CHAPITRE XII

La discussion, et le conseil de Michael, donnèrent à la menace d’être découverts, un caractère à la fois plus réel et plus imminent qu’au début de la soirée, lorsque je conversais avec l’oncle Axel. Je pris en somme conscience qu’un jour nous nous trouverions en face d’un danger réel. L’inquiétude de Michael, je le savais, s’était accrue au cours de la dernière année. Il avait, semblait-il, l’impression, que le temps qui nous était alloué s’écoulait et, maintenant, j’éprouvais aussi un peu cette sensation. J’allai même jusqu’à faire quelques préparatifs avant de me mettre au lit ce soir-là. Du moins je plaçai à portée de ma main un arc et deux douzaines de flèches et je pris un sac dans lequel je mis une miche et un fromage. Et je décidai que, le lendemain, je préparerais un paquet de vêtements de rechange, de chaussures et d’autres objets qui pourraient être utiles, et que je le cacherais dehors en un endroit sec et approprié. Puis nous aurions besoin de vêtements pour Petra, d’un paquet de couvertures, d’un récipient pour garder de l’eau potable, et il ne faudrait pas oublier une boîte d’amadou.

Je m’endormis alors que je dressais encore mentalement la liste des objets nécessaires.

Il ne s’était pas écoulé plus de trois heures quand je fus réveillé par le déclic de mon loquet. Il n’y avait pas de lune, mais la lumière des étoiles était suffisante pour me permettre de voir, à la porte de ma chambre, une petite silhouette en chemise de nuit blanche.

— David, dit-elle, Rosalinde…

Mais il n’était pas besoin qu’elle continuât. Rosalinde intervenait déjà, pressante.

— David, il faut que nous nous enfuyions tout de suite, disait-elle. Dès que vous le pourrez. Ils ont pris Sally et Catherine.

Michael vint à la rescousse.

— Dépêchez-vous tous les deux pendant qu’il en est encore temps. C’est une surprise qui a été bien préparée. S’ils sont renseignés en ce qui nous concerne, ils ont certainement réglé leurs mouvements de manière à vous envoyer à vous aussi un détachement avant que l’on puisse vous avertir. Ils étaient chez Sally et chez Catherine presque en même temps, il y a seulement dix minutes. Partez, vite !

— Je vous retrouverai sous le moulin. Dépêchez-vous ! ajouta Rosalinde.

Je dis à Petra, en mots parlés :

— Habillez-vous aussi vite que possible. D’une salopette. Et ne faites aucun bruit.

Je m’habillai et roulai les couvertures du lit en un paquet. Je tâtonnai dans l’obscurité pour trouver l’arc, les flèches, le sac de provisions et me dirigeai vers la porte. Petra était déjà presque habillée. J’empoignai quelques vêtements dans son armoire et les enroulai dans les couvertures.

— Ne mettez pas encore vos chaussures, chuchotai-je. Portez-les et venez sur la pointe des pieds, comme un chat.

Dehors, dans la cour, je déposai le paquet et le sac pendant que nous nous chaussions tous les deux. Petra allait parler, mais je mis un doigt sur mes lèvres et lui envoyai la pensée-forme de Sheba, la jument noire. Elle acquiesça et nous traversâmes la cour sans bruit. Je venais d’ouvrir la porte de l’écurie quand je perçus un bruit lointain et je m’arrêtai pour écouter.

— Des chevaux, chuchota Petra.

C’étaient des chevaux. Plusieurs paires de sabots et un faible cliquetis, celui des mors. Je n’avais plus le temps de chercher une selle et une bride pour Sheba. Nous la tirâmes au dehors avec la longe et nous montâmes sur son dos en grimpant sur une souche. Avec tout ce que je portais, il n’y avait pas de place pour Petra devant moi. Elle monta derrière et m’entoura la taille de ses bras.

