Souvent le dimanche, à l’invitation d’Alphonse, il passait une partie de la journée chez les Burgaud où l’on tenait table d’hôte. C’était l’honneur du tailleur de se montrer ouvert et accueillant. Cette curiosité d’esprit lui avait valu de gagner l’amitié d’un théologien et d’un père dominicain, amitié à travers laquelle ressortait le questionnement d’une âme inquiète, et de conserver celle des compagnons de ses années parisiennes, alors que, jeunes gens pauvres de province, ils couraient la ville-lumière pour assurer la claque en échange d’une place de concert. Deux de ceux-là, un polytechnicien et un journaliste qui avaient fait depuis leur chemin, continuaient de rendre visite à leur modeste ami, et plus souvent encore maintenant que dans Paris occupé la vie était devenue vraiment difficile. Tout ce monde et d’autres – notamment un étudiant chinois dont on se demande comment il avait échoué là – se rencontraient dans la grande maison de Riancé. Les conversations allaient bon train auxquelles le grand jeune homme se mêlait du bout des lèvres depuis qu’Alphonse, sans le nommer, l’avait mis en garde : le comte de la Brègne avait confié au tailleur son étonnement devant la découverte à la ferme, sur un coin du buffet, d’un exemplaire du « Louis Lambert » de Balzac dont il doutait qu’il fût le livre de chevet de ses fermiers. Cet incident avait permis au théologien de pointer les ouvrages à l’index de la bibliothèque du salon, s’en prenant même aux auteurs bien-pensants de la bourgeoisie, déclarant, péremptoire : « Tout Bordeaux n’est pas à lire » – ce qui avait fait frémir, car, si Henry Bordeaux, ardent célébrant de l’ordre moral, de la foi et de la famille, rejoignait l’enfer de la littérature, il ne restait plus guère que l’« Imitation de Jésus-Christ ». L’avertissement était lourd de menace pour la vie future du maître des lieux, mais celui-ci se consolait en dégustant, voluptueusement renversé dans un large fauteuil en cuir patiné, les havanes que lui rapportait son ami journaliste, directeur fondateur de « La Revue des tabacs ». Car Alphonse Burgaud était ainsi fait qu’il balançait entre sacré et profane, capable de faire retraite une semaine chez les moines de l’abbaye de la Melleraye, partageant leur maigre repas, assistant aux offices, et de fuguer plusieurs jours sans qu’on sût jamais où ni avec qui – ce qui était sans doute moins avouable. Mais dans les deux cas le résultat revenait à peu près au même : il s’agissait toujours de fuir la maison.
Le musicien réconciliait le pénitent et le repenti. Premier prix de violon du conservatoire de Nantes, il avait même, à celui de Paris, suivi des cours d’harmonie et de contrepoint, si bien que la musique occupait une grande place chez les Burgaud. L’un apportait sa flûte, un autre son alto, un troisième son violoncelle, Alphonse indifféremment se mettait au piano ou prenait son violon, et la soirée se prolongeait aux accents de cet orchestre de chambre improvisé dont les notes, l’été, par la fenêtre ouverte, accompagnaient le sommeil des nuits de Riancé.
Claire Burgaud goûtait modérément ces réunions. Outre qu’elle y voyait encore pour son mari un moyen de s’exiler, elle avouait, en réaction peut-être, que la musique lui cassait les oreilles. Et pour bien se faire comprendre, ce jour où Marthe accouchait de son troisième enfant, irritée qu’on se livrât à une activité aussi futile pendant que sa fille vivait les douleurs de la parturition, elle avait fait irruption dans le salon, arraché la flûte des lèvres d’un représentant en lingerie qu’Alphonse allait chercher tout exprès à la gare d’Ancenis et, comme on procède avec une branche, l’avait brisée sur son genou, rendant les deux morceaux au malheureux musicien en disant : « C’est un garçon ». Ces emportements étaient légendaires. Elle se vantait d’avoir usé deux voiles le jour de son mariage, ayant arraché le premier en le coinçant dans une porte qu’elle venait violemment de claquer. (A sa décharge, l’événement n’était sans doute pas le plus heureux de sa vie, cette union ayant été plus ou moins arrangée par les deux familles). Sa brusquerie lui avait même valu de s’empaler la main sur une pique de bureau, cette pointe métallique sur laquelle on enfile les factures comme Pascal ses pensées, et qui, en même temps que la feuille, lui perfora la paume de part en part, laissant à la femme pressée un stigmate brun comme une tache de vieillesse avec laquelle, l’âge venant, il finit par se confondre. Il y avait un fond d’amertume dans sa façon d’expédier tout à la va-vite, comme on se débarrasse de corvées ennuyeuses. Même son aversion déclarée pour la musique renvoyait en fait à une vocation contrariée : alors que, jeune fille, elle s’entraînait de longues heures au clavier, son père, excédé de ne la voir occupée à rien d’autre, avait débité son piano à queue à la hache. La petite table teintée acajou dans le coin du salon, c’était tout ce qu’il en restait.
