CHAPITRE XIV

Je revins lentement à moi en m’attardant un long moment, semblait-il, dans une demi-conscience.

Rosalinde m’appelait. La vrai Rosalinde, celle qui se dissimulait et se montrait trop rarement. L’autre, la femme pratique, capable, était le personnage qu’elle s’était créé, qu’elle imposait, ce n’était pas elle-même. Je l’avais vu commencer à le fabriquer alors qu’elle était un enfant sensible, craintive, volontaire. Son instinct l’avait amenée à prendre conscience, plus tôt peut-être que nous autres, de l’hostilité du monde dans lequel elle se trouvait et, délibérément, elle s’était équipée pour l’affronter. L’armure s’était montée lentement, une plaque après l’autre. Je l’avais vue forger ses armes et devenir habile dans leur maniement. J’avais assisté à l’édification d’un caractère qui était tellement complet et qu’elle portait si constamment qu’elle se trompait presque elle-même de formule.

En cet instant, cependant, c’était la Rosalinde intérieure qui appelait doucement, désespérément, son armure rejetée, le cœur à nu. Puis il n’y eut plus de mots.

Il y a des mots qui, lorsqu’ils sont utilisés par un poète, dessinent un pâle monochrome de l’amour. Mais pour exprimer plus, ils sont beaucoup trop grossiers.

Mon amour s’écoula vers elle et le sien vers moi. Le mien frappait et apaisait, le sien caressait. La distance et la différence qui nous séparaient diminuèrent et disparurent. Nous pouvions nous rencontrer, nous mêler, nous fondre. Aucun de nous n’existait plus. Un instant, il n’y eut plus qu’un seul être qui était nous deux. C’était une évasion de la cellule solitaire, une brève symbiose associée au monde entier…

Personne ne connaissait la Rosalinde secrète. Même Michael et les autres n’en saisissaient que des lueurs. Ils ne savaient pas à quel prix avait été édifiée celle que l’on voyait. Aucun ne connaissait ma chère et tendre Rosalinde, avide d’évasion, de douceur et d’amour, qui avait peur maintenant de ce qu’elle avait fabriqué pour sa protection, mais qui craignait encore plus d’affronter la vie à découvert.

Le temps n’est rien. Peut-être ne fûmes-nous joints qu’un bref instant. Mais l’importance d’un fait est dans son existence. Il n’a pas de dimensions.

Avec effort, je rassemblai mes esprits :

— Je ne sais pas, quelque chose m’a frappé, dis-je à Michael qui m’appelait. Je crois pourtant que je suis maintenant très bien, sauf que j’ai mal à la tête et que je suis très mal à mon aise.

Ce fut seulement en répondant que je compris pourquoi j’étais si gêné. Je me trouvais encore dans la hotte, mais comme replié au fond et la hotte elle-même était encore en mouvement. Michael ne trouva pas ma réponse très claire. Il s’adressa à Rosalinde.

— Ils ont sauté sur nous du haut des branches qui nous surplombaient. Ils étaient quatre ou cinq. L’un d’eux est tombé en plein sur David, expliqua-t-elle.

— Qui ? demanda Michel.

— Des gens des Franges, répondit-elle.

Je fus soulagé. Il m’était venu à l’idée que nous aurions pu avoir été pris à revers par les autres. J’allais demander ce qui se passait maintenant lorsque Michael nous interrogea :

— Est-ce sur vous qu’ils ont tiré hier soir ?

Je reconnus qu’on avait tiré sur nous mais, pour ce que j’en savais, il y avait peut-être eu d’autres coups de feu.

— Non. Il n’y a eu qu’une rafale, dit-il, désappointé. J’espérais qu’ils s’étaient trompés et qu’ils suivaient une fausse piste. Ils nous rassemblent tous. Ils pensent qu’il est trop dangereux de s’enfoncer dans les Franges par petits groupes. Nous serons réunis, pensent-ils, dans quatre heures environ, et nous nous mettrons alors en marche. Ils comptent que nous serons à peu près une centaine. Ils ont décidé que si nous donnions une bonne raclée aux gens des Franges, nous éviterions ainsi des ennuis pour plus tard. Vous feriez bien de vous débarrasser maintenant des grands chevaux car vous ne dissimulerez jamais vos traces tant que vous les aurez.