Sans bruit, nous quittâmes la cour par l’extrémité la plus éloignée et prîmes le sentier qui descendait à la rivière. Le choc des sabots, sur le chemin qui passait plus haut, se rapprochait de la maison.

— Êtes-vous partie ? demandai-je à Rosalinde en lui racontant ce qui se passait.

— Il y a dix minutes que je suis partie. J’avais tout préparé, me dit-elle avec reproche. Nous avons tous fait l’impossible pour vous atteindre. Il est heureux que Petra se soit réveillée.

Petra recueillit la forme-pensée qui la représentait et intervint avec excitation pour savoir ce qui se passait. Ce fut une gerbe d’étincelles.

— Doucement, chérie. Bien plus doucement, protesta Rosalinde. Nous vous dirons tout bientôt.

Elle s’arrêta pour surmonter l’effet d’aveuglement.

— Sally ? Catherine ? appela-t-elle.

— On nous emmène chez l’inspecteur, répondirent-elles ensemble. Nous sommes tout innocence et étonnement complet. Est-ce le mieux ?

Michael et Rosalinde reconnurent que oui.

— Nous pensons, continua Sally, qu’il nous faudra vous fermer l’accès de nos esprits. Nous pourrons ainsi plus facilement agir comme des gens normaux si nous ne savons pas réellement ce qui se passe. N’essayez donc pas de nous atteindre.

— Très bien, mais nous resterons ouverts pour vous, consentit Rosalinde. Elle tourna ses pensées vers moi, Venez, David, il y a maintenant de la lumière dans la ferme.

— Nous arrivons, lui dis-je. De toute façon, il leur faudra quelque temps pour trouver dans l’obscurité le chemin que nous avons pris.

— Ils devineront, par la température encore tiède de l’écurie, que vous ne pouvez pas encore être très loin, fît-elle remarquer.

Je regardai en arrière. Là-haut, dans la maison, je pus voir une lumière à une fenêtre et une lanterne qui se balançait entre les mains de quelqu’un. Le bruit d’un appel lancé par une voix d’homme me parvint faiblement. Nous étions maintenant au bord de la rivière et il était prudent de faire prendre le trot à Sheba. Nous maintînmes cette allure sur un demi-mille, jusqu’au gué, puis sur un autre quart de mille jusqu’aux abords du moulin. Nous trottâmes encore et, quelques minutes plus tard, je trouvai Rosalinde qui nous attendait. Il n’y avait pas qu’elle. Elle avait amené le couple de chevaux géants de son père. Les créatures massives nous dominaient, et portaient toutes deux de grandes hottes. Rosalinde était debout dans lune d’elle, son arc, bandé et à portée, posé en travers de la hotte.

J’amenai ma jument tout près en dessous d’elle et elle se pencha pour voir ce que j’avais apporté.

— Qu’y a-t-il dans le sac ?

Je le lui expliquai.

— Vous voulez dire que c’est tout ce que vous avez apporté ? demanda-t-elle d’un ton désapprobateur.

Nous avons dû nous presser, fis-je remarquer. Elle arrangea les couvertures pour matelasser le plat de la selle entre les hottes. Je hissai Petra jusqu’à ce qu’elle pût atteindre les mains de Rosalinde. Avec un effort de part et d’autre, elle grimpa et se percha sur les couvertures.

— Le mieux est que nous restions ensemble, indiqua Rosalinde. Je vous ai laissé de la place dans l’autre hotte. Vous pourrez de là tirer de la main gauche.

D’un geste, elle déroula une sorte de petite échelle de corde qui pendit sur l’épaule gauche du grand cheval.

Je descendis de Sheba, je lui tournai la tête vers la maison et lui donnai une tape sur le flanc pour la faire partir. Puis, je grimpai maladroitement dans l’autre hotte. Dès que mon pied eût laissé les montants, Rosalinde tira l’échelle et l’accrocha. Elle agita les rênes et je n’étais pas tout à fait installé dans la hotte, que déjà nous partions. Le second grand cheval suivait au bout d’une longe.

