CHAPITRE VII
La naissance de ma sœur Petra fut pour moi une vraie surprise mais, pour tout le monde, une surprise simulée.
Dès le point du jour, mon père envoya chercher l’inspecteur par un valet d’écurie à cheval et, en attendant l’arrivée de celui-ci, toute la maison tâcha de déguiser son anxiété en prétendant que ce jour-là était un jour comme les autres. La simulation diminua avec le temps car le palefrenier, au lieu de ramener tout de suite l’inspecteur, comme on pouvait s’y attendre lorsqu’il s’agissait d’un homme de l’importance et de la situation de mon père, était revenu chargé d’un message poli, disant que l’inspecteur ferait de son mieux pour trouver le temps de venir au cours de la journée.
Mon père devint furieux, comprenant bien que l’inspecteur voulait le fâcher. Il passa la matinée à flâner dans la maison et la cour en s’abandonnant à des explosions de mauvaise humeur pour des questions futiles, de sorte que tout le monde se mit à marcher sur la pointe des pieds et à travailler dur pour ne pas attirer son attention.
On n’osait pas annoncer une naissance avant que l’enfant n’eût été officiellement examiné et n’eût reçu la ratification. Plus l’annonce officielle était retardée, plus la malice pouvait inventer de raisons à ce délai. Il était admis qu’un homme d’importance recevait le plus tôt possible le certificat. Tant qu’on ne pouvait, ni prononcer le mot « bébé », ni y faire allusion, nous devions tous continuer à prétendre que ma mère gardait le lit à cause d’un léger refroidissement ou pour une indisposition quelconque.
Ma sœur Marie disparaissait de temps en temps du côté de la chambre de ma mère et, le reste du temps, essayait de cacher son anxiété en donnant à voix haute des ordres aux femmes de chambre. Je me sentais obligé de ne pas m’éloigner pour ne pas être absent au moment où serait annoncée la naissance. Mon père continuait à rôder.
L’attente était aggravée par le fait que tous savaient que, lors des deux dernières circonstances semblables, il n’y avait pas eu de délivrance de certificat. Mon père devait certainement se rendre compte – et l’inspecteur le savait bien lui aussi – que tous se demandaient en silence si mon père, comme l’y autorisait la loi, se séparerait de ma mère au cas où ce dernier événement serait aussi malheureux que les précédents.
Ce ne fut que vers le milieu de l’après-midi que l’inspecteur arriva sans se presser sur son poney. Mon père le confia à Marie qui le conduisit dans la chambre de notre mère. L’attente la plus angoissante suivit alors.
Marie raconta par la suite qu’il lanterna un temps inconcevable pour examiner l’enfant dans ses détails les plus infimes. Cependant, il finit par émerger, le visage inexpressif. Dans le petit salon peu utilisé il s’assit à une table et s’affaira un moment pour bien épointer sa plume d’oie. Enfin il tira de son sac une formule et, d’une écriture lente et nette, écrivit qu’il avait officiellement reconnu que l’enfant était un véritable être humain du sexe féminin, qui ne portait aucune forme perceptible de déviation. Il regarda pensivement la feuille un moment, à croire qu’il n’en était pas entièrement satisfait. Sa main hésita avant de la dater et de la signer, puis il la recouvrit soigneusement de sable et la tendit à mon père furieux, avec toujours cette même légère expression d’incertitude. Il n’avait, bien entendu, aucun doute réel, autrement il aurait demandé l’opinion d’un autre.
On put enfin reconnaître l’existence de Petra. On m’apprit cérémonieusement que j’avais une nouvelle sœur et, bientôt, on m’amena la voir dans le berceau où elle était couchée près du lit de ma mère.
Pendant qu’à tour de rôle nous allions la regarder, quelqu’un fit sonner la cloche comme c’était la coutume. À la ferme, tous cessèrent leurs travaux et bientôt, nous fûmes réunis dans la cuisine pour les prières d’action de grâce.
Deux jours, peut-être trois, après la naissance de Petra, j’appris une partie de l’histoire de ma famille que j’aurais préféré ne pas connaître.
Ce jour-là j’entendis arriver un cabriolet à deux roues. Lorsqu’il passa devant la fenêtre, j’entrevis ma tante Harriet qui tenait les rênes.
Je ne l’avais vue que huit ou neuf fois environ, car elle vivait à quinze milles dans la direction de Kentak, mais le peu que je savais d’elle me la rendait sympathique. Elle avait trois ans de moins que ma mère. Superficiellement, elles se ressemblaient mais, chez tante Harriet, chaque trait avait été un peu adouci, de sorte que l’effet de l’ensemble était différent. D’habitude, quand je la regardais, j’avais l’impression de voir ma mère comme elle aurait dû être, comme j’aurais aimé qu’elle fût. Elle avait d’ailleurs l’abord plus facile et pas cette manière décourageante de n’écouter que pour corriger.