— Le conseil arrive un peu tard, lui dit Rosalinde. Je suis sur le premier cheval, dans une hotte, les pouces attachés, et David est dans une hotte sur le second.

— Où est Petra ? demanda Michael, anxieux.

— Oh ! Elle va bien. Elle est dans l’autre panier de mon cheval où elle fraternise avec l’homme préposé à notre garde.

— Qu’est-ce qui s’est passé exactement ? demanda Michael.

— Ils sont d’abord tombés sur nous, puis un tas d’autres sont sortis des arbres pour immobiliser les chevaux. Ils nous ont fait descendre et ont déposé David par terre. Puis, après avoir parlé et discuté un moment, ils ont décidé de se débarrasser de nous. Ils nous ont donc rechargés dans les hottes dans l’état où nous sommes, ils ont placé un homme sur chaque cheval et ils nous ont fait partir dans la direction que nous suivions.

— C’est-à-dire que vous vous enfoncez dans les Franges ?

— Oui.

— Bon. C’est, du moins, la meilleure direction, fit remarquer Michael. Quelle est leur attitude ? Menaçante ?

— Oh ! non. Ils veillent seulement à ce que nous ne nous enfuyions pas. Ils semblent avoir quelque idée de ce que nous sommes, mais ils ne savent pas trop quoi faire de nous. Ils en ont discuté un peu mais ils étaient en réalité, je crois, beaucoup plus intéressés par les grands chevaux. L’homme qui est sur mon cheval paraît tout à fait inoffensif. Il parle à Petra avec une sorte d’étrange gravité. Je ne suis pas sûre qu’il ne soit pas un peu simple.

— Pouvez-vous savoir ce qu’ils ont l’intention de faire de vous ?

— J’ai demandé, mais je ne crois pas qu’il le sache. On lui a seulement dit de nous conduire quelque part.

— Eh bien… fit Michael qui, pour une fois, parut ne pas savoir quoi dire, je crois que tout ce que nous pouvons faire, c’est attendre pour voir. Mais il serait bon de lui faire savoir que nous partons à votre poursuite.

Pour l’instant, il s’en tint à cela. Je me débattis et me contorsionnai. Je parvins, non sans difficulté, à me mettre debout et je me redressai dans la hotte qui se balançait. L’homme qui se trouvait dans l’autre hotte tourna la tête vers moi avec beaucoup d’amabilité.

— Holà ! dit-il au grand cheval en tirant sur les rênes. Il détacha une gourde de son épaule et me la lança en la balançant au bout d’une courroie. Je la débouchai, bus avec reconnaissance et la lui renvoyai. Nous nous remîmes en route.

Des troncs habituels supportaient des formes d’arbres étrangères. Des types de branches familiers sortaient d’une écorce dépareillée et portaient des feuilles mal assorties. Un moment, la vue fut bouchée sur la gauche par une barrière inextricablement mêlée d’immenses troncs de ronces dont les épines étaient aussi longues que des pelles. Il y avait des arbres dont les troncs étaient trop mous pour rester verticaux ; ils se penchaient et s’allongeaient sur le sol. Çà et là, on voyait des trouées d’arbres nains, ratatinés et tordus, qui paraissaient vieux de plusieurs siècles.

Je jetai un regard à l’homme de l’autre hotte. Il ne semblait rien y avoir en lui de bizarre, sauf qu’il était très sale, comme l’étaient ses vêtements en haillons et son chapeau cabossé. Il perçut mon regard.

— C’est la première fois que vous venez dans les Franges ? demanda-t-il.

— Oui, répondis-je. Est-ce ainsi partout ?

— Aucune partie ne ressemble à une autre, dit-il avec un sourire en hochant la tête. C’est pour cela que les Franges sont les Franges. Pour l’instant, il n’y a à peu près rien de ce qui pousse, qui soit conforme au type ancestral.