Le grand jeune homme avait ainsi fait la connaissance des deux sœurs de Marthe : Anne, la cadette, discrète, gracieuse avec son long nez fin, menue comme un tanagra (les trois filles Burgaud rivalisaient en petite taille : Anne, la plus grande, culminant à un mètre cinquante), qui semblait se tenir à l’écart de l’agitation de la maisonnée, silencieuse, brodant, pianotant, n’hésitant pas à se joindre aux ouvrières de l’atelier pour coudre ou piquer aux côtés de son père, et Lucie, la benjamine, encore adolescente, un peu boulotte, toujours enjouée, prompte à s’enflammer, et qui immédiatement s’était proposée pour lui porter son courrier à la ferme. Il la voyait arriver à bicyclette, toujours à vive allure, coupant par la forêt moins pour économiser des hectomètres que pour donner plus de piquant à sa mission secrète, cahotant sur le chemin de terre, cramponnée à son guidon, et, encore essoufflée, lui tendre les enveloppes qu’il parcourait rapidement, les tournant, les retournant à la recherche d’une écriture désirée, et, tandis qu’il les glissait dans sa poche, elle pouvait lire la déception sur son visage. « La poste marche mal », disait-elle pour atténuer son chagrin et avancer une explication à cet insupportable retard. Il hochait tristement la tête : « La guerre a bon dos », répondait-il, manière de mettre en doute cette distribution sélective du courrier qui laissait passer les lettres de sa tante et retenait précisément celles de la bien-aimée. Bien qu’il ne l’eût jamais évoquée devant elle, Lucie connaissait son histoire. Elle avait même imaginé de lui écrire, à cette Emilienne, pour qu’elle rompît le silence dans lequel elle maintenait son officieux fiancé. Mais les nouvelles qu’elle avait réussi à glaner auprès d’Etienne laissaient entendre, sans qu’il lui fût possible de faire la part des choses, que la blonde Milady confondait son rôle et sa vie. La rumeur en était-elle parvenue jusqu’à lui ? Il empocha un jour les lettres sans même y jeter un regard.
Quand l’occasion se présentait, Lucie glissait, parmi les livres qu’à sa demande elle lui apportait, une douceur consolante sous la forme d’une tablette de chocolat – son vice, aimait-il à répéter. Cette attention avait valu à son auteur d’être surnommée « Petit Chaperon rouge ». Et comme cette fois-là la messagère portait une pèlerine bleue, pour mieux s’accorder sans doute à la remarque du grand jeune homme elle avait rougi.
Il avait maintenant épuisé la bibliothèque des Burgaud et les dividendes de la vie au grand air. La moisson achevée, il annonça son intention de partir. Le vide laissé par Michel Christophe dans l’atelier de son père, il se proposait de le combler. C’est pourquoi il était sous les toits d’un immeuble ancien à consolider une charpente, ce 16 septembre 1943, quand la sirène retentit sur Nantes – un hurlement de bête apeurée avec lequel les habitants avaient appris à composer. Les alertes se succédaient depuis plusieurs semaines sans autres dommages qu’une pause forcée d’une petite heure. La population cessait sur-le-champ toute activité et se précipitait vers les abris aménagés dans les caves profondément enfouies de la vieille cité. Les voûtes de pierre qui avaient déjà supporté trois ou quatre siècles reprenaient du service. A la modernité la plus brutale on opposait le savoir-faire des bâtisseurs de cathédrales.