Silencieusement, sans chaussures, je me glissai jusqu’à la fenêtre. Je la vis qui mettait le cheval à l’attache, qui prenait dans le cabriolet un paquet blanc et l’apportait dans la maison. Elle ne rencontra sans doute personne car, quelques secondes plus tard, je l’entendis passer devant ma porte et le loquet de la chambre voisine fit un déclic.
— Quoi, Harriet ! s’écria ma mère, d’un accent surpris et désapprobateur. Si tôt ! Vous n’allez pas me dire que vous avez porté un petit bébé tout ce chemin !
— Je sais, dit tante Harriet, acceptant le reproche. Mais il le fallait, Emilie. On m’a dit que votre bébé était né plus tôt que prévu et je… Oh ! la voilà ! Elle est délicieuse, Emilie. C’est un bébé charmant. La mienne est jolie aussi, n’est-ce pas ? ajouta-t-elle après un silence. N’est-ce pas une délicieuse chérie ?
Suivirent une quantité de félicitations qui ne m’intéressèrent guère. Je ne pensais pas que les bébés fussent en réalité très différents les uns des autres.
— Je suis vraiment heureuse, ma chère, Henri doit être ravi, dit ma mère.
— Bien sûr, répondit tante Harriet. Mais il y avait dans son accent une fausse note. Je le sentais. (Elle continua précipitamment :) Elle est née il y a une semaine. Je ne savais que faire. Mais quand j’ai appris que votre enfant était née prématurément et qu’elle était aussi une fille, ce fut comme la réponse divine à ma prière.
Elle se tut, puis reprit, avec une désinvolture qui n’arrivait pas du tout à paraître naturelle :
— Vous avez obtenu pour elle un certificat ?
— Naturellement, répondit vivement ma mère, prête à s’offenser.
Je connaissais l’expression de visage qui accompagnait cet accent. Quand elle reprit la parole, sa voix avait une tonalité troublante.
— Harriet ! demanda-t-elle, acerbe. Vous n’allez pas me dire que vous n’avez pas obtenu de certificat ?
Ma tante ne répondit pas, mais je crus entendre un sanglot étouffé. Ma mère dit avec froideur et énergie :
— Laissez-moi voir cet enfant, réellement. Quelques secondes, je ne pus rien entendre qu’un ou deux autres sanglots de ma tante. Puis elle dit, d’une voix mal assurée :
— Pas grand-chose ! s’écria ma mère. Vous avez l’effronterie d’apporter votre monstre dans ma maison et de me dire que ce n’est pas grand-chose ?
— Un monstre ! répéta ma tante comme si on l’avait frappée. Oh ! Oh ! Oh !…
Elle se moucha et reprit d’une voix unie, sans timbre :
— Quand elle est venue au monde et que je l’ai vue, j’ai voulu me tuer. Je savais qu’on ne ratifierait jamais sa naissance, bien que ce soit une si petite déformation. Mais j’ai pensé que je pourrais peut-être trouver le moyen de la sauver. Je l’aime. C’est un charmant bébé, cela mis à part. C’est vrai, n’est-ce pas ?
Ma mère ne répondit pas et tante Harriet continua :
— Je ne savais que faire, mais j’espérais. Je savais que je pouvais la garder un peu avant qu’on me la prenne, le mois qui est accordé avant qu’on soit obligé de faire la déclaration. Je décidai de la garder au moins ce temps-là.
— Et Henri ? Que dit-il ?
— Il… Il dit que nous devrions faire tout de suite la déclaration. Mais je n’ai pas voulu le lui permettre. Je ne pouvais pas, Emilie. Je ne pouvais pas. Non, pas une troisième fois ! Je l’ai gardée, j’ai prié, prié, et espéré. Puis, j’ai pensé que si je pouvais vous laisser mon enfant et emprunter le vôtre…
Ma mère poussa un halètement d’incrédulité. Elle ne trouvait, semblait-il, pas de mots.
— Ce ne serait que pour un ou deux jours, seulement le temps d’obtenir le certificat, poursuivait tante Harriet avec opiniâtreté. Vous êtes ma sœur, Emilie, ma sœur, et la seule personne au monde qui puisse m’aider à garder mon bébé.
Elle se remit à pleurer. Un long silence suivit encore, puis la voix de ma mère s’éleva.
— Je n’ai rien entendu de plus outrageant de toute ma vie. Venir ici pour me demander d’entrer dans une conspiration immorale, criminelle, pour… Je crois que vous devez être folle, Harriet ! Penser que j’aurais prêté…
Elle s’interrompit au bruit des pas lourds de mon père dans le couloir.
