sud, cependant, il n’y avait pas d’eau. On parvenait aux Franges, puis aux mauvaises terres qui tuent.

On disait aussi, bien que personne n’en fût certain, qu’à l’époque des Anciens le Labrador était une terre glacée, si froide que personne ne pouvait y vivre longtemps, de sorte qu’on ne s’en servait que pour faire pousser des arbres et y creuser des mines mystérieuses. Mais c’était à une époque très, très lointaine. Un millier d’années ? Deux ? Plus encore, peut-être. Les gens supposaient mais, en réalité, personne ne savait. On ne pouvait savoir combien de générations avaient mené une vie de sauvages entre l’arrivée de la Tribulation et le début de l’histoire écrite. Seul, le livre des Repentances, par Nicholson, était sorti du désert du barbarisme, mais c’était parce qu’il était resté plusieurs siècles, peut-être, scellé dans un coffret de pierre avant d’être découvert. Et la Bible seule avait survécu au temps des Anciens.

En dehors de ce que disaient ces deux livres, le passé, en deçà de trois siècles dont les événements étaient enregistrés, était plongé dans un long oubli. De ce vide émergeaient quelques récits légendaires très effilochés par leur passage dans des esprits divers. C’était de cette longue succession de récits que venait le nom de Labrador, car celui-ci n’était mentionné ni dans la Bible, ni dans les Repentances et peut-être ce qu’on disait du froid était-il vrai, bien que maintenant il n’y eût que deux mois de froid dans l’année. La grande Tribulation en était sans doute responsable. On pouvait lui imputer à peu près tout…

On s’était longtemps demandé, si, en dehors du Labrador et de la grande île de Newf, d’autres parties du monde étaient peuplées. On pensait qu’elles étaient toutes des Terres Maudites qui avaient subi l’Épreuve dans sa totalité, mais on s’était aperçu qu’en certains endroits il y avait quelques étendues de Franges. Ces contrées étaient extrêmement lointaines et tout à fait impies, naturellement, mais en ces endroits, les Mauvaises Terres reculaient comme faisaient les nôtres. On pourrait peut-être un jour les coloniser.

En somme, il semblait qu’on ne savait pas grand-chose du monde. Mais c’était un sujet plus intéressant que l’éthique que nous enseignait un vieillard le samedi après-midi. L’éthique, c’était l’ensemble des raisons à cause desquelles on devait faire ou ne pas faire les choses. Une grande partie des interdictions étaient semblables à celles de mon père, mais quelques-unes des raisons différaient et on ne s’y reconnaissait pas.

Suivant l’éthique, l’espèce humaine, c’est-à-dire nous, dans les parties civilisées, était en train de rentrer en grâce. Nous suivions un chemin difficile et mal tracé qui nous conduisait aux sommets d’où nous étions tombés.

La plupart des nombreux préceptes, arguments et exemples de l’Éthique, se résumaient pour nous en ceci : le devoir et le but de l’homme en ce monde était de lutter sans cesse contre les maux que la Tribulation avait déchaînés contre la terre. Par-dessus tout, il devait veiller à ce que la forme humaine restât conforme au modèle divin pour qu’un jour les hommes aient la permission de regagner le haut sommet où, comme images de Dieu, ils avaient été placés.

Cependant, je ne parlai pas beaucoup à Sophie de cette partie de l’éthique. Ce n’était pas, je crois, que je l’eusse jamais classée dans mon esprit au rang des déviations, mais je devais reconnaître qu’elle ne répondait pas tout à fait à la qualification d’image vraie. Il semblait donc plus délicat d’éviter cet aspect de la question, et il y avait des tas d’autres choses dont nous pouvions parler.