CHAPITRE XV
On me traînait. Il y avait des mains sous mes épaules. De petites branches, revenant en arrière, me frappaient au visage.
— Ch… ! fit une voix derrière moi.
— Laissez-moi une minute, cela ira bien, chuchotai-je en réponse.
On cessa de me tirer. Je restai un moment étendu à rassembler mes esprits, puis je me retournai en roulant. Une femme, une jeune femme, assise sur ses talons, me regardait.
Le soleil était bas maintenant et il faisait sombre sous les arbres. Je ne pouvais pas bien la voir. Je percevais des cheveux foncés qui pendaient de chaque côté d’un visage tanné par le soleil, et la lueur de deux yeux sombres qui me regardaient longuement. La robe, en loques, était d’une teinte brune indescriptible, et tachée. Elle n’avait pas de manches mais ce qui me frappa le plus c’est qu’elle ne portait pas de croix. Jamais je ne m’étais trouvé en face d’une femme qui ne portait pas, cousue à sa robe, une croix protectrice. Cela paraissait étrange, presque indécent. Nous nous dévisageâmes quelques secondes.
— Vous ne me reconnaissez pas, David, dit-elle, triste.
Jusque-là, je ne l’avais pas reconnue. Ce fut la façon dont elle prononça « David » qui me renseigna soudain.
— Sophie ! dis-je. Oh ! Sophie !
— Cher David, dit-elle avec un sourire. Vous ont-ils fait très mal ?
J’essayai de faire bouger mes bras et mes épaules. Ils étaient raides et douloureux en plusieurs endroits, de même que mon corps et ma tête. Je sentis un peu de sang coagulé sur ma joue gauche, mais il ne semblait pas que j’eus rien de cassé. J’allais me lever ; elle posa la main sur mon bras.
— Non, pas encore. Attendez un peu qu’il fasse noir. Je les ai vus quand ils vous ont amené dans la tente, continua-t-elle. Vous, la petite fille et l’autre fille. Qui est-ce, David ?
Cette question me rendit ma pleine conscience, en un sursaut. Frénétique, je cherchai Rosalinde et Petra et je ne pus les atteindre. Michael sentit ma panique et il intervint, rassurant. Soulagé aussi.
— Grâce à Dieu, vous voilà ! Nous avons été fous d’inquiétude à votre sujet. Calmez-vous. Elles sont bien. Toutes deux sont fatiguées et épuisées, elles dorment.
— Rosalinde est-elle… ?
— Elle va bien, vous dis-je. Qu’est-ce qui vous est arrive ?
Je le lui racontai. Notre conversation tout entière ne prit que quelques secondes, mais c’était assez pour que Sophie me regardât avec curiosité.
— Qui est-elle, David ? répéta-t-elle.
Je lui expliquai que Rosalinde était ma cousine. Elle me regarda parler, puis elle inclina lentement la tête.
— Il la veut, n’est-ce pas ?
Je reconnus, sombre :
— C’est ce qu’il a dit.
— Elle peut lui donner des enfants ? insista-t-elle.
— Qu’est-ce que vous cherchez à me faire ? demandai-je.
— Ainsi vous l’aimez ? continua-t-elle.
— Nous nous aimons, dis-je.
Sophie baissa la tête. Elle ramassa quelques brindilles et regarda ses doigts bruns qui les cassaient.
— Il est parti, dit-elle. Là où l’on se bat. Pour l’instant, elle est en sécurité.
— Elle dort, répondis-je. Elles dorment toutes les deux.
— Comment le savez-vous ?
Je le lui dis brièvement, aussi simplement que je le pouvais. Elle continua, tout en m’écoutant, à briser des brindilles, puis elle acquiesça.
— Je me souviens. Ma mère disait qu’il y avait quelque chose… quelque chose dans la manière dont vous sembliez parfois la comprendre avant qu’elle parle. Est-ce cela ?
— Je le pense. Je crois que votre mère avait un peu de cette faculté sans le savoir, dis-je.
— Ce doit être un don merveilleux, reprit-elle, avec un vague regret. Comme d’autres yeux, à l’intérieur.
— Quelque chose de ce genre, approuvai-je. C’est difficile à expliquer. Mais ce n’est pas toujours merveilleux. Cela peut parfois faire beaucoup souffrir.
— Avoir une déviation, quelle qu’elle soit, c’est souffrir.
« Si elle devait lui donner des enfants, il ne voudrait plus de moi, murmura-t-elle.
Il y avait encore suffisamment de lumière pour faire briller les larmes qui lui coulaient sur les joues.
— Sophie, ma chère, dis-je. Êtes-vous amoureuse de lui, de cet homme-araignée ?