— Pour l’instant ? répétai-je.

— Bien sûr. Cela s’ordonnera avec le temps. La région sauvage a été un pays de Franges qui s’est maintenant stabilisé. Il est probable que les régions d’où vous venez ont été une contrée sauvage qui, par la suite, s’est mieux ordonnée, C’est, je crois, le petit jeu de patience de Dieu. Cependant, il prend son temps.

— Dieu ? répétai-je d’un air de doute. On m’a toujours enseigné que, dans les Franges, c’est le démon qui règne.

— C’est ce que l’on vous dit par là-bas, fit-il en hochant la tête. Ce n’est pas vrai, mon garçon. C’est votre pays qui est hanté par le vieux démon. Il y cherche les siens. Ils sont orgueilleux. La vraie image et tout le reste… Ils veulent être comme les Anciens. La Tribulation ne leur a rien enseigné…

« Le Seigneur a vu que rien n’allait évoluer en l’état des choses, aussi a-t-il brouillé les cartes pour voir si la prochaine fois cela ne donnerait pas une meilleure série. »

L’homme s’arrêta pour réfléchir un instant, puis il reprit :

— Peut-être ne les a-t-il cas suffisamment mélangées. Les mêmes séquences semblent être restées collées en certains endroits. Dans les régions d’où vous venez, par exemple. Ils sont là, toujours sur les mêmes lignes, estimant encore qu’ils sont le dernier mot, essayant de toutes leurs forces de rester tels qu’ils sont et d’établir le même état de choses qui a provoqué la Tribulation. Un jour, Dieu se lassera de leur manière de comprendre la leçon et il leur jouera un ou deux autres tours.

— Oh ! fis-je vaguement, sans me compromettre.

Je pensais qu’il était étrange que tant de gens eussent des informations positives, bien que contradictoires, sur les vues divines.

L’homme ne parut pas tout à fait certain de m’avoir convaincu. Du geste, il désigna le paysage de déviations qui nous entouraient et, soudain, je remarquai l’irrégularité qui était en lui. À la main droite, il manquait les trois premiers doigts.

— Un jour, proclama-t-il, quelque chose va sortir de tout cela. Ce sera nouveau. Les espèces de plantes seront différentes, ce qui impliquera des créatures différentes. La Tribulation a été un ébranlement qui nous donnera un nouveau départ.

— Cependant, là où l’on peut obtenir les produits de race pure, on détruit les déviations, fis-je remarquer.

— Ils essaient. Ils croient y arriver, reconnut-il. Ils sont obstinément résolus à garder les standards des Anciens. Mais le font-ils ? Le peuvent-ils ? Qu’est-ce qui leur prouve que leurs moissons, leurs fruits et leurs légumes sont exactement les mêmes ? N’y a-t-il pas des discussions ? Est-ce que, presque toujours, ce n’est pas le produit qui a le rendement le plus élevé qui, en fin de compte, est accepté ? N’y a-t-il pas des croisements de bestiaux pour obtenir plus de force, ou de lait ? Ou de viande ? Certes, ils peuvent supprimer les déviations évidentes, mais êtes-vous sûr que les Anciens reconnaîtraient aucun des produits actuels ?

— Ils sont approuvés par le gouvernement, fis-je remarquer.

— Certes ! C’est exactement ce que je veux dire.

— Si, de toute façon, l’évolution se fait, je ne vois pas pourquoi il faut qu’il y ait des Tribulations, objectai-je.

— Pour les autres formes, cela continue, répondit-il, mais pas pour l’homme, pas pour ceux qui ressemblent aux Anciens, ni pour vos semblables, s’ils peuvent l’empêcher. Ils piétinent tous les changements. Ils ferment la voie et maintiennent la fixité du type parce qu’ils ont l’orgueil de se croire parfaits. À leur avis, il n’y a qu’eux qui représentent la vraie image. Très bien, mais il s’ensuit que si l’image est réellement vraie, ils sont eux-mêmes dieux. Étant dieux, ils se jugent le droit de décréter : « Jusque-là, mais pas plus loin. » C’est leur grand péché. Ils essaient d’ôter la vie à la Vie.