Une odeur de moisissure accueille ces enterrés volontaires qui se pressent dans la pagaille sur les bancs, s’adonnant à une variante inédite du jeu des chaises musicales, les anciens combattants et les mutilés – ce sont souvent les mêmes – exhibant une carte avec photo et exigeant la priorité, s’autorisant au nom de leur bravoure passée une petite lâcheté bien méritée. Pour leur donner raison, ceux qui se lèvent ostensiblement donnent moins leur place qu’une leçon de correction. Gagné sur les franges limoneuses du fleuve, le sous-sol restitue par les joints friables entre les moellons son trop-plein d’humidité. Ceux qui sont restés debout hésitent à s’appuyer contre les murs suintants recouverts par endroits de salpêtre, comme un signe explosif de ce qui se prépare au-dessus de leurs têtes. Une ampoule nue au bout de son fil livre à chacun les frayeurs de l’autre. Certains préfèrent demeurer dans la pénombre, gardant pour eux-mêmes ce que dévoile crûment l’arène de lumière. Les regards se croisent, s’évitent, établissent une connivence passagère, se détournent au seuil de la confidence. La proximité de la mort ne justifie pas qu’on manque de tenue. Jambes serrées, les femmes tirent sur leurs robes d’été qui, découvrant le genou, n’ont jamais été aussi courtes. La pénurie a quelquefois du bon qui économise le tissu tout en choyant le coup d’œil. Cet homme penché en avant, les coudes en appui sur les cuisses, le visage dans les mains, pour rien au monde n’échangerait sa place. Paupières à demi baissées, sous ses allures d’angoissé profond, il attrape dans son champ de vision les jambes croisées de sa voisine. Le moment serait propice cependant pour passer un bras autour d’épaules tremblantes, pour réconforter d’une pression de la main une main apeurée, car la terreur est si forte parfois qu’il arrive que des cheveux se dressent sur la tête ou blanchissent dans le temps d’une alerte.
Chacun se demande si la place du voisin ne serait pas un meilleur gage de survie que la sienne. A quel emplacement le salut ? Là-bas plutôt qu’ici ? Sous cette partie basse de la voûte ou dans l’encadrement de la porte ? Quelles victimes futures ont déjà dans cette loterie funèbre reçu leur billet de mort ? Quand des grains de poussière se détachent de la voûte et saupoudrent une tête, celui-là visé sursaute, vérifie en levant les yeux l’origine de ce micro-séisme et sans un mot choisit une autre place. Bien que les candidats ne manquent pas, l’emplacement libéré reste vide. Ceux qui l’encadrent s’écartent machinalement, creusant entre eux une sorte de puits où devra se jeter en priorité le désastre, comme s’il était possible d’entasser dans cet espace marqué par une pincée de poussière crayeuse toutes les ruines de l’ancienne résidence des ducs de Bretagne.
Un grand nombre de réfugiés viennent du cinéma voisin, le Katorza, situé dans la rue du même nom, entre la rue Scribe et la place Graslin, et qui affiche « Le comte de Monte-Cristo » avec le beau Pierre Blanchard dans le rôle-titre, deux heures de vengeance implacable par un maniaque du ressentiment que ne touche à aucun moment l’esprit de pitié. Après la première partie, documentaire et actualités (une voix tête à claques claironnant une avancée victorieuse des forces de l’Axe et le baiser du Maréchal à une petite fille fleurie venue l’accueillir à sa descente de train), passé l’entracte, au moment où défilait sur l’écran le générique du film, par-dessus la musique soudain, ou plutôt comme l’inflation d’une note cancéreuse, une longue plainte crescendo étrangère à la partition avait interrompu brutalement la projection, rallumé les lumières et précipité les spectateurs floués vers la sortie. Dans la longue salle basse voûtée on commente l’événement : « Avez-vous vu Monte-Cristo ?» A quoi certains répondent, avec un petit sourire entendu, que, non, ils n’ont vu monter personne. Puis les conversations se diluent dans l’attente. Le silence se courbe sous les vieilles arches, fait le gros dos, juste irrité par le sanglot bientôt ravalé d’un enfant.