Nous trottâmes un moment, puis nous laissâmes le chemin pour suivre un cours d’eau. Je me rendais compte que Rosalinde avait soigneusement préparé son plan pour dissimuler nos traces. J’avais sans doute, sans m’en rendre compte, projeté cette pensée, car elle répondit, avec quelque froideur :

— C’est dommage que, vous, vous n’ayez pas un peu plus réfléchi et un peu moins dormi.

— J’avais commencé, protestai-je. Je comptais tout préparer aujourd’hui. Cela ne paraissait pas tellement urgent.

— Et ainsi, quand j’ai voulu vous consulter, vous étiez bestialement endormi. Ma mère et moi, nous avons passé deux bonnes heures à remplir ces hottes et à hisser ces bâts, en cas d’urgence, pendant que vous vous contentiez de dormir.

— Votre mère ? fis-je, surpris. Est-ce qu’elle sait ?

— Il y a déjà quelque temps qu’elle s’en doute un peu, qu’elle a deviné quelque chose. Quand je lui appris, dans la soirée, qu’il me faudrait très probablement partir, elle n’a pas essayé de discuter de me dissuader. J’avais comme l’impression qu’elle avait déjà résolu, inconsciemment, qu’il lui faudrait m’aider un jour, quand le moment viendrait, et c’est ce qu’elle a fait.

Cette confidence me fit réfléchir. Je n’imaginais pas ma mère agissant ainsi pour la sauvegarde de Petra. Cependant, elle avait pleuré lorsque ma tante Harriet avait été mise à la porte. Je me demandai si elle serait, en secret, heureuse ou triste que j’aie emmené Petra.

Nous continuâmes par la route en zigzags que Rosalinde avait choisie pour dissimuler nos traces. Les passages pierreux et les ruisseaux étaient plus nombreux. Finalement, nos chevaux grimpèrent une rive à pic et nous entrâmes dans les bois jusqu’à une clairière où il y avait de l’herbe pour les chevaux. Nous leur mimes une entrave et nous les laissâmes paître.

Après un repas de pain et de fromage, Rosalinde me dit :

— Puisque vous avez bien dormi au début de la nuit, vous monterez la garde le premier.

Elle et Petra s’installèrent confortablement dans des couvertures et s’endormirent bientôt.

Je restai assis, mon arc bandé sur mes genoux, avec une demi-douzaine de flèches fichées dans le sol à ma portée. Après deux heures, Michael se mit en communication.

— Où êtes-vous maintenant ? demanda-t-il.

Je le lui indiquai aussi bien que je le pouvais.

— Dans quelle direction allez-vous ? s’informa-t-il.

— Sud-ouest, répondis-je. Nous comptons voyager la nuit et nous reposer le jour.

Il approuva ces dispositions, puis ajouta :

— L’ennui est qu’avec cette frousse que l’on a maintenant des Franges, il y aura partout des patrouilles. Je ne sais pas si Rosalinde a eu raison de prendre ces grands chevaux. Si on les voit, la nouvelle s’en répandra comme un feu d’incendie. Même l’empreinte d’un sabot suffira.

— Les chevaux ordinaires ont la même vitesse pour les courtes randonnées, dis-je. Mais ils leur sont bien inférieurs en résistance.

— Vous en aurez peut-être besoin. Franchement, David, il vous faudra aussi tout votre sang-froid. Ça barde par ici. Ils ont sans doute découvert beaucoup plus de choses à votre sujet que nous ne l’imaginions. Votre cas les a beaucoup inquiétés. Ils envoient des détachements à votre poursuite. J’ai l’intention de m’offrir tout de suite comme volontaire dans l’un d’eux. Je vais machiner un rapport prétendant qu’on vous a vus vers le sud-est. Quand ils s’apercevront de l’erreur, nous en ferons monter un autre par Mark pour les amener au nord-ouest. Si quelqu’un vous voit, empêchez-le, à n’importe quel prix, de le faire savoir. Mais ne tirez pas. Ordre a été donné de ne se servir de fusils qu’en cas de nécessité et pour lancer des signaux. On enquêtera sur tous les coups de fusils.