Je décidai de détourner la conversation sur un plan plus pratique en demandant pourquoi on nous avait faits prisonniers.

Il ne parut pas le savoir exactement, mais il m’assura que c’était ce que l’on faisait toujours lorsqu’un étranger pénétrait sur le territoire des Franges. J’y réfléchis, puis je me remis en contact avec Michael.

— Que nous conseillez-vous de leur dire ? demandai-je. J’imagine qu’il y aura un examen. Quand ils verront que nous sommes physiquement normaux, il nous faudra donner la raison de notre fuite.

— Le mieux est de leur dire la vérité, mais en la minimisant. Jouez exactement le jeu de Catherine et de Sally. Dites-lui seulement ce qu’il faudra pour appuyer vos raisons, suggéra-t-il.

— D’accord, fis-je. Comprenez-vous, Petra ? Vous leur direz que vous pouvez faire des images-pensées pour Rosalinde et moi seulement. Ne parlez pas du tout de Michael ni du peuple de Zealand.

— Les gens de Zealand viennent nous aider. Ils ne sont plus maintenant aussi loin qu’auparavant, nous dit-elle avec confiance.

Michael reçut cette information avec scepticisme.

— Tout cela est très bien, s’ils le peuvent. Mais n’en parlez pas.

— D’accord, consentit Petra.

Nous discutâmes la question de savoir si nous devions parler à nos gardes de la poursuite qui s’organisait et nous décidâmes que cela ne nous ferait aucun tort.

L’homme de l’autre hotte ne manifesta aucune surprise à cette nouvelle.

— Bien. Cela nous arrange, dit-il. Mais il ne donna pas d’autre explication et nous continuâmes notre route au pas lourd et régulier de nos montures.

Petra se remit à converser avec son amie lointaine et il ne faisait pas de doute que la distance était moindre. L’enfant n’avait pas à employer, pour l’atteindre, la même puissance perturbatrice et, pour la première fois, je pus, par une forte tension, saisir des bribes de conversation de l’interlocutrice. Rosalinde les perçut aussi. Elle posa une question avec autant de puissance qu’elle le put. L’inconnue renforça sa projection qui nous parvint nettement. Elle était heureuse d’avoir pris contact avec nous et anxieuse d’en savoir plus que ne pouvait dire Petra.

Rosalinde expliqua ce qu’elle pouvait de notre situation actuelle et dit que nous ne paraissions pas être en danger immédiat.

— Soyez prudents, conseilla l’autre. Consentez à tout ce qu’ils demanderont et gagnez du temps. Soulignez le danger qui vous menace de la part des vôtres. Il est difficile de vous donner un avis alors que nous ne connaissons pas la tribu. La question réellement importante est la petite fille. Gardez-la en sécurité à n’importe quel prix. Nous n’avons jamais vu une telle puissance d’émission chez une enfant si jeune. Comment s’appelle-t-elle ?

Rosalinde lui épela le nom en formes-lettres, puis demanda :

— Mais qui êtes-vous ? Qu’est-ce que ce Zealand ?

— Nous sommes le peuple nouveau, de la même espèce que vous. Ceux qui peuvent penser en commun. Nous sommes le peuple qui édifiera un monde neuf, différent de celui des Anciens et de celui des sauvages.

— Le genre de peuple que voulait créer Dieu, peut-être ? demandai-je, avec l’impression de me retrouver sur un terrain familier.

— Je n’en sais rien. Qui peut le savoir ? Mais nous sommes persuadés que nous pourrons construire un monde meilleur que celui des Anciens. Ils n’étaient que des êtres à moitié humains, ingénieux, pas très au-dessus des sauvages ; des êtres fermés les uns aux autres, liés seulement par des mots malhabiles. Souvent, ils étaient encore plus séparés, par des différences de langage et de croyance. Quelques-uns pouvaient réfléchir individuellement, mais il leur fallait rester individuels. Ils pouvaient parfois partager des émotions, mais ils ne savaient pas réfléchir collectivement. Tant que leurs conditions de vie ont été primitives, ils ont pu très bien s’en tirer, comme les animaux. Mais plus ils ont augmenté la complexité de leur monde, moins ils pouvaient en venir à bout.