— Oh ! ne l’appelez pas ainsi, je vous prie. Aucun de nous n’est responsable de ce qu’il est. Il s’appelle Gordon. Il est bon pour moi, David. Il m’aime. Vous n’avez jamais connu la solitude. Vous ne pouvez pas comprendre le vide terrible qui nous attend tous ici. Je lui aurais donné des enfants avec joie si je le pouvais. Je… Oh ! pourquoi nous font-ils cela ? Pourquoi ne m’ont-ils pas tuée ? Cela aurait été plus charitable…
Les larmes lui coulaient sur le visage. Je pris sa main entre les miennes pour la serrer.
Je me souvenais de l’instant où je les regardais pour la dernière fois. L’homme, le bras passé sous celui de la femme ; au-dessus du cheval de bât, une petite fille qui agitait la main pour répondre à mon adieu tandis qu’ils disparaissaient sous les arbres. Moi-même désolé, ma joue encore humide d’un baiser, une boucle attachée d’un ruban jaune à la main. Je la regardais maintenant, et mon cœur me faisait mal.
— Sophie ! dis-je. Sophie, chérie, cela n’arrivera pas. Comprenez-vous ? Cela ne sera pas. Rosalinde n’y consentira jamais. Je le sais.
Elle rouvrit les yeux pour me regarder à travers ses larmes qui ruisselaient.
— Vous ne pouvez pas avoir une pareille assurance au sujet d’une autre. Vous voulez seulement…
— Non, Sophie. Je sais, vraiment. Vous et moi, nous ne pourrions savoir que très peu de chose l’un de l’autre. Mais avec Rosalinde c’est différent. Cela fait partie de ce qu’apporte le don de penser en commun.
— Est-ce réellement vrai ? fit-elle avec un regard de doute. Je ne comprends pas…
— Comment le pourriez-vous ? Mais c’est vrai. Je peux sentir ce qu’elle éprouve au sujet de l’ar… de cet homme.
Elle continua à me regarder, avec un peu de gêne.
— Vous ne pouvez pas voir ce que je pense ? demanda-t-elle avec une pointe d’anxiété.
— Pas plus que vous ne pouvez dire ce que je pense, assurai-je.
J’avais plus de difficulté qu’avec l’oncle Axel à le lui faire comprendre, mais je m’efforçai de lui exposer l’idée en mots simples jusqu’au moment où je m’aperçus soudain que le jour avait cessé et que je parlais à une ombre que je pouvais à peine voir. Je m’interrompis.
— Fait-il assez sombre, maintenant ?
— Oui. Nous n’aurons rien à craindre si nous sommes prudents. Pouvez-vous marcher ? Ce n’est pas loin.
Elle me prit la main pour me conduire. Nous restâmes sous les arbres, et je me rendis compte que nous faisions le tour du campement. Nous continuâmes ainsi jusqu’à la falaise basse qui fermait le côté nord-ouest. Là elle s’arrêta et posa sa main sur l’une des échelles grossières que j’avais vues dressées sur le flanc du rocher.
— Suivez-moi, chuchota-t-elle en s’élançant soudain sur l’échelle.
Sophie allait çà et là, cherchait quelque chose. Bientôt elle fit jaillir de morceaux de silex et d’acier des étincelles sur lesquelles elle souffla pour allumer une paire de bougies. Celles-ci, courtes, grasses, brûlaient avec une flamme fuligineuse et sentaient abominablement, mais elles me permirent de voir autour de moi.
Je me trouvais dans une cave de quinze pieds de profondeur environ sur neuf de large, creusée dans la roche sablonneuse. L’entrée était fermée par un rideau en peau accroché en avant. Dans un coin se trouvait un matelas de brindilles couvert de peaux et d’une couverture en lambeaux. Il y avait des bols et quelques ustensiles. Un creux, vide maintenant, noirci par le feu, près de l’entrée, laissait voir une ouverture d’aération ingénieuse percée jusqu’à l’air extérieur. Les manches de quelques couteaux et d’autres outils saillaient de niches creusées dans les parois. Une épée, un arc, un carquois de cuir contenant une douzaine de flèches étaient posés près du matelas de brindilles.
Je pensai à la cuisine du cottage des Wender, à la salle propre, reluisante, qui m’avait paru si accueillante parce qu’il n’y avait aucun texte sur les murs.
Sophie plongea un bol dans le baquet, farfouilla dans une niche pour en tirer un bout de chiffon assez propre et revint vers moi. Elle lava le sang qui me recouvrait le visage et les cheveux.
— Seulement une coupure. Pas profonde, dit-elle, rassurante.
— Avez-vous faim, David ? demanda-t-elle.