« Joseph, tu ne descends pas ? » Non, il préfère rester ici. Il se sent plus en sécurité sous les combles que dans un abri souterrain à la merci d’un contrôle d’identité sans possibilité aucune de s’échapper. Et puis, s’il arrivait quelque chose, il n’a pas envie d’être enterré vivant – d’être enterré mort non plus d’ailleurs, qui plus est sous un faux nom. Qui réclamerait le corps de Joseph Vauclair, menuisier, né à Lorient ? Qui le pleurerait ? Et puis, des alertes, il s’en est déjà produit, il ne s’est jamais rien passé. Les bombardiers se contentent de survoler la ville à très haute altitude et réservent leurs lâchers funestes aux rives industrieuses du grand fleuve ou à un pont en amont. Il a assisté un soir, alors qu’il aidait un pilote abattu à franchir la Loire, à ce « Son et lumière » féerique, l’horizon soulevé en geysers de feu, le pointillisme d’or des mitrailleuses se reflétant dans l’eau, et, sur l’écran de la nuit, le balai des faisceaux de projecteurs fouillant les ténèbres pour planter dans l’œil illuminé d’un cockpit une très vieille idée du malheur. « Alors, à tout à l’heure, Joseph, et fais bien attention à toi. » Joseph tapote du plat de la main la pièce de charpente qu’ils viennent de restaurer : « Ne vous inquiétez pas, monsieur Christophe, c’est du solide. »
Les pas du menuisier se sont à peine estompés dans l’escalier qu’une rumeur grondante, comme une ébauche d’orage, pointe dans le lointain, grandit, enfle démesurément jusqu’à envahir tout l’espace, recouvrant bientôt la ville d’un dôme de tonnerre, ronronnement puissant, assourdissant, mécanique, qui pousse le grand jeune homme à se hisser par une lucarne sur le toit, s’allongeant à même les ardoises, visage tourné vers le ciel, aux premières loges pour saluer le beau geste des libérateurs tout là-haut dans un bain bleu pâle d’empyrée, bien à l’abri des représailles des batteries antiaériennes, à quoi l’on reconnaît la désinvolture des Américains, quand les pilotes anglais, parfaitement élégants, prennent tous les risques, lâchant leurs bombes en piqué pour gagner en précision et ne pas se tromper de cible, et les bombardiers sont si nombreux qu’ils assombrissent le soleil déclinant de cette fin d’été, nuage noir ajouré, mouvant, soudain relié à la terre par une curieuse échelle de Jacob, des échelons fous démontés qui s’affalent des soutes ouvertes en sifflant, percutant le sol dans un fracas formidable du côté du Rond-point de Vannes, la chaîne explosive progressant vers la place Bretagne, soulevant sur son tracé des colonnes de flammes noires qui se boursouflent au-dessus des toits perforés comme des coffres de pacotille, atteignant maintenant la place du Pont-Sauvetout, si proche que le souffle d’une déflagration projette l’observateur monte-en-l’air contre la souche d’une cheminée qui en perd ses mitres, mais le retient de basculer dans le vide, et c’est tuméfié, l’épaule à demi déboîtée, que l’imprudent regagne précipitamment les combles, se recroquevillant dans la cage d’escalier, les mains en conques sur les oreilles, n’ayant plus que ce pauvre geste à opposer à l’effrayant vacarme, et il a beau fermer les yeux, s’abîmer dans la contemplation de ce noir rétinien piqueté d’étoiles, il ressent dans son corps les trépidations du sol et des murs à chaque détonation, s’accrochant à cette drôle d’idée qu’il ne peut mourir sous un faux nom, hésitant tout ce temps à rejoindre cet abri que lui a signalé le charpentier, sous le café Molière, à deux pas du Katorza, mais il est trop tard désormais, le labourage tragique éventre à présent la place Graslin, semailles meurtrières qui surprennent les passants incrédules comme ces villageois que les cris répétés du petit Pierre ne parviennent plus à convaincre de la peur du loup, l’alerte jusqu’alors ce n’était qu’un prétexte commode pour quitter le bureau, le magasin ou l’usine, et pour flâner jusqu’aux abris, ceux-là courant éperdus dans tous les sens, emportant dans leurs bras des enfants au visage défiguré par la frayeur, tirant