Le voyage suivant fut fatal à la Dyna. Cette fois, on nous avait promis une surprise. Le collecteur de pierres entourait de mystère le clou doré planté au cœur de la Bretagne. A cet endroit, la carte, du moins ce que nous pouvions en lire – les nationales rouges, les départementales jaunes, les routes bordées de vert à caractère touristique –, ne signalait rien de remarquable : un lieu-dit en rase campagne à proximité de la boucle étranglée d’une rivière, le Blavet sans doute, là où le vieux sous-sol granitique contraint les cours d’eau à de capricieux détours. A l’heure du déjeuner, nous nous arrêtâmes à mi-chemin dans un de ses restaurants familiers où, après qu’il eut pris soin d’annoncer notre visite, nous fut servi un repas qui correspondait moins à la carte du jour qu’à ses goûts. C’est ainsi qu’à la table voisine qui convoitait notre mousse au chocolat il fut répondu avec beaucoup de malice qu’elle n’existait pas. Et, menu en main : « Fard aux pruneaux, tarte aux pommes, glaces, où voyez-vous de la mousse ? » Ce genre de faveur était plutôt dérangeant, d’autant qu’il impliquait qu’en semaine d’autres femmes se montraient empressées auprès de lui, que les cuisinières étaient nombreuses sur sa route à lui préparer ses plats favoris quand il nous semblait que ce rôle était dévolu à maman seule. Partout dans son sillage nous étions accueillis comme l’empereur, sa femme et les petits princes. Lui paraissait heureux de nous présenter, de nous faire profiter de sa célébrité, persuadé qu’elle rejaillissait sur nous, ce qui était assez juste, nous l’avons vu après sa mort, bien que n’en retirant aucun bénéfice, mais sur le moment notre goût nous portait à moins de marques d’attention et davantage d’anonymat. Tout ce qui concourait à faire de lui un homme illustre – sa force de caractère, sa bonne humeur, son sens de la parole – nous renvoyait à notre difficulté à croître dans son ombre. Pour les autres, il était celui dont on attend le retour, une promesse de printemps, un oiseau de passage. Pour nous, le maître de maison.

Cette vie qu’en semaine il menait loin de nous, nous n’avions pour la recomposer que les noms dont il émaillait ses récits : noms de personnes, de lieux, d’hôtels qui, faute de repères, prenaient à nos yeux une dimension mythique. Il régnait sur une géographie fabuleuse : Pont-Aven, Vannes, Quimper, Péaule, Roscoff, Rosporden, Landivisiau, Hennebont, Loudéac. Le moindre bourg avait dans sa bouche une charge exotique. En voyage, l’illusion demeurait. Comme si par sa présence il avait le pouvoir de grandir toute chose. Et pourtant nous étions à même de vérifier que les villes traversées suintaient l’ennui et la tristesse, que les hôtels étaient modestes et que la cuisine des hôtesses ne valait pas toujours celle de maman.

Là où nous descendions, reçus avec ce supplément d’accueil qui nous donnait le sentiment d’être des personnalités considérables, on nous livrait en confidence, preuve qu’il n’y avait rien à cacher, quelques fragments de sa vie de nomade. Notre informateur s’approchait de la table au moment où nous entamions le dessert pour s’enquérir d’un « Ça va ? » d’autant plus assuré qu’il avait conscience de nous avoir bien soignés. Il nous parlait d’un homme inédit qui certains soirs s’attardait à discuter, regroupant plusieurs tables, invitant les solitaires, proposant une partie de cartes, et d’autres soirs montait prématurément dans sa chambre pour mettre à jour ses bons de commande ou simplement lire s’il se sentait fatigué. On vérifiait ce qu’on savait déjà, qu’il évitait les discussions politiques. Quand on se hasardait à lui demander ses opinions, il répondait : « Ma politique, c’est le sport », ce qui était moins une profession de foi qu’une manière élégante, peut-être fuyante, de couper court à ces débats où les passions dégénèrent et les serments d’amitié volent en éclats. Il abrégeait immanquablement ce genre de différends par un « Il y a mieux à faire » qui nous le rendait tel qu’en lui-même puisque faire, toute sa vie, il n’avait fait que ça : des meubles (son premier à douze ans), une lanterne magique pour distraire ses amis, décalquant sur du papier sulfurisé plusieurs aventures de Bicot dont il assurait à lui seul toutes les voix, des tours de cirque avec Flip, un ratier noir et blanc, le compagnon de son adolescence (célèbre photo prise au cours d’un spectacle de patronage, où tous deux, lunettes sur le nez et cigarette au bec, lisent ensemble un journal), des enfants (cinq, dont quatre viables et trois survivants), des kilomètres (cinquante mille par an), des associations. A treize ans, il était déjà trésorier de l’Amicale de Random qu’il avait contribué à créer avec sa bande de copains. Les copains – c’est ainsi qu’il légende une photo plus tardive où un groupe de garçons hilares pose dans le plus grand désordre devant l’objectif, certains en short, d’autres le pantalon remonté jusqu’aux genoux, tous se battant pour empoigner le ballon en cuir. Lui reste en arrière, en costume de ville et cravate, une cigarette au bout des doigts qu’il tient avec élégance comme James Bond son revolver. Il sourit, amusé, simplement heureux d’avoir œuvré à la réussite de cet instant. Ses lunettes cerclées d’intellectuel sévère semblent le tenir à l’écart de l’euphorie générale, comme s’il craignait pour elles dans cette joyeuse pagaille. Selon la date inscrite au dos il a seize ans, et plus très loin de son mètre quatre-vingt-six qui le fait dominer le groupe.