— Il n’y a pas de danger, nous n’en avons pas, lui dis-je.

— Tant mieux. Vous ne serez pas tentés de vous en servir. Mais ils croient que vous en avez un.

Je montai la garde deux heures encore, puis je réveillai Rosalinde pour qu’elle prît son tour. Petra ne bougeait pas. Je m’étendis près d’elle et, une ou deux minutes plus tard, j’étais endormi.

Soit que j’eusse un sommeil léger, soit que ce fût une coïncidence, je me réveillai pour saisir une pensée angoissée de Rosalinde.

— Je l’ai tué, Michael. Il est bien mort…

Puis elle glissa dans une forme-pensée chaotique, pleine de panique.

Michael intervint, ferme et rassurant.

— N’ayez pas peur, Rosalinde. Vous deviez le faire. Notre espèce est en guerre contre la leur. Ce n’est pas nous qui avons déclenché les hostilités. Nous avons droit à l’existence autant qu’eux. Vous deviez agir ainsi.

— Que s’est-il passé ? demandai-je en m’asseyant.

Ils m’ignorèrent, ou peut-être étaient-ils trop occupés pour remarquer ma question. Mon regard fit le tour de la clairière. Petra était couchée, toujours endormie, près de moi. Les grands chevaux, paisibles, tondaient l’herbe. Michael intervint encore :

— Cachez-le, Rosalinde. Tâchez de trouver un trou et empilez des feuilles par-dessus.

Un silence, puis Rosalinde, sa panique maintenant dominée mais encore dans une grande détresse, acquiesça.

Je me levai. Je ramassai mon arc et je traversai la clairière dans la direction où, je le savais, elle se trouvait. Arrivé à la lisière des arbres, je pensai que je laissais Petra sans protection et je n’allai pas plus loin.

Rosalinde apparut bientôt entre les buissons. Elle marchait lentement en nettoyant une flèche avec une poignée de feuilles.

— C’était un homme. Il avait découvert la piste des chevaux, j’ai vu qu’il les suivait. Michael avait dit… Oh ! je ne le voulais pas, David, mais que pouvais-je faire d’autre ?

Un moment après, nous revînmes lentement. Elle s’assit près de Petra toujours endormie.

La journée s’écoula. Rien d’autre ne nous parvint de Michael ni des autres. Malgré ce qui s’était passé, il semblait plus prudent de rester où nous étions, que de voyager en plein jour et risquer d’être vus. Nous attendîmes donc.

Dans l’après-midi, quelque chose nous parvint, brusquement. Ce n’était pas une forme-pensée. Cela n’avait pas de structure réelle. C’était une pure détresse, comme un cri d’agonie. Petra eut un halètement et se jeta en geignant dans les bras de Rosalinde. Le choc était si dur qu’il nous faisait mal. Rosalinde et moi nous nous regardâmes, les yeux écarquillés. Mes mains tremblaient. Cependant, l’image était si informe que nous ne pouvions savoir duquel des autres il provenait.

Il y eut ensuite un enchevêtrement de souffrance et de honte, traversé d’une désolation sans espoir et, dans tout cela, des lueurs caractéristiques de formes qui étaient indubitablement celles de Catherine. Rosalinde posa la main sur la mienne et la serra fort. Nous restâmes ainsi tandis que l’acuité des formes s’émoussait et que la pression refluait.

Bientôt, Sally intervint, en vagues entrecoupées d’amour et de sympathie pour Catherine puis d’angoisse à notre sujet.