Ils pouvaient, au mieux, être des animaux presque sublimes, mais pas plus.

Jamais ils n’auraient pu réussir. S’ils n’avaient été les promoteurs du cataclysme qui les a à peu près détruits, ils auraient mis des enfants au monde avec l’insouciance des animaux, jusqu’à se réduire eux-mêmes à la pauvreté et à la misère, puis ensuite à l’inanition et au barbarisme. D’une façon ou d’une autre, ils étaient condamnés, car leur espèce était inadéquate.

Je pensai encore que ces Zealandais avaient d’eux-mêmes une opinion flatteuse. Pour quelqu’un qui avait été élevé comme je l’avais été, cette irrévérence à l’égard des Anciens était difficile à avaler. Pendant que j’attaquais ce problème, Rosalinde demanda :

— Mais vous ? D’où venez-vous ?

— Nos ancêtres, avaient la bonne fortune de vivre sur une île, ou plutôt deux îles, assez à l’écart. Ils n’échappèrent pas au cataclysme et à ses effets, bien qu’il y fût moins violent qu’ailleurs, aussi furent-ils coupés du monde et retombèrent-ils presque dans la barbarie. Puis, je ne sais comment, une race de gens qui pouvaient penser ensemble apparut. Avec le temps, ceux qui pouvaient le mieux y arriver en rencontrèrent d’autres qui étaient moins doués et leur enseignèrent à développer cette faculté. Il était naturel que des gens qui pouvaient partager leurs pensées eussent tendance à se marier entre eux et, ainsi, la lignée prit de l’importance.

« Plus tard, on découvrit aussi ailleurs des émetteurs de formes-pensées. C’est alors que les gens de mon pays comprirent à quel point ils avaient été privilégiés. Ils s’aperçurent que, même dans les pays où les déviations physiques ne comptent pas beaucoup, les gens qui ont le don de la pensée commune sont d’habitude persécutés.

« Pendant longtemps, nous ne pûmes rien faire pour aider ceux de notre espèce qui se trouvaient dans d’autres pays. Quelques-uns seulement essayaient de se rendre en canot en Zealand et ils y parvenaient quelquefois. Plus tard cependant, quand nous eûmes des machines, nous pûmes aller chercher quelques-uns d’entre eux pour les mettre en sécurité. Maintenant, nous essayons de le faire chaque fois que nous établissons un contact. Jamais auparavant, cependant, nous n’avions établi de communication à une telle distance. Il me faut un grand effort pour vous atteindre. Cela deviendra plus facile, mais je dois m’arrêter maintenant. Veillez sur la fillette. Elle est unique et d’une importance extrême. Protégez-la à tout prix.

Les pensées-images s’effacèrent, ne laissant pour un instant que le vide.

— Michael ! demanda Rosalinde, tout vous est-il aussi parvenu ?

— Oui, répondit celui-ci avec une pointe de réserve. Condescendante, à mon idée. Elle avait l’air de faire la leçon à des enfants. Cependant, c’est diablement loin, l’endroit d’où elle vient. Je ne vois pas comment elle pourra faire assez vite pour être d’aucun secours. Nous allons nous mettre à votre poursuite dans quelques minutes.

Les grands chevaux faisaient résonner leurs sabots avec régularité. Le paysage était toujours troublant et inquiétant, pour quelqu’un qui avait été élevé dans le respect de la propriété des formes. Certes, les choses n’étaient pas aussi fantastiques que les arbres du sud dont avait parlé l’oncle Axel mais, pratiquement, rien n’était confortablement familier, ni même orthodoxe.