— Joseph, dit-elle quand il entra. Renvoyez-la. Dites-lui de quitter la maison et d’emporter cela.
— Mais c’est Harriet, ma chère, répondit mon père d’une voix ahurie.
Ma mère exposa la situation, tout au long. Tante Harriet ne dit pas un mot. À la fin, il demanda, incrédule :
— Est-ce vrai ? Est-ce pour cela que vous êtes venue ici ?
D’une voix lente, épuisée, tante Harriet dit :
— C’est la troisième fois. On emmènera encore mon enfant comme on a emmené les deux autres. Je ne peux pas le supporter. Je ne peux plus. Henri me répudiera, je pense. Il trouvera une autre femme qui pourra lui donner des enfants normaux.
Mon père n’était pas homme à laisser un doute quant à son attitude.
— Je ne comprends pas que vous ayez osé venir ici, dans une maison où règne la crainte de Dieu, pour faire une telle demande, dit-il. Plus encore, vous ne manifestez pas la moindre honte et aucun remords.
Tante Harriet répondit d’une voix plus ferme :
— Pourquoi aurais-je des remords ? Je n’ai rien fait dont je doive avoir honte. Je ne suis pas honteuse. Je suis seulement vaincue.
— Les ennemis de Dieu nous assiègent. Ils cherchent à le frapper à travers nous. Ils travaillent constamment à déformer l’image vraie. À travers le sexe faible, ils essaient de souiller la race. Vous avez péché, femme. Examinez votre cœur et vous saurez que vous avez péché. Votre faute a affaibli vos défenses et l’ennemi a frappé à travers vous. Vous portez la croix sur votre robe pour vous protéger, mais vous ne l’avez pas toujours portée dans votre cœur. Vous n’avez pas gardé une constante vigilance contre l’impureté. Aussi y a-t-il eu une déviation et celle-ci, quelle qu’elle soit, hors de l’image vraie, est un blasphème, pas moins. Vous avez donné vie à une profanation.
— Un pauvre petit bébé !
— Un bébé qui, si vous aviez réussi, aurait grandi pour enfanter et aurait ainsi répandu la pollution jusqu’à ce que nous soyons entourés de mutants et d’abominations. C’est ce qui s’est produit là où la foi et la volonté étaient faibles. Ici, cela n’arrivera jamais. Nos ancêtres étaient de race pure, ils nous ont confié un dépôt sacré. Devons-nous vous permettre de nous trahir tous ? D’être la cause que nos ancêtres auraient vécu en vain ? Honte sur vous, femme ! Maintenant, partez ! Rentrez chez vous avec un esprit d’humilité, non de bravade. Déclarez la naissance de votre enfant, conformément à la loi, puis faites pénitence pour être purifiée. Et priez. Vous avez beaucoup de raisons pour prier. Non seulement vous avez blasphémé en donnant naissance à un être qui est une fausse image, mais, dans votre arrogance, vous vous êtes dressée contre la loi et vous avez péché en intention. Je suis miséricordieux, je ne déposerai pas d’accusation contre vous.
Il y eut deux pas légers. Le bébé poussa une faible plainte lorsque tante Harriet le reprit. Elle alla vers la porte et souleva le loquet, puis s’arrêta.
— Je prierai Dieu qu’il envoie la charité dans ce monde hideux, la sympathie pour les faibles, l’amour à l’égard des malheureux et des infortunés. Je lui demanderai si c’est réellement sa volonté qu’un enfant souffre et que son âme soit damnée à cause d’une légère imperfection de son corps… et je le prierai aussi pour que les cœurs des pharisiens soient brisés…
Puis la porte se referma et je l’entendis passer lentement dans le couloir.
Derrière moi, dans la chambre voisine, mon père disait :
— Et de l’hérésie, par-dessus le marché ! On aurait pu oublier la tentative de substitution, les femmes ont parfois d’étranges idées. J’étais prêt à laisser passer cela, pourvu que l’enfant fût déclaré. Mais l’hérésie est autre chose. Elle est dangereuse tout autant qu’éhontée. Je n’aurais jamais cru à une telle perversité chez une de vos sœurs. Et qu’elle ait pu penser que vous pourriez l’encourager, alors qu’elle sait que vous avez dû par deux fois faire vous-même pénitence ! Et, proférer des hérésies dans ma maison ! On ne peut laisser passer cela.
— Peut-être ne s’est-elle pas rendu compte de ce qu’elle disait, dit ma mère d’une voix incertaine.
— Alors il est temps qu’elle le sache. Notre devoir est de veiller à ce qu’elle comprenne.
Lorsqu’on m’apprit le lendemain qu’on avait trouvé le corps de tante Harriet dans la rivière, personne ne parla d’un enfant.