« Ils ont brisé Catherine. Ils l’ont brisée… Oh ! Catherine chérie ! Il ne faut pas la blâmer, vous autres. Je vous en prie, ne lui en veuillez pas. Ils la torturent. Ce pourrait être n’importe lequel d’entre nous. Elle est toute plongée dans le brouillard. Elle ne peut pas nous entendre. Oh ! Catherine, ma chérie… »

Ses pensées se fondirent en une détresse informe.

Michael intervint, vacillant d’abord, puis durci en une forme plus rigide que toutes celles que nous avions jamais reçues.

— C’est vraiment la guerre. Un jour, je les tuerai, pour ce qu’ils ont fait à Catherine.

Il n’y eut ensuite plus rien durant plus d’une heure. Nous fîmes de notre mieux pour calmer et rassurer Petra, mais nous ne pouvions pas être très convaincants. Sally se remit en communication, morne, misérable, avec effort.

— Catherine a avoué, elle s’est confessée, et j’ai confirmé ses aveux. Ils m’y auraient forcée aussi, à la fin. Je… (Elle hésita, vacillante.) Je n’ai pas pu affronter cela. Pas les fers chauds. Pas inutilement quand elle avait déjà avoué. Je n’ai pas pu. Pardonnez-moi, tous. Pardonnez-nous à toutes deux…

Elle se retira de nouveau. Michael intervint, mal assuré, anxieux aussi.

— Sally chérie, bien sûr, nous ne vous blâmons pas, ni l’une ni l’autre. Nous comprenons. Mais il faut que nous sachions ce que vous leur avez dit. Que savent-ils ?

— C’est au sujet des formes-pensées et de David et Rosalinde. Ils avaient presque une certitude à leur sujet, mais ils voulaient qu’elle soit confirmée.

— Au sujet de Petra aussi ?

Oui… Oh ! Oh ! Oh ! (Il y eut un flot informe de remords.) Nous ne pouvions pas faire autrement. Pauvre petite Petra ! Mais ils savaient, réellement. C’était la seule raison qui aurait pu pousser David et Rosalinde à l’emmener avec eux. Aucun mensonge n’aurait rien pu contre ce fait.

— Ils ne soupçonnent personne d’autre ?

— Non. Nous leur avons dit qu’il n’y en a pas d’autres. Je pense qu’ils le croient. Ils continuent à poser des questions. Ils essaient de mieux comprendre. Ils veulent savoir comment nous émettons des formes-pensées et quelle en est la portée. Je leur réponds par des mensonges. Je dis pas plus de cinq milles et je prétends qu’il n’est pas du tout facile de comprendre les formes-pensées à cette distance. Catherine est à peine consciente. Si vous pouviez voir ce qu’ils lui ont fait… Oh ! Catherine, ma chérie… Ses pieds, Michael ! Oh ! ses pauvres pieds !…

 

Le soleil était bas et nous commencions à empaqueter nos bagages lorsque Michael reprit le contact avec nous.

— Écoutez-moi, nous dit-il. Ils prennent cette affaire très au sérieux. Notre existence les inquiète terriblement. D’habitude, quand un anormal sort d’un district, on ne s’en occupe pas. Personne ne peut s’installer quelque part sans pièces d’identité ou un examen complet par l’inspecteur local. Aussi, celui qui a une déviation est-il, de toute façon, obligé de s’enfuir dans les Franges. Mais cette agitation à notre sujet provient de ce qu’aucun signe ne nous trahit. Nous avons vécu au milieu d’eux près de vingt ans et ils n’ont rien soupçonné. Nous pourrions passer n’importe où pour des normaux. Une proclamation a donc été affichée, qui donne votre description à tous trois et vous classe officiellement comme anormaux.

En fait, cette proclamation fait de vous des hors-la-loi. N’importe qui peut tirer sur vous à vue sans encourir de condamnation. Une petite récompense est offerte à qui apportera la nouvelle de votre mort et en permettra la confirmation. Mais la récompense est beaucoup plus importante si l’on vous prend vivants.