Il y avait une telle confusion qu’il ne semblait plus y avoir d’importance à savoir si tel arbre en particulier était anomalie ou le résultat d’un croisement. Mais ce fut un soulagement pour nous de nous éloigner des arbres pour voyager un peu à découvert, bien que même les buissons ne fussent ni homogènes, ni identifiables, et que l’herbe fût aussi assez étrange.

Nous ne nous arrêtâmes qu’une fois pour manger et boire, mais pas plus d’une demi-heure. Nous reprîmes ensuite la route. Deux heures plus tard environ, après avoir traversé plusieurs autres étendues de forêts, nous arrivâmes à un cours d’eau de moyenne largeur. De notre côté, le terrain descendait en pente raide à pic, jusqu’à l’eau.

Nous traversâmes le cours d’eau obliquement, vers une gorge qui s’ouvrait de l’autre côté dans les falaises. Quand nous y arrivâmes, je vis que ce n’était guère plus qu’une crevasse, si étroite en certains endroits que les hottes éraflaient les deux murs et que nous pouvions à peine passer en nous serrant.

À l’endroit où les murs, en s’abaissant, n’étaient plus que des talus, nous vîmes sept ou huit hommes, l’arc à la main. N’en croyant pas leurs yeux, ils restèrent bouche bée à la vue des grands chevaux et parurent presque sur le point de prendre la fuite. Nous nous arrêtâmes devant eux. L’homme qui se trouvait dans l’autre hotte tourna la tête vers moi.

— Vous descendez là, mon garçon, dit-il.

Petra et Rosalinde descendaient déjà du cheval de tête. Lorsque je touchai le sol, le conducteur lança un grand coup et les deux chevaux géants s’éloignèrent lourdement. Petra me serra nerveusement la main mais, pour l’instant, tous les archers haillonneux et hirsutes étaient plus intéressés par les chevaux que par nous.

Il n’y avait dans le groupe rien d’immédiatement alarmant. L’une des mains qui tenaient un arc avait six doigts. Un homme montrait une tête d’œuf brun poli, sans un cheveu, sans un poil sur le visage ; un autre avait des pieds et des mains extrêmement longs ; chez les autres, les anomalies étaient cachées sous leurs haillons.

Rosalinde et moi, nous partageâmes une impression de soulagement à ne pas nous trouver devant les êtres grotesques que nous nous attendions presque à rencontrer. Petra aussi fut encouragée en découvrant qu’aucun d’eux ne correspondait à la traditionnelle description que l’on faisait de Jack le Poilu.

Bientôt, après avoir suivi des yeux les chevaux, sur le chemin qui montait, puis s’enfonçait dans les bois, les archers reportèrent sur nous leur attention. Deux d’entre eux nous dirent de les suivre, les autres restèrent à leurs postes.

Nous contournâmes des taudis et des tas d’ordures pour arriver à une tente spacieuse. C’était, semblait-il, une ancienne couverture de meule – pillée sans doute au cours d’un raid – qui était fixée à une charpente de poteaux liés entre eux.

Quand nous approchâmes, un homme qui était assis sur un tabouret dans l’entrée leva les yeux. La vue de son visage me fit un moment sursauter de peur. Il ressemblait tant à celui de mon père ! Puis je le reconnus. C’était l’homme-araignée que j’avais vu captif à Waknuk sept ou huit ans plus tôt.

Les deux hommes qui nous avaient amenés nous poussèrent à l’intérieur devant lui. Il nous examina tous les trois.

— Vous vous souvenez de moi ? demanda-t-il.

— Oui, répondis-je.

Ses yeux se détournèrent de mon visage pour errer sur le groupe de huttes et de cabanes, puis revinrent à moi.

— Vous savez qui je suis ?

— Je le pense. Je crois avoir deviné.

Il releva un sourcil interrogateur.

— Mon père avait un frère aîné, dis-je. On le crut normal jusqu’à l’âge de trois ou quatre ans environ. Puis, son certificat fut annulé et on l’envoya au loin.