L’élégant jeune homme à la cigarette souffrait-il de n’être pas tout à fait à sa place dans ce coin de campagne qui l’avait vu naître, forçant l’amitié de ses camarades pour se convaincre du contraire et casant ses talents trop grands dans le peu que la vie lui concédait ? La pensée l’effleurait-elle quelquefois que, si le hasard de la naissance et les événements l’avaient mieux servi, il eût mérité de connaître un destin plus glorieux ? A le regarder, on se prend à rêver d’un riche avenir pour ce beau jeune homme entreprenant, maintenant que Munich a dissipé les ombres, que le spectre de la guerre s’éloigne et que la paix est assurée pour mille ans. Mais dans l’immédiat il semble que le principal pour lui est de ne pas être seul. Ils sont quelques-uns à se rappeler douloureusement qu’il ne tolère pas qu’on le traite de fils unique – seule occasion peut-être où il fit le coup de poing. Pensée pour ses frères et sœurs morts à la naissance ou avant terme, comme si par cette injure on lui reprochait d’avoir survécu à ce carnage d’enfants. Se sentait-il à ce point orphelin qu’il ait cherché toute sa vie à se fondre dans une famille ? Après, ce sera la création d’une troupe de théâtre avec, en point d’orgue, cette mémorable représentation des Trois Mousquetaires dans Random occupé. Ce sera encore l’organisation des retrouvailles des « Quarante ans » où, pour que toute sa classe d’âge y participe, pour qu’il n’y ait pas d’exclus même parmi les moins sortables, invétérés alcooliques ou presque clochards, il offrira de ses deniers voyages et repas aux plus misérables d’entre eux, André et sa femme, deux épaves magnifiques qui se sont rencontrées et ont rencontré la consolation de l’amour en cure de désintoxication, au Pont-de-Pitié, et qui se tiennent à côté de lui, main dans la main, sur la photo-souvenir réunissant ces nouveaux quadragénaires, paraissant plus que leur âge, bien sûr – les années de misère comptent double –, mais radieux, André seigneurial en homme responsable, chemise à carreaux et cheveux en bataille, Odette tout sourire avec sa coquetterie dans l’œil, découvrant sa dentition incomplète et portant autour du cou, sur sa robe de jersey dont l’arrondi approximatif sous le genou dit bien la fatigue, ce qui doit être sa seule parure, sa croix de communion sans doute, parce que pour un tel événement même les plus pauvres ne regardent pas à la dépense, fiers tous deux de cette considération du grand Joseph, sous sa protection, reconnus, adoptés – de la famille, en somme ! Lui, une tête au-dessus, a le col de sa chemise ouvert, ce qui lui donne un air détendu, le même sourire que vingt-quatre ans plus tôt, quoique moins retenu, comme s’il avait décidé que sa place était ici, parmi ceux-là – et d’ailleurs il réfléchit à cette proposition du directeur du petit hôpital de Random qui, atteint bientôt par la limite d’âge, lui offre de prendre sa suite –, un de ses derniers sourires que n’altère pas la souffrance.

Après la mousse au chocolat, nous remontâmes dans la Dyna et prîmes la direction de Malestroit, où nous déambulâmes entre les vieilles maisons gothiques et Renaissance à pans de bois, aux façades ornées de sculptures grotesques et d’un curieux pélican, comme dans cette bande dessinée qui fait nos délices, avant de nous arrêter dans la communauté des sœurs pour admirer le petit Jésus tel qu’il apparut à une novice en extase : rose, sommairement langé, des boucles alexandrines sur le front. Allongé sur sa paille d’or, il ouvre les bras comme Sa Sainteté le pape et tient la tête relevée, ce qui demande un effort violent de la nuque et des abdominaux dont seuls semblent capables les bébés promis à un grand destin. A l’accueil, nous achetâmes une carte postale que papa au retour offrit à sa pieuse tante, notre universelle tante Marie, qui s’empressa de glisser l’image chérie dans un de ses innombrables livres de prières. Peut-être prévenait-il les reproches qu’elle ne manqua pas de lui faire en découvrant ce que nous rapportions, ce qui avait en fait motivé notre voyage : notre butin.