— Je ne comprends pas, fit Rosalinde. Si nous promettions de nous en aller pour ne jamais revenir ?…

— Ils ont peur de nous. Ils veulent vous capturer pour avoir plus de renseignements sur notre compte. C’est pour cette raison qu’ils offrent une récompense importante. Ce n’est pas seulement une question de vraie image, bien qu’ils présentent ainsi l’affaire. Ce qu’ils ont perçu, c’est que nous pourrions être pour eux un danger réel. Imaginez qu’il y en ait beaucoup de notre espèce, qui puissent penser ensemble, établir des plans et coordonner leur action, sans toute leur machinerie de mots et de messages ! Nous pourrions constamment les dominer.

— Vont-ils tuer Sally et Catherine ?

— Il y a peu de raison pour qu’ils en arrivent là alors qu’elles sont entre leurs mains. Cela soulèverait très probablement pas mal de ressentiment. On peut déclarer qu’un nouveau-né n’est pas humain, en se basant sur des défauts physiques. Mais ceci est beaucoup plus délicat. Il ne serait pas facile aux gens qui les connaissent depuis des années d’accepter ce verdict de non humanité.

— Mais nous, on pourrait nous tuer sans risques, fit remarquer Rosalinde avec amertume.

— Vous n’êtes pas encore captifs et vous ne vous trouvez pas au milieu de gens qui vous connaissent. Pour des étrangers, vous êtes des anormaux en fuite.

Il n’y avait rien à répliquer. Michael demanda :

— Quelle direction allez-vous prendre ce soir ?

— Toujours celle du sud-ouest, lui répondis-je. Nous avions projeté de chercher un endroit dans le pays sauvage, où nous arrêter, mais maintenant que n’importe quel chasseur a le droit de nous fusiller, il nous faudra continuer jusqu’aux Franges, je pense.

— C’est le mieux. Si vous pouviez trouver un endroit pour vous cacher quelque temps, nous pourrions essayer de faire croire à votre mort.

Sur quoi, nous nous quittâmes. Rosalinde termina l’empaquetage et nous arrangeâmes le harnachement pour que les hottes fussent plus confortables que la nuit précédente. Ensuite nous grimpâmes, moi toujours à gauche, Petra et Rosalinde ensemble cette fois dans la hotte de droite. Rosalinde se retourna pour donner un coup à l’énorme flanc et nous reprîmes notre marche pesante. Petra éclata en sanglots et sa détresse s’irradia.

Elle ne voulait pas, apparut-il entre ses reniflements, aller dans les Franges. Son esprit était profondément troublé à l’idée de la vieille Maggie, de Jack le poilu et de sa famille, et des autres personnages menaçants, qui hantaient, disait-on, ces régions des Franges.

Nous étions, comme la plupart des gens, trop peu renseignés à ce sujet pour être convaincants et nous dûmes supporter de nouveau sa détresse. Elle fut, il faut le reconnaître, moins intense que lors des précédentes occasions et l’expérience nous permettait maintenant de lui opposer une barrière plus efficace. Néanmoins, l’effet en était épuisant. Il se passa une bonne heure avant que Rosalinde ne réussît à calmer et à effacer le tintamarre oblitérateur. Les autres, alors, intervinrent, anxieux, Michael demanda, avec irritation :

— Qu’est-ce que c’était, cette fois ?

Nous le lui expliquâmes. Michael oublia son irritation et porta son attention sur Petra. Il commença par lui dire, en formes-pensées lentes et claires, que les Franges n’étaient pas réellement un endroit sinistre comme les gens le prétendaient. La plupart des hommes et des femmes qui y vivaient étaient simplement infortunés et malheureux. Il y en avait qui paraissaient en vérité étranges et drôles, mais ce n’était pas de leur faute. C’était un fait attristant, mais pas effrayant. L’aspect des gens n’a pas réellement une grande importance. On s’y habitue vite et…

— Qui est l’autre ? demanda-t-elle.