— Mais ce n’est pas tout à fait exact, dit-il en acquiesçant lentement. Sa mère l’aimait. Sa nourrice aussi. En conséquence, lorsqu’on vint le prendre pour l’emmener, il n’y était déjà plus. Cependant, bien entendu, on a gardé le silence sur l’histoire. On a tout caché, on a prétendu qu’il ne s’était rien passé.

Il s’arrêta encore pour méditer, puis il ajouta :

— Savez-vous quelle doit être la longueur du bras d’un homme ?

— Non, dis-je.

— Moi non plus. Mais quelqu’un à Rigo le savait, un expert de la vraie image. Aussi, pas de Waknuk, et je dois vivre en sauvage chez des sauvages. Êtes-vous le fils aîné ?

— Le seul fils, répondis-je. Il y en avait un plus jeune, mais…

— Pas de certificat, hein ? J’acquiesçai.

— Ainsi, vous avez, vous aussi, perdu Waknuk ?

Cet aspect des choses ne m’avait jamais troublé. Je ne pense pas avoir jamais espéré réellement que j’hériterais de Waknuk. J’avais toujours éprouvé un sentiment d’insécurité et prévu, presque avec certitude, qu’un jour on me découvrirait. J’avais vécu trop longtemps dans cette attente pour éprouver le ressentiment qui le remplissait d’amertume. Maintenant que la question était résolue, j’étais heureux d’être au loin en sécurité et c’est ce que je lui dis. Cette affirmation lui déplut. Il me regarda pensivement.

— Vous n’avez pas le cran de lutter pour ce qui vous appartient de droit ?

— Si vous avez droit à la ferme, elle ne peut m’appartenir, fis-je remarquer. Mais je voulais dire que j’en avais plus qu’assez de vivre en me cachant.

— Nous vivons tous ici en nous cachant.

— Peut-être, dis-je, mais vous pouvez être vous-mêmes. Vous n’avez pas à jouer un personnage qui n’est pas le vôtre. Vous n’avez pas à vous surveiller à chaque instant.

— Nous avons entendu parler de vous, dit-il, acquiesçant lentement. Nous avons des moyens. Ce que je ne comprends pas, c’est ce qui les pousse à vous poursuivre en force comme ils le font.

— Ils imaginent, je crois, qu’il y en a beaucoup d’autres, en dehors de nous, qu’ils n’ont pas découverts et ils veulent s’emparer de nous pour que nous les désignions.

— Une raison encore meilleure que d’habitude pour ne pas se laisser prendre, dit-il.

Je savais que Michael avait appelé et que Rosalinde lui répondait, mais que je ne pouvais pas suivre deux conversations à la fois. Je laissai donc Michael à Rosalinde.

— Ils viennent donc tout droit dans les Franges après vous ? Combien sont-ils ? demanda-t-il.

— Je ne sais pas exactement, dis-je, me demandant comment jouer notre partie au mieux.

— D’après ce qu’on m’a dit, vous devriez avoir des moyens de vous renseigner, dit-il.

Je me demandai jusqu’à quel point il était au courant à notre sujet et s’il connaissait aussi Michael. Mais cela paraissait improbable. Les paupières à demi closes, il continua :

— Mieux vaut ne pas nous tromper, mon garçon. C’est vous qu’ils poursuivent et vous avez apporté des ennuis avec vous par ici. Pourquoi m’occuperais-je de ce qui vous arrive ? Il serait très facile de vous placer dans un endroit où ils vous trouveraient.

Petra perçut le sous-entendu et prit peur.

— Plus d’une centaine d’hommes, dit-elle.

Il tourna un instant vers elle un regard pensif.

— Ainsi, il y a parmi eux l’un de vos pareils, je pensais bien que c’était probable, fit-il remarquer en inclinant de nouveau la tête. Une centaine d’hommes, c’est beaucoup, contre vous trois seulement. Beaucoup trop… Je vois… (Il revint à moi :) Il a dû y avoir dernièrement des rumeurs à propos d’un mouvement qui se préparerait dans les Franges ?

— Oui, répondis-je.

