Se doutait-il de quelque chose, qu’il ait tenu pour notre dernier voyage à nous faire visiter Paris ? Il y avait plusieurs années que nous n’étions pas partis en vacances, ce qui, en dépit des statistiques, ne nous gênait pas beaucoup. Nous étions très bien à passer l’été entre les hauts murs du jardin. C’est partir au contraire qui était dérangeant. Moins de quitter nos repères familiers que d’être exposés soudain aux regards – on ne voyait qu’eux : qui vous faisaient remarquer au restaurant que vous teniez mal votre fourchette, à l’hôtel que vous marchiez trop bruyamment dans les couloirs à la recherche de votre chambre, dans un téléphérique que votre présence risquait d’entraîner une surcharge au point de vous donner envie de sauter dans le vide, au cirque de Gavarnie que vous grimpiez à pied quand de plus riches, ou de plus téméraires, montaient à dos de mulet, au château de X que vous aviez tort de trouver bien court le lit de Du Guesclin, et donc Du Guesclin lui-même, et, à La Bourboule de grimacer en avalant les eaux arsenicales de la station. C’était bien entendu les mêmes qui depuis toujours nous interdisaient l’accès de la plage : trop blancs. Paris était plus intimidant encore. La décision de visiter la capitale avait été, semble-t-il, hâtive, presque impromptue, de la même façon que, rentrant un soir vers dix heures, il s’était mis en tête d’abattre une cloison dont il entamait sur-le-champ, au marteau, la démolition. Le choix paraissait d’autant plus surprenant que nos conversations ne tournaient pas comme des phalènes autour de la ville phare. Ce changement de cap après la rudesse des paysages bretons auxquels il nous avait accoutumés, c’était comme si, délaissant la vie des pierres, il avait aspiré à un déferlement de lumière. Comme une rémission irradiante avant la nuit obscure.
Ses derniers congés, il les avait passés à retaper et embellir la maison, doublant et isolant les plafonds, retapissant les chambres, aménageant et agrandissant le magasin en lui adjoignant un sous-sol : deux niveaux, comme à la ville. Cet été-là, suivant ses plans qui allaient du nécessaire au superflu, il aurait dû s’attaquer au jardin. Tous les matériaux pour son grand projet étaient enfin réunis. Enfouies sous de hautes herbes, les pierres rapportées de Bretagne attendaient depuis de longs mois leur destination finale. Le chapiteau se couvrait de mousse verte. Toute la vaisselle brisée atterrissait dans une caisse et l’on commençait à douter qu’elle dallât jamais le fond du bassin. Mais, peut-être déconseillé par les médecins ou parce qu’il ne s’en sentait ni le goût ni la force, il semblait avoir mis en sommeil sa rêverie babylonienne.
La 403 arrivait à bout de course. Après avoir franchi religieusement la ligne des cent mille, elle avait encore continué quelques mois, mais son exceptionnelle longévité était le gage même de sa fin prochaine. Les kilomètres lui pesaient de plus en plus. Elle avait pour sa consommation d’huile la gourmandise d’une vieille dame pour les sucreries. Les pièces cédaient les unes après les autres, que Joseph remplaçait le dimanche. On se doutait que Paris serait son chant du cygne. Afin de la ménager, au lieu de parcourir d’une traite les cinq cents kilomètres, le premier soir nous faisions halte entre Chartres et Versailles. Le lendemain, au petit trot, nous entrions dans la capitale.
Les voyageurs sont bien souvent des voyageurs immobiles. Ils se posent où avions et bateaux les déposent. C’est ainsi que les immigrants bretons investirent les abords de la gare Montparnasse. Notre guide, qui ne faisait rien comme tout le monde, nous installa à l’opposé, du côté de la porte Dorée, dans un hôtel dont les persiennes éclairées par les lampadaires de la rue dessinaient sur le plafond de la chambre deux échelles lumineuses. Le roulement incessant des voitures jusque tard dans la nuit rendait un peu le son familier de l’océan. Et, pour que le dépaysement ne fût pas trop grand, il pleuvait sur Paris. Ce qui ne faisait pas l’affaire des fauves du zoo de Vincennes tout proche, par lequel nous entamâmes notre visite de la capitale. Ce qui ne faisait pas la nôtre non plus, car du coup ils avaient déserté les faux rochers de leur décor d’opérette africaine. Nous nous rattrapâmes avec les ours blancs et les otaries, qui trouvaient bienvenue cette pluie d’août et plongeaient dans leurs bassins douteux avec des grâces de sirènes. On progressait lentement dans les allées, déchiffrant les pancartes des cages, testant nos connaissances, heureux de vérifier que la grande perche à long cou tacheté était bien une girafe. En dépit de notre allure réduite, il s’arrêtait de temps en temps, nous laissant filer quelques pas. Nous retournant, nous lisions une expression de souffrance sur son visage. On le voyait verser plusieurs cachets de Véganine dans sa main et les avaler à sec, la tête brutalement rejetée en arrière. Même les pitreries des petits singes qui en trois cabrioles se juchaient sur le crâne de leurs mamans placides ne parvenaient pas à le dérider. Le seul à lui arracher un rictus amusé fut un gardien du parc affublé d’une casquette trop grande, qui demandait à un groupe massé devant une cage de dégager la piste, et, après un silence : « aux étoiles ». Puis, ravi de son effet, d’un geste théâtral il fit claquer dans l’espace un fouet imaginaire de Monsieur Loyal.
Après cette introduction à la vie sauvage, nous étions prêts à affronter la grand’ville. Des arrêts obligés, nous ne vîmes ni la tour Eiffel – sinon sa silhouette de derrick trop poussé par-dessus les toits –, ni le musée de cire, ni le Sacré-Cœur, pas non plus de détour par le Moulin Rouge, la cour Carrée du Louvre ou les jardins du Luxembourg. On pouvait croire que son programme épousait ses pensées : Notre-Dame, le palais de la Découverte, les Invalides et, hors les murs, une visite au château de Fontainebleau que, par la suite, il nous fut difficile de ne pas interpréter comme une cérémonie des adieux.
Lancer la 403 dans le flot de la circulation parisienne, vu son état, n’eût pas été raisonnable. Aussi c’est en se serrant autour de notre grand homme que nous nous engouffrâmes dans le métro. Passé la cohue intimidante devant les guichets, au moment de choisir notre direction, nous eûmes la bonne surprise de nous retrouver en pays de connaissance : le plan électrifié du métro – où des points lumineux de diverses couleurs selon les lignes tracent à la demande l’itinéraire idéal entre deux stations – était la réplique, en plus sophistiqué, de sa carte de Bretagne. Grâce à quoi nous nous sentîmes un peu moins provinciaux, à notre