Ses amis ne l’attendraient sans doute pas si tôt. Il goûtait déjà à ce moment où, après avoir frappé, on lui ouvrirait la porte et, devant ses hôtes ébahis, il dirait simplement : « J’ai manqué le train », avec un sourire malicieux, tout en réajustant les branches de ses lunettes derrière les oreilles. Son évasion, il l’avait minutieusement réparée. Il ne lui restait plus qu’à obliquer vers le port, longer le quai de la Fosse de mauvaise réputation avec ses bars à matelots installés dans les sous-sols d’hôtels particuliers aux charmes délabrés, et remonter sur la butte Sainte-Anne où habitait, au-dessus de la menuiserie paternelle, un de ses anciens camarades de collège. Du temps pas si lointain où il était pensionnaire à Chantenay, chez les frères, dans la banlieue pauvre de Nantes, à deux pas de là, il avait abondamment profité de l’hospitalité des Christophe, dont l’imposante tablée comptait pour négligeable un couvert supplémentaire. Le même toit abritait trois générations, et son condisciple Michel était l’aîné de douze enfants. Lui, le fils unique désolé, pour qui l’on dressait un lit de camp dans l’atelier, aimait à se glisser au milieu de cette turbulente compagnie sur laquelle les difficultés matérielles ne semblaient pas avoir de prise. La recette était simple à défaut d’être variée. Madame Christophe, aux formes incertaines après ses grossesses à répétition, s’entendait comme personne à décliner sur tous les tons les mérites de la pomme de terre, dont la famille se livrait à la culture intensive dans un champ à la périphérie. C’est à son intention qu’il avait refusé de rendre sa carte d’alimentation (et sa carte de tabac, mais là il pensait surtout à lui), alors que sa convocation exigeait qu’il la remît à un agent du ravitaillement général. Il offrirait à son hôtesse sa feuille semestrielle de coupons J3, réservés aux jeunes gens de plus de treize ans et donnant droit à des rations plus importantes. Au début, elle se récrierait – « Joseph, tu en auras besoin, tu n’es là que pour quelques jours » –, mais les arguments pour la convaincre ne manqueraient pas et elle finirait par accepter en confessant que ça mettrait du beurre dans les épinards, bien qu’on ne trouvât depuis longtemps ni l’un ni l’autre. « Economisez le pain, recommandaient les affiches sur les murs, coupez-le en tranches fines et utilisez toutes les croûtes pour la soupe » – comme si chez les ouvriers on avait pour habitude de jeter les restes.
Dans la journée, comme à chacune de ses visites, il rejoindrait Michel et son père à l’atelier. Ses talents d’ébéniste, il les avait manifestés très tôt, dès douze ans, en transformant au prix d’un beau gâchis son berceau en guéridon, réalisant ensuite un fauteuil aux arrondis massifs mais à l’assise trop étroite car il avait oublié d’intégrer dans ses calculs l’épaisseur des accoudoirs, et à seize ans embarquant ses amis à bord d’un long canoë de sa fabrication, baptisé le « Pourquoi-Pas ? » en souvenir du commandant Charcot, ce qui ne dénotait pas un franc optimisme quand on se rappelait comment avait fini, broyé par la banquise, son illustre éponyme. Cette préférence marquée pour le travail du bois était sans doute un héritage de ses ancêtres sabotiers établis depuis des siècles au cœur de la forêt du Gâvre, d’où le dernier de la lignée – son grand-père, qu’il n’avait pas connu – avait émigré pour ouvrir une échoppe à Random, laquelle avait évolué en un commerce de gros après qu’il se fut tranché un doigt, de sorte que la famille doit à ce sabot fatal inachevé, sorte de billot sacrificiel par sa forme grossièrement équarrie émergeant de la bille de bois, sa reconversion dans la porcelaine. Mais les outils remisés du mutilé pendaient toujours dans l’atelier : planes, ciseaux, gouges, avec lesquels il avait taillé dans la masse les accoudoirs et le dossier de son fauteuil.
Grâce aux conseils de ses hôtes, le jeune autodidacte était devenu un compagnon habile. Il s’était même fait une spécialité : les escaliers, dont la fabrication exige un mélange d’adresse, de science et d’improvisation : dans certains cas, on ne compte pas deux marches identiques. Peut-être même rêva-t-il un moment d’en faire son métier. Sur l’une des fausses cartes d’identité de sa période clandestine, établie au nom de Joseph Vauclair, né à Lorient, Morbihan (la ville détruite par les bombardements, les registres d’état civil avaient disparu), le 22 février 1925 (en se rajeunissant de trois ans, il évite le Service du travail obligatoire), à la mention Profession on lit : Menuisier – hommage à sa famille d’adoption et assurance de ne pas être pris en flagrant délit d’incompétence si un enquêteur avisé lui demandait tout à trac : qu’est-ce qu’une varlope, un trusquin ou un tarabiscot. Et si celui-là, méfiant devant la mise et l’allure du grand jeune homme, le soupçonnait d’un savoir purement livresque, il pourrait toujours tendre ses mains durcies par les travaux de la ferme, car au terme des quinze jours chez les Christophe il était prévu qu’il partirait se réfugier à la campagne, où toutes sortes de gens en définitive se retrouvaient : les volontaires, les récalcitrants, les réprouvés, les maquisards et les trafiquants, donnant ainsi en partie raison au Maréchal qui voulait que le pays s’y ressourçât, même si la nation en péril s’intéressait surtout en l’occurrence aux garde-manger des paysans et à leurs villages opportunément isolés.