— Beaucoup. Je n’ai rien eu à manger toute la journée, sauf durant un seul arrêt, très bref.
— Restez là, ce ne sera pas long dit-elle en se glissant au-dehors sous le rideau de peau.
Je restai assis à regarder les ombres danser sur les murs de pierre. Pour fuir la solitude et la misère, je cherchai la compagnie de Michael.
— Où êtes-vous ? Que s’est-il passé ? demandai-je.
— Nous campons pour la nuit, me dit-il. C’est trop dangereux de marcher dans le noir.
« Notre marche a été lente toute la journée, fatigante aussi, continua-t-il. Ils connaissent leurs forêts, ces habitants des Franges ! Nous nous attendions à une véritable embuscade en chemin, mais nous avons tout le temps été harcelés et nous n’avons essuyé que des coups de feu isolés. Nous avons eu trois tués et sept blessés dont deux sérieusement.
— Mais vous continuez à avancer ?
— Oui. Pour une fois que nous avons une force importante, c’est, disent-ils, l’occasion de passer aux habitants des Franges quelque chose qui les fera tenir tranquilles quelque temps. En outre, on a grand besoin de vous trois. Le bruit court qu’il y a deux douzaines, peut-être plus, d’individus comme nous dispersés dans Waknuk et les districts environnants, et ils veulent vous ramener pour les identifier.
Michael se tut un moment, puis il reprit, inquiet et malheureux :
— En fait, David, je crains bien qu’il n’y en ait qu’un.
— Un seul ?
— Rachel a pu m’atteindre, juste à sa limite, très faiblement. Elle dit qu’il est arrivé quelque chose à Mark.
— On l’a pris ?
— Elle pense que non. Il le lui aurait fait savoir si c’était cela. Il a simplement cessé de communiquer. Rien de lui depuis vingt-quatre heures.
— Un accident, peut-être ? Rappelez-vous Walter Brent, ce garçon a été tué par un arbre ! Il s’est arrêté exactement de la même façon.
— C’est possible. Rachel ne sait pas. Elle est effrayée, cet accident la laisse maintenant seule. Elle était à la limite de la distance que peut couvrir sa pensée et je l’étais presque. Deux ou trois milles encore et nous perdrons le contact.
— Il est bizarre que je n’aie pas entendu au moins votre participation à cet entretien, dis-je.
— C’était sans doute pendant que vous étiez assommé, fît-il remarquer.
— Bon, mais quand Petra se réveillera, elle pourra toucher Rachel, rappelai-je. Elle ne semble avoir aucune espèce de limite.
— Oui, en effet, je l’avais oublié. Cela aidera un peu Rachel.
Quelques instants plus tard, une main passa sous le rideau et poussa un bol de bois dans l’ouverture de la cave. Sophie grimpa ensuite et me le donna. Je l’avalais avec plaisir, arrivé presque à la dernière bouchée lorsque, soudain, je fus frappé de telle sorte qu’une pleine cuillerée se renversa sur ma chemise. Petra était réveillée.
Je formulai tout de suite une réponse. Petra passa sans transition de la détresse à la joie. C’était flatteur, mais presque aussi pénible. Elle avait évidemment réveillé Rosalinde car je distinguai la forme-pensée de celle-ci dans un chaos où Michael s’écriait : « Que diable se passe-t-il ? » et où l’amie zealandaise de Petra protestait avec anxiété.
Bientôt, Petra se domina et le tumulte s’apaisa.
— Est-elle en sécurité maintenant ? Pourquoi tous ces éclairs et coups de tonnerre ? s’enquit Michael.
Petra répondit en réduisant sa puissance par un effort évident :
— Nous croyions David mort. Nous pensions qu’on l’avait tué. Je commençais maintenant à percevoir les pensées de Rosalinde qui s’affermissaient en formes compréhensibles hors d’une sorte de tourbillon. Ce fut Michael qui mit fin à cette confusion.
— Quelle est la situation ? demanda-t-il.
Nous l’exposâmes. Rosalinde et Petra se trouvaient encore dans la tente où je les avais laissées. L’homme-araignée était parti, les laissant sous la garde d’un homme, grand, aux cheveux blancs, aux yeux roses. J’expliquai ma position.
— Bien, fit Michael. Vous dites que cet homme-araignée semble détenir une sorte d’autorité et qu’il est parti vers le lieu où l’on se bat. Savez-vous s’il a l’intention de se battre lui-même, ou s’il prendra simplement des dispositions tactiques ? Dans ce dernier cas, voyez-vous, il pourrait revenir à n’importe quel moment.
— Je n’en ai aucune idée, répondis-je.