Nous avions repris la route à travers le dédale de la campagne bretonne. Les puissants bulldozers « en ce repos dominical » soufflaient près d’un talus renversé, la pelle à terre, leur masse rouge découpant dans le vert sombre du paysage d’inquiétantes saignées. Le ciel était couvert, il pleuvotait. A travers le battement des essuie-glace, le pilote désigna du doigt la flèche d’une chapelle qui émergeait de la palette citron d’un champ de colza. Le vacarme du moteur rendait les explications superflues, mais à une certaine insistance du geste nous comprîmes que nous touchions au but.

La flèche de granit surmontait une tour massive séparée de la chapelle, laquelle reposait en creux dans un amphithéâtre de verdure, si bien qu’à son approche on pouvait la croire à demi enterrée, victime de sa masse ou d’un effondrement de terrain, ce qui accentuait, ce raccourcissement des murs, son côté reliquaire, boîte à ossements précieux. La petite route, qu’annexaient les poules d’une ferme voisine, passait à hauteur des vitraux. En prenant son élan, d’un saut un peu risqué, on aurait pu atteindre la corniche et l’ange souriant coiffé d’un bibi de mousse verte qui semblait s’être réfugié sur le toit en prévision d’un enlisement définitif. Nous descendîmes l’escalier de pierre qui menait à la chapelle. L’entrée en était gardée par une fontaine dont le trop-plein se déversait dans trois piscines disposées comme les alvéoles d’un as de trèfle. Dans une boîte de conserve rouillée, un bouquet de fleurs des champs achevait de faner. Au lieu de pénétrer sous le porche, nous contournâmes l’édifice par la sente étroite engoncée entre le mur et le remblai de la route, jusqu’au chevet dont la base était envahie par des massifs d’hortensias. Celui qui nous avait conduit jusque là nous demanda d’écarter les grosses fleurs bleues. Maman nous mit en garde, vous allez vous mouiller, et devant notre hésitation, Joseph, tu vas te salir, qui se décidait à plonger dans les fleurs chargées de gouttelettes, agrippant quelque chose de lourd, faisant porter tout le poids de son corps en arrière, les pieds cherchant un appui solide sur l’herbe glissante, et puis, Joseph, tu es fou, qui sortait du buisson une pierre volumineuse en la culbutant – en fait, un bloc pyramidal tronqué et, maintenant que nous pouvions mieux en juger, un chapiteau sculpté aux motifs et figures rongés par le temps, qui ne provenait pas de la chapelle, parfaitement conservée, à première vue pas de pièces manquantes, mais d’un édifice antérieur peut-être, matériau non réutilisé, jugé trop barbare, pas assez raffiné pour l’élégance Renaissance, et abandonné près du chantier où notre orpailleur l’avait déniché et aussitôt camouflé, imaginant dans l’instant le parti qu’il pourrait en tirer, non plus cette fois dans l’optique du chaos, de ces rochers négligemment jetés entre deux plantes de rocailles, mais en l’inscrivant dans une histoire, en faisant faire à la longue marche civilisatrice un petit détour par notre jardin, en rappelant par ce geste prestigieux que, tailleurs de sabots ou de pierres, nous avions droit à notre part de reconnaissance.

Il y a dans la partie arrière du jardin, entre la petite maison de la tante et le garage, dressés au milieu d’un espace vide bordé de hauts murs, quatre poteaux de béton armé, hérissés à leur sommet de tiges de fer et qui, disposés en carré, semblent délimiter le périmètre d’un atrium ou d’un cloître. Ils devaient à l’origine supporter le toit d’un entrepôt, beaucoup plus vaste que l’ancien, jugé alors trop exigu. Projet de développement ambitieux interrompu par la guerre (la seconde), par la mort de son concepteur (Pierre, père de Joseph et frère de Marie), par un système d’imposition devenu plus rigoureux (avant 39, Pierre ne payait que la patente et refusa d’acquitter la taxe destinée à financer l’effort de guerre, estimant que, pour la guerre, il avait déjà donné – quatre ans dans les tranchées qui lui valaient de toucher une pension d’ancien combattant couvrant grosso modo sa consommation annuelle de tabac), et, plus sûrement, par les temps qui, à mesure qu’ils s’affirmaient nouveaux, rendaient de plus en plus intenable la situation des grossistes dans les petites communes rurales : maintenant que l’amélioration du réseau routier permettait de limiter les intermédiaires entre fabricants et détaillants, ce n’était pas le moment d’alourdir les stocks au risque qu’ils vous restent sur les bras.