— Quel autre ? Que voulez-vous dire ?

L’autre qui envoie des images-pensées qui sont toutes mélangées aux vôtres, dit-elle.

 

Il y eut un arrêt. J’ouvris tout grand mon esprit, mais je ne pus percevoir aucune image-pensée.

— Je ne reçois rien, dirent Michael, Mark et Rachel. Ce doit être…

Un signe impétueux et fort vint de Petra.

Je jetai un coup d’œil à l’autre hotte. Rosalinde avait un bras autour de Petra et la regardait, attentive. Petra elle-même avait fermé les yeux, comme si elle concentrait toute son attention pour écouter. Bientôt, elle se détendit un peu.

— Qu’est-ce que c’est ? demanda Rosalinde.

Petra ouvrit les yeux. Sa réponse fut embarrassée et pas nettement formée.

— Quelqu’un qui pose des questions. Elle est loin, très très loin, je crois. Elle dit avoir reçu déjà mes pensées-frayeur. Elle veut savoir qui je suis et où je suis. Dois-je le lui dire ?

Il y eut un moment de réflexion, puis Michael demanda, avec une pointe d’excitation, si nous étions d’accord. Nous l’étions.

— Bien, Petra. Allez-y dites-le-lui, fit-il. Petra nous avertit :

Je vais m’exprimer très fort. Elle est tellement loin !

Quand la tension disparut, l’équivalence de « ouf ! » nous arriva de Michael, suivie de près par l’équivalence répétée de Petra : « Taisez-vous ! » Il y eut un arrêt, puis un bref interlude aveuglant. Celui-ci disparut.

— Où est-elle ? demanda Michael.

— Là-bas, répondit Petra.

— Pour l’amour du ciel…

— Elle désigne le sud-ouest, expliquai-je.

— Lui avez-vous demandé le nom de l’endroit, chérie ? interrogea Rosalinde.

— Oui, mais il ne signifie rien, sauf qu’il est en deux parties et qu’il y a un tas d’eau, répondit Petra tout haut, en termes obscurs. Elle ne comprend pas non plus où je suis.

— Dites-lui d’épeler en formes-lettres, suggéra Rosalinde.

— Mais je ne sais pas lire, objecta Petra en pleurant.

— Oh ! chérie, c’est embarrassant, reconnut Rosalinde. Mais nous pourrons du moins émettre. Je vous donnerai l’une après l’autre les formes-lettres et vous pourrez les lui transmettre. Qu’en dites-vous ?

Petra consentit à essayer sans grande conviction.

— Bien, fit Rosalinde. Attention, vous tous ! Nous y sommes.

Elle traça un « L ». Petra fit le relais avec une force accablante. Rosalinde continua avec un « A » et ainsi de suite jusqu’à la fin du mot. Petra nous dit :

— Elle comprend, mais elle ne sait pas où se trouve le Labrador. Elle dit qu’elle va essayer de trouver. Elle voudrait nous envoyer ses formes-lettres, mais j’ai répondu que ce n’était pas possible.

— Mais si, ma petite fille. Vous les recevrez d’elle et vous nous les montrerez, mais doucement, pour que nous puissions les lire.

Bientôt nous eûmes la première. C’était un « Z ». Nous fûmes désappointés.

— Qu’est-ce que cela peut bien être ? se demanda tout de suite chacun de nous.

Elle l’a renversée, ce doit être un S, décida Michael.

— Ce n’est pas un ce S », c’est un « Z », insista Petra, prête à pleurer.

— Ne vous occupez pas d’eux continuez, lui dit Rosalinde.

Le reste du mot arriva.

— Bien, les autres sont les vraies lettres, reconnut Michael. Ce doit être « Sealand ».

— Pas « S », c’est un « Z », répéta Petra, obstinée. Mais, ma chérie, « Z » ne signifie rien, tandis que « Sealand » signifie évidemment une terre, dans la mer.