les plus âgés par la main qui traînent à leur tour un jouet, un ours en peluche, déviant leurs trajectoires au hasard des bombes et des éboulements, projetés à terre par une onde de choc, se relevant, repartant à courir, remettant à plus tard de s’inquiéter du filet de sang qui coule d’une tempe, et de tous côtés des appels, des recommandations à ne pas se séparer, des noms d’abri hurlés par des hommes responsables, les explosions se succèdent, des milliers de bombes sur Nantes cet après-midi-là, auxquelles se mêlent les torchères surgissant des saignées des trottoirs, tuyaux de gaz sectionnés transformés en lance-flammes, comme si l’enfer souterrain joignait ses forces maléfiques à la fureur céleste, et la chaleur du brasier est telle près de la pharmacie de Paris, embrasée sur cinq étages, que les plats d’argent d’une bijouterie voisine se liquéfient en une sauce de mercure, des immeubles pulvérisés ouvrent des béances dans l’alignement des façades, des pans de mur vacillent lentement et s’effondrent en une avalanche de pierres qui comblent les rues, redessinant le plan de la ville et composant avec les rails de tramways arrachés, avec les poutres, les carcasses de voitures et le mobilier dépecé, de dérisoires barricades face à l’insurrection du ciel, les bâtiments s’ouvrent comme des maisons de poupée, lits à ciel ouvert, cheminées en suspension collées contre un pignon, appliques murales piquant du nez, retenues par un fil électrique, tapisseries intérieures soudain dévoilées, aussi impudiques que des dessous, miracle d’un miroir intact pendu au-dessus du vide, et sous les blocs déjà les corps broyés, mutilés, des humains et des chevaux de fiacre prisonniers de leurs brancards, les cris déchirants qui réclament d’improbables secours, couverts par le vacarme immense, et devant le Katorza, dans un nuage de poussière et de fumée, hagarde, terrorisée, la cadette des Burgaud, la frêle Anne, la jolie Anne, qui, c’est une première, a boudé ses cours du jeudi pour accompagner son cousin à la séance de quinze heures, et elle raconte que sans Freddy elle serait morte ce 16 septembre 1943, écrasée ou percée par un éclat d’obus, mais morte à vingt et un ans, incroyable châtiment pour avoir préféré à sa leçon de comptabilité les beaux yeux vindicatifs de Pierre Blanchard – ô maman, suis bien ton cousin, il est de Nantes et connaît les abris, ne demeure pas prostrée d’effroi sur le trottoir au milieu de ce déluge de pierres de feu, il faut que tu sois bien en vie et aussi ravissante quand tu vas, c’est pour bientôt, sceller un pacte d’amour avec le grand jeune homme recherché qui joue sa vie dans les parages, tu as déjà croisé son regard ces dimanches qu’il passe à vos côtés, décelé dans la douceur de son sourire un fond de tristesse dont tu peux deviner la cause, tu as goûté aux plaisirs de sa conversation – il a beaucoup lu et connaît mille choses –, tu as peut-être même remarqué que depuis quelque temps il cherche par un mot aimable, une attitude prévenante, à retenir ton attention, mais avoue que tu es sensible, comme tout le monde d’ailleurs, à son charme, son entrain, sa gentillesse, tu as noté ses bonnes manières – cela compte chez vous –, son élégance naturelle, cette façon de tenir sa cigarette du bout de ses doigts jaunis par la nicotine ou d’incliner sa haute taille quand il prend congé et te serre la main, t’obligeant à lever les yeux vers lui mais, c’est un fait notoire, souvent les hommes grands épousent de petites femmes, tu l’as vu, adroit de ses mains, réparer la poupée d’une petite fille réfugiée avec sa maman à Riancé et tendre à l’enfant ravie ce prodige de la chirurgie plastique, des yeux réorbités, un bras remonté, tu n’ignores pas que, réfractaire au STO, il se cache dans une ferme des environs – il va y retourner quelques jours pour les labours d’automne –, mais n’en va pas tirer des conclusions hâtives car il s’agit d’un brave – sais-tu son surnom dans la Résistance ? Jo le dur, oui, tu as bien entendu, il ne s’en vantera pas, on