Outre les poteaux de ciment subsiste un autre vestige du mirobolant projet grand-paternel, un portique de briques creuses maintenu par une armature de béton et qui devait en marquer l’entrée. Devant cette construction étrange, l’œil hésite. S’agit-il d’un bâtiment ruiné, petite manufacture abandonnée de l’entre-deux-guerres ? Ou d’une architecture inaboutie ? Et le toit ? Soufflé ou jamais posé ? Les hauts murs forcent à lever les yeux. L’absence de couverture découpe un large rectangle de ciel où trempe comme un pinceau la pointe fine d’un cyprès. Peu de bleu qui inviterait à une échappée verticale, ou par flaques, comme des trous d’eau entre la masse des nuages qui roulent à gros bouillons depuis l’Atlantique, ou s’effilochent, mal cardés, ou moutonnent, petites pelotes cotonneuses qui annoncent les lendemains de pluie. Un bleu parcimonieux, pâle, à fresque. Un bleu pauvre face à l’éclatante richesse des gris, entre perle et cendre, chinchilla et suie, lavis mouvant qui superpose ses brumes. Si la tête vous tourne à suivre les nuées, baissez les yeux, ouvrez une huître, décortiquez une moule : toutes les nuances des ciels de l’Atlantique sont répertoriées dans la nacre de ses coquillages. L’été, ce pré de ciel au fond du jardin est envahi par des colonies de martinets et d’hirondelles qui font du toit de l’église leur résidence secondaire et occupent leurs vacances à décrire en vol de joueuses arabesques, grand corps souple ondulant à la manière des paramécies et alimentant de ses petits cris stridents la poignée de beaux jours. Quand le regard redescend, il accroche au passage les tiges métalliques qui dépassent des poteaux de ciment. C’est un indice. Il faut comprendre que l’ouvrage a bien été interrompu.

L’idée de Joseph était herculéenne. Comme il nous l’expliquait, il sciait ces tiges, maquillait les poteaux en colonnes et posait au sommet de l’une d’elles le chapiteau qui depuis cinq ou six siècles attendait dans la terre bretonne de reprendre de la hauteur. Au centre, entre les quatre colonnes, il creusait un bassin de faible profondeur qu’il tapissait de mosaïques ou de morceaux de vaisselle brisée. Imaginez : la villa d’Hadrien en notre jardin. Le grand architecte audacieux mêlait les siècles et les styles et achevait en le ruinant l’inachevé. Les statuettes pieuses de la tante disposées dans le mur complétant le tableau, le regard ne saurait plus du coup à quel saint se vouer. Ce monument affronterait les temps futurs. Nous plantions dans la carte de Bretagne au-dessus de Random une pointe à tête de diamant.

« Joseph, tu es fou » rêvait grandeur nature et entreprenait maintenant de culbuter la lourde pierre jusqu’à l’escalier, progressant à chaque fois de la longueur d’une face, renouvelant vingt, trente fois l’opération, sur une face biseautée déviant parfois de sa ligne, ce qui l’obligeait à remettre le chapiteau dans l’axe, puis le hissant degré par degré au risque, Joseph, fais attention, qu’en équilibre instable sur les marches étroites il redégringole et l’entraîne dans sa chute, puis il reculait la voiture au plus près, ouvrait le coffre arrière, le débarrassait d’une couverture et d’un bidon d’huile, se penchait au-dessus de la pierre posée sur chant, légèrement inclinée, s’en saisissait à bras le corps, Joseph, tu vas te salir, et, comme un haltérophile, inspirait violemment avant de la décoller de terre, mâchoires crispées, son visage livrant la mesure de l’effort, portant un instant son fardeau comme une femme lourdement enceinte, et le redéposant avec précaution quand ses bras tremblent qui, s’il ne tenait qu’à eux, auraient déjà tout lâché, la voiture s’écrasant soudain sur son essieu arrière, et lui, les mains sur la pierre, demeurant un long moment à la recherche de son souffle, paupières baissées, puis il se redresse, porte une main à son dos, Joseph, tu t’es fait mal, mais ne rien dire qui déclencherait de sa part une réaction sèche, le regarder simplement en silence comme on attend d’un moment suspendu qu’il donne vin nouveau signe de vie.