— Si cela peut vous aider, dis-je, incertain, d’après mon oncle Axel, la mer est beaucoup plus vaste qu’on ne pourrait le penser.

À ce moment tout fut effacé par Petra qui, indignée, conversait avec l’inconnue. Elle finit par annoncer, triomphante. C’est un « Z ». Elle dit que c’est différent d’un « S », comme le bruit d’une abeille.

— Bien, répondit Michael avec calme. Mais demandez-lui s’il y a beaucoup de mer.

Petra revint peu après, disant :

— Oui. Le pays est en deux parties, avec beaucoup de mer tout autour. De l’endroit où elle est, on peut voir le soleil briller sur des milles d’eau et c’est tout bleu.

— Au milieu de la nuit ? fit Michael. Elle est piquée !

— Mais il ne fait pas nuit là où elle est. Elle me l’a fait voir. C’est un endroit où il y a beaucoup de maisons, différentes de celles de Waknuk, et beaucoup plus grandes. Et il y a de drôles de voitures sans chevaux qui circulent sur les routes. Et des choses dans l’air, avec des objets qui bourdonnent au-dessus…

Je fus bouleversé de reconnaître la vision de mes rêves d’enfant, que j’avais presque oubliée. J’intervins, pour répéter avec plus de clarté ce que Petra avait montré : un objet, en forme de poisson, blanc et tout brillant.

— Oui, c’est cela, reconnut Petra.

— Voilà qui est étrange ! intervint Michael. Comment diable avez-vous reconnu ?… Je l’interrompis net.

— Laissez Petra apprendre maintenant tout ce qu’elle peut, conseillai-je. Nous pourrons mettre de l’ordre dans tout cela plus tard.

Sur quoi nous fîmes de notre mieux pour élever une barrière entre nous et l’échange apparemment à sens unique que dirigeait Petra dans un fortissimo excité.

Nous progressions lentement dans la forêt. Nous évitions soigneusement de laisser des traces sur les pistes cavalières et les chemins, de sorte que nous n’avancions pas vite.

Les nuits d’été ne sont pas longues dans ces régions. Nous continuâmes à avancer péniblement jusqu’aux premiers signes de l’aube, puis nous trouvâmes une autre clairière pour nous reposer. Il y aurait eu trop de risque à débâter les chevaux. Nous dûmes donc les entraver simplement, comme la veille.

Pendant notre repas, je parlai à Petra de ce que lui avait montré son amie. Plus elle m’en raconta, plus je m’excitai. Tout concordait avec les rêves que j’avais eus dans mon enfance. C’était comme une soudaine inspiration, d’apprendre que l’endroit existait réellement, que je n’avais pas simplement rêvé de la vie des Anciens. Cependant, Petra était fatiguée et je ne la questionnai pas, à ce moment, autant que j’aurais aimé le faire. Je la laissai s’endormir avec Rosalinde.

Tout de suite après le coucher du soleil, Michael se mit en communication, avec quelque agitation.

— Ils ont relevé vos traces, David. Cet homme que Rosalinde a tué. Son chien l’a trouvé et ils sont tombés sur les empreintes des grands chevaux. Notre groupe va obliquer au sud-ouest pour se joindre aux poursuivants. Vous feriez mieux d’aller de l’avant. Où êtes-vous maintenant ?

Nous avions calculé, et je le lui dis, que nous devions être maintenant à quelques milles de la contrée sauvage.

— Alors mettez-vous en route, me dit-il. Plus vous tarderez, plus ils auront de temps pour envoyer un groupe en avant qui vous coupera le passage.

Le conseil paraissait bon. Je réveillai Rosalinde et lui exposai la situation. Dix minutes plus tard, nous reprenions notre chevauchée avec Petra plus qu’à moitié endormie. Au tournant d’un carrefour, nous nous trouvâmes face à face avec un cavalier qui arrivait au trot à cinquante mètres à peine en avant de nous.