trouve le renseignement dans une lettre de la fin de la guerre, écrite par le commandant du réseau Neptune auquel il appartint un certain temps, attestant qu’il effectua de nombreuses et périlleuses missions et que sa conduite et sa bravoure ont toujours été dignes des plus grands éloges, mais il ne supporte pas longtemps une autorité, c’est un trait de son caractère, il faudra que tu t’y fasses, et il change de groupe comme plus tard d’employeurs, le réseau suivant s’appelle Vengeance – c’est un peu grandiloquent mais tu peux comprendre –, et puis on le retrouve agent de renseignement au Deuxième Bureau, engagé volontaire, agent de liaison auprès de l’armée Patton, c’est d’ailleurs à cette occasion qu’il accomplit un très haut fait d’armes de l’amour, détournant par Riancé le convoi américain qu’il était censé guider – pour embrasser qui, selon toi ? –, et puis il y a l’épisode fameux de la moto que racontera Etienne, les Alliés obliquant vers Paris et les frontières de l’est, négligeant les restes de l’armée allemande qui, coupée de ses bases, se retranche farouchement dans ce qu’on appellera des « poches », et celle de Saint-Nazaire qui englobe Random compte parmi les plus redoutables puisqu’elle ne se rendra qu’au lendemain de l’armistice, mais le grand jeune homme qui a participé à la libération de son secteur ignore cette situation et fonce retrouver les siens assis à l’arrière de la moto que pilote Etienne, trente centimètres plus bas, son éternel béret enfoncé jusqu’aux oreilles, tous deux ivres de vent et de cette liberté toute neuve qu’ils fêtent à leur manière en klaxonnant pendant la traversée des villages et slalomant sans raison sur la chaussée, et puis au pied de la côte de Random un barrage allemand, lui se saisissant de ses deux pistolets, un en chaque main, prêt à forcer le passage, « Joseph, tu es fou », hurle Etienne, qui choisit la ruse, ralentit comme s’il obtempérait, et, à hauteur des soldats, remet brutalement les gaz, les balles sifflant autour d’eux tandis que, courbés sur la machine, ils plongent dans un raidillon en contrebas de la route, abandonnant dans un marais la moto dont Etienne le lendemain signalera innocemment le vol, mais cette fois encore il s’en tire, notre grand jeune homme courageux, tu as les meilleures raisons de prendre grand soin de toi, pour toi, pour lui, pour nous, pour ne pas disparaître avant qu’on ait un peu parlé de nous, nous ne sommes pas si importants que d’autres s’en chargent, trop humbles, trop laborieux, et toi disparue en ce jour sombre, qu’advient-il de nous ? qui nous propulsera vers la lumière ? Nous laisseras-tu, pauvres petits néants de rien du tout dans l’antichambre des refusés de la vie ? aie confiance, nous serons glorieux, Freddy est notre seule chance de sortir tous en chœur, d’un même cœur, de l’anonymat, Freddy auquel un hasard tragique réserve un sort funeste à Dresde, parmi les deux cent cinquante mille victimes de cet Hiroshima à l’ancienne, mais dépêche-toi de t’abriter, faut-il pour t’en convaincre te raconter cette photo du jour prochain de vos fiançailles ? vous marchez tous les deux sur une petite route de campagne, toi toute petite à son bras en dépit de tes chaussures à semelles compensées, radieuse dans ton élégant tailleur au col gansé de velours noir et sous ta coiffure savante, le soleil derrière vous étire vos ombres jumelles, devant cette éclatante démonstration de grâce et de jeunesse, comment douter ? c’est sûr, vous serez heureux, vous vivrez dix mille ans, votre chemin sera semé de pétales de roses, alors ne reste pas plantée pétrifiée de terreur sur ce trottoir meurtrier, à côté de toi une femme s’effondre et par son ventre ouvert libère ses entrailles, c’est notre chance, le cri que tu pousses alerte ton gentil cousin qui te repère enfin dans le nuage de fumée et, te tirant par la main, t’entraîne en courant vers les caves du café Molière tandis qu’au même moment, dans le cinéma dévasté, l’écran incendié jette ses derniers feux – ouf, nous sommes sauvés.