Mais dans l’intervalle, entre la menuiserie et la ferme, il avait projeté de faire un détour par Random pour une apparition inopinée, un impromptu de sa façon, en comparaison de quoi le tour fameux de la malle des Indes ferait pâle illusion : on le croyait travailleur forcé en Allemagne, il resurgirait en Planchet sur la scène du théâtre, brandissant ses cannes à pêche au nez et à la barbe de l’occupant, avant de s’évanouir tel un nouveau Judex en laissant les spectateurs stupéfaits convertis momentanément à l’esprit de résistance (momentanément, car, sitôt la guerre finie, les mêmes s’empresseront de réélire, contre la liste composée des ex-combattants de l’ombre, l’équipe municipale en place qui avait envoyé de si jolies lettres au maréchal Pétain pour le féliciter de son action et l’encourager à ne pas oublier Random).
Les Christophe avaient cherché à l’en dissuader : « Joseph, un de plus, un de moins, les trois mousquetaires, dont on ne sait jamais au juste combien ils sont, se passeront bien de toi. C’est courir beaucoup de risques pour pas grand-chose. » Mais la chose en question s’appelait aussi Emilienne, et c’est le genre de chose qui a vingt et un ans autorise certaines extravagances.
Ayant quitté Nantes en catimini, il pédalait ferme dans la nuit tombante, sa valise ficelée sur le porte-bagages, ses cannes à pêche liées le long de la barre horizontale du cadre, sans lumière pour ne pas attirer l’attention, le catadioptre rouge à l’arrière démonté, plongeant avec son vélo derrière une haie chaque fois que les phares d’un véhicule trouaient le lointain – compte tenu du couvre-feu en vigueur, il ne pouvait s’agir que d’un indésirable –, mettant pied à terre devant un panneau indicateur qu’il éclairait de la flamme de son briquet parce qu’à force de prendre des chemins détournés il avait fini par tout à fait s’égarer, arrivant juste au moment où la représentation commençait, attendant son tour d’entrée en scène pour se faufiler dans les coulisses, se maquiller et emprunter sa perruque au pauvre jardinier en lui promettant de la lui rendre avant la fin du spectacle, ce qu’il fit sitôt terminée la scène d’embarquement pour l’Angleterre. Car ce n’était pas le moment de s’attarder. Il ne profiterait pas de son coup d’éclat. Avec quel enthousiasme pourtant la troupe eût accueilli son héros. Mais peut-être l’alarme avait-elle déjà été donnée. Comme il confiait à Maryvonne, en lui glissant une lettre à remettre à qui de droit, son intention de repasser chez lui prendre quelques affaires et de nouveaux livres, elle lui apprit que les Allemands avaient investi le petit logement de sa tante, laquelle campait, comme il le lui avait demandé, dans la grande maison familiale en compagnie d’un groupe d’élèves qu’elle avait prises en pension afin d’opposer aux squatters autoritaires une sorte d’hôtel complet, si bien que ceux-là, tenus en respect par cette petite force têtue, se pressaient à trois dans son minuscule ermitage du jardin. Il abandonna son projet et reprit la route en direction de Riancé. Le regret le tint plusieurs kilomètres de n’avoir pas accordé un peu de temps à sa courageuse tante. Pourquoi ne lui avait-il pas au moins laissé un mot ? Elle, la très-fidèle, trahie par son bravache de neveu. Du coup, il se sentait moins fier de lui. Il commença bientôt de pleuvoir, une pluie fine, insidieuse, qui, mêlée au froid de la nuit, l’obligea à chercher un abri. Il était suffisamment loin maintenant. Il avisa une grange et, après avoir dissimulé son vélo, se blottit dans le foin où, la fatigue aidant, il s’assoupit.