— Cela vient donc à point. Pour la première fois, ils décident de prendre l’initiative, de nous envahir, et de vous prendre aussi, bien entendu. Ils vont suivre vos traces, naturellement. Où sont-ils arrivés ?

Je consultai Michael et j’appris que le corps principal avait encore quelques milles à parcourir pour se joindre au groupe qui avait tiré sur nous et fait prendre le mors aux dents à nos chevaux. La difficulté ensuite fut de trouver le moyen de faire comprendre la position à l’homme qui était devant moi. Il apprécia la situation et ne parut pas tellement inquiet.

— Votre père est-il parmi eux ? demanda-t-il.

C’était une question que je m’étais gardé de poser à Michael. Je ne la posai pas en cet instant. Je me tus simplement un moment, puis je répondis : « Non. » Du coin de l’œil, je notai que Petra se préparait à parler et je sentis que Rosalinde se jetait sur elle.

— Dommage, fit l’homme-araignée. Il y a longtemps que j’espère rencontrer un jour votre père sur le même pied. D’après ce que l’on m’a rapporté, j’aurais cru qu’il serait là. Peut-être n’est-il pas aussi vaillant champion de la vraie image qu’on le dit.

Brusquement, l’homme détourna de moi son attention pour examiner Rosalinde. Elle lui rendit son regard. Elle se dressait, droite, sûre d’elle-même et, quelques longues secondes, elle le considéra de haut, avec froideur. Puis soudain, à mon grand étonnement, elle perdit contenance. Ses paupières battirent, elle rougit. Il eut un sourire…

Mais il se trompait. Ce n’était pas une soumission à un caractère plus fort, à un conquérant. Ce furent le mépris, l’horreur qui, de l’intérieur, brisèrent ses défenses. J’eus, dans son esprit, un aperçu de l’homme, d’une hideur exagérée. Les craintes qu’elle dissimulait si bien explosèrent et elle fut terrifiée, non comme une faible femme affaiblie par un homme, mais comme une enfant épouvantée par une monstruosité. Petra, elle aussi, perçut la forme involontaire et le saisissement lui arracha un cri.

Je bondis sur l’homme, renversai le tabouret et l’envoyai rouler sur le sol. Derrière moi, les deux gardiens me tombèrent dessus. Je pus cependant placer au moins un coup bien assené avant qu’ils ne m’entraînent.

L’homme-araignée se remit sur son siège et se frotta la mâchoire. Il m’adressa un sourire qui n’exprimait aucune gaieté.

— C’est tout à votre honneur, reconnut-il, mais cela ne va pas plus loin. Vous n’avez pas beaucoup vu les femmes de par ici, n’est-ce pas, mon garçon ? continua-t-il en se redressant sur ses jambes flageolantes. Jetez leur un coup d’œil en passant. Peut-être comprendrez-vous mieux. En outre, celle-ci peut avoir des enfants. Il y a longtemps que j’aie envie d’en avoir, même s’ils ont l’idée de ressembler à leur père.

Il eut de nouveau un bref sourire, puis il fronça les sourcils.

— Mieux vaut prendre les choses comme elles sont, mon garçon. Soyez raisonnable. Je ne donne pas de seconde chance.

Son regard me quitta pour se porter sur les hommes qui me tenaient.

— Balancez-le dehors, leur dit-il. Et s’il n’a pas l’air de comprendre que cela signifie rester dehors, tirez sur lui.

Tous deux me firent tourner d’une secousse et m’entraînèrent. Au bord de la clairière, l’un d’eux me poussa à coups de pied sur un sentier.

— Continuez à marcher, dit-il.

Je me levai et me retournai, mais l’un deux me visait avec une flèche. D’un geste de la tête, il me pressa de continuer. Je fis donc ce qu’on me demandait, je continuai à marcher quelques mètres jusqu’au moment où les arbres me cachèrent. Là, je me repliai sous le couvert.

C’était exactement ce à quoi ils s’attendaient. Ils me traquèrent et me relancèrent dans le sous-bois. Je me souviens de m’être envolé dans les airs, mais je ne me rappelle pas avoir atterri…