Rosalinde intervint brusquement.
— J’ai peur de lui. Il est d’une espèce différente. Pas comme nous. Pas du tout de la même race. Ce serait un outrage, comme s’il était un animal. Je ne pourrai jamais… S’il essaie de me prendre, je me tuerai !
Sur quoi Michael intervint comme un seau d’eau glacée.
— Vous ne ferez rien d’aussi stupide. Vous tuerez l’homme-araignée si c’est nécessaire.
En y mettant toute sa puissance, il posa une question à l’amie de Petra.
— Pensez-vous toujours pouvoir arriver jusqu’à nous ?
La réponse nous parvint d’une distance encore longue, mais nette et sans effort maintenant. Elle exprimait une calme confiance.
— Oui.
— Quand ? demanda Michael.
— Dans seize heures au plus.
Le scepticisme de Michael diminuait. Pour la première fois il consentait à admettre la possibilité de recevoir un secours.
— La question est donc que votre sécurité à tous trois soit assurée jusque-là, nous dit-il, pensif.
Je regardai Sophie. Les chandelles qui fumaient donnaient assez de lumière pour me permettre de voir ses yeux fixés avec attention sur mon visage.
— Vous parliez à cette jeune fille ? dit-elle.
— Et à ma sœur. Elles sont maintenant réveillées. Elles se trouvent dans la tente, sous la garde d’un albinos. Pensez-vous qu’il y ait un moyen de les faire sortir de là avant son retour ? Il me semble que c’est maintenant le moment. Quand il reviendra…
Je haussai les épaules en la regardant dans les yeux. Elle détourna la tête et contempla un moment les chandelles, puis elle acquiesça.
— Oui, ce serait mieux pour nous tous. Sauf pour lui, ajouta-t-elle avec un peu de tristesse. Oui, je crois que cela peut se faire.
— Tout de suite ?
Elle acquiesça encore. Je ramassai l’épée posée près de la couche et la soupesai. Elle était un peu légère, mais bien équilibrée. Sophie la regarda, puis elle hocha la tête.
— Vous devez rester ici, Davie me dit-elle. Si l’on vous voyait, l’alarme serait donnée. Personne ne s’étonnera que j’aille dans sa tente, même si l’on me voit.
C’était raisonnable. Je déposai l’épée, mais avec répugnance.
— Mais pourrez-vous ?…
— Oui, dit-elle, résolue.
Elle se leva et s’approcha d’une des niches. Elle en tira un couteau qui avait une lame large, propre et brillante. Il avait sans doute fait partie jadis des ustensiles de cuisine d’une ferme qui avait été pillée.
— David… commença-t-elle. Voulez-vous leur dire de ne pas faire de bruit ? De garder le silence quoi qu’il arrive ? Dites-leur de me suivre et de préparer des vêtements sombres pour s’en envelopper. Pouvez-vous leur dire tout cela clairement ?
— Oui. Mais j’aurais voulu que vous me laissiez…
— Non, David, fit-elle en m’interrompant. Cela ne ferait qu’augmenter le risque. Vous ne connaissez pas cet endroit.
Elle pinça les chandelles pour les éteindre et fit tomber le rideau. Un instant je vis sa silhouette se détacher sur l’obscurité moins sombre de l’entrée, puis elle disparut.
Je communiquai ses instructions à Rosalinde et nous fîmes bien comprendre à Petra la nécessité de garder le silence.
Nous attendions tous. Une petite vague informe d’excitation échappa un instant à Petra. Personne ne fit de réflexion à ce sujet.
Ensuite arriva de Rosalinde une image rassurante : « Tout va bien », mais liée à un choc secondaire qui prêtait une étrange qualité à son image. Il me parut cependant plus sage de ne pas en demander tout de suite la raison, pour éviter de distraire leur attention.
Le temps me parut long, jusqu’au moment où j’entendis le crissement du sable sous des pieds, au-dessous de moi. Les montants de l’échelle grincèrent faiblement sur le bord du rocher lorsque les arrivants pesèrent dessus de tout leur poids. Je reculai dans la cave pour laisser le passage libre. Rosalinde demandait, par la pensée, un peu hésitante :
— Est-ce ici ? Êtes-vous là, David ?
— Oui, montez, leur dis-je.
Une silhouette apparut dans l’ouverture vaguement dessinée, puis une forme plus petite, enfin une troisième. L’ouverture fut refermée, bientôt les chandelles se rallumèrent.
Rosalinde et Petra, silencieuses et fascinées par l’horreur, regardaient Sophie. Celle-ci plongea un bol dans le baquet pour le remplir d’eau, laver le sang qui lui maculait les bras, nettoyer le couteau.