Au petit matin il posait pied à terre devant le magasin de monsieur Burgaud, tailleur pour hommes et pour dames à Riancé, maison fondée en 1830, selon l’aristocratique blason doré au-dessus de la vitrine. En attendant l’ouverture, il se livra à une toilette sommaire qui consistait à retirer les tiges de foin de ses vêtements, essuyer ses verres de limettes et se redonner au jugé un coup de peigne. Deux jeunes filles le dépassèrent en gloussant. Elles contournèrent la maison par le jardin mitoyen et l’une d’elles, peu après, entreprit de hisser le rideau de la boutique, tout en lançant un nouveau regard intrigué au grand jeune homme frigorifié qui se frottait les mains et tapait du pied sur le trottoir en face. Comme aucun client ne se présentait, il poussa la porte d’entrée, qui fit cliqueter la suspension de petites barres de cuivre au-dessus de sa tête. Une chaude odeur d’étoffes aussitôt l’envahit, qui le consola de son vagabondage nocturne. La lucarne vitrée d’un poêle projetait une lueur orangée tremblotante sur le parquet. Il détaillait sur les étagères les empilements de pièces de tissu enroulées à plat autour d’une planche, admirait en connaisseur le long comptoir ouvragé sur lequel reposait un mètre de bois à section carrée, quand, venant du fond du magasin, il reconnut, à sa démarche un peu chaloupée correspondant au signalement qu’on lui en avait donné, madame Burgaud. « Monsieur, que puis-je pour vous ? » demanda-t-elle, soupçonneuse, en se tenant à distance de ce grand jeune homme qui empestait le foin. Beaucoup, mais il jugea plus correct de d’abord se présenter : sans doute était-elle au courant, il venait de la part de sa fille Marthe et de son gendre Etienne, lesquels s’étaient installés, jeunes mariés, à Random, quelques années avant la guerre, pour y reprendre une affaire de grains.
C’est Etienne, à qui il s’était confié après avoir reçu sa convocation, qui lui avait conseillé Riancé. Pour la meilleure des raisons : on n’y croisait pas un seul Allemand. Et puis, autre avantage en ces temps de pénurie, le bourg, entouré de forêts d’autant plus giboyeuses que la chasse était interdite, bénéficiait d’extras tout à fait princiers. Le braconnage battait son plein et il n’était pas rare, certains dimanches, qu’on servît du chevreuil à la table des Burgaud. Depuis que la vie à Random était devenue trop difficile, Etienne y avait d’ailleurs envoyé sa femme et leurs trois enfants. La maison de ses beaux-parents était accueillante. Alphonse Burgaud, qui connaissait tous les paysans de la région pour leur avoir un jour ou l’autre – à l’occasion d’un deuil ou d’un mariage – taillé des costumes, saurait bien dénicher une ferme qui accepterait d’héberger le fugitif.
Madame Burgaud demanda au grand jeune homme de la suivre et le fit passer dans le salon-salle à manger, l’engageant à s’installer en dépit de ses craintes que cette tenace odeur de foin ne contaminât son fauteuil, le temps pour elle de prévenir son mari. La pièce, à laquelle on accédait par trois marches décorées de mosaïque, occupait une aile récemment surajoutée à la maison. Eclairée par de larges baies vitrées en angle, elle donnait sur un petit parc où sautillait en toute liberté une chèvre minuscule. Revenue à l’improviste, madame Burgaud devança la question supposée du jeune homme qui regardait pensivement à la fenêtre, et, désignant l’animal : « Avec son sens très particulier des affaires, mon mari nous fera tous devenir chèvres. »
Comme les paysans manquaient de liquidités, l’argent ne tombant traditionnellement qu’à la fin des moissons – et un costume parfois n’avait pas la patience d’attendre –, Alphonse Burgaud acceptait sans discuter la valeur du troc ce qu’on lui offrait en échange de son ouvrage. Une chèvre pour les gros travaux, du beurre et des œufs pour les plus modestes, voire « Vous me réglerez une prochaine fois » si ses débiteurs étaient trop démunis. Le premier chevreau d’une longue et déjà ancienne lignée finit sur la table. Quand les trois petites filles de la maison, à qui l’on avait caché la vérité, reconnurent dans ces morceaux rôtis leur compagnon de jeu des dernières semaines inexplicablement disparu, elles commencèrent à renifler, puis de grosses larmes tombèrent dans leur assiette, et bientôt, dans un concert de sanglots, refusèrent de toucher à la nourriture, du coup Alphonse déclara que lui non plus n’avait pas faim, sur quoi Claire, son épouse, puisque c’était comme ça, se saisit du plat et hop, le déversa dans la poubelle. Les chèvres qui suivirent – il y en eut jusqu’à quatre dans l’enclos grillagé équipé d’une cabane de rondins – prirent donc le temps de grandir et de mourir de mort naturelle, au grand dam de Claire qui réclamait à son mari de les lui rapporter de préférence en pièces détachées. La dernière, en dépit de sa petite taille, n’était plus un chevreau depuis longtemps. Une hypophyse déréglée sans doute, mais qui avait permis au paysan de réaliser une bonne affaire, car, honnêtement, les mètres d’organdi, les dizaines d’heures passées à tirer l’aiguille et s’esquinter la vue, les longues séances d’essayage à l’atelier pour qu’en définitive la mariée ressemblât à un petit nuage floconneux, tout cela valait plus qu’une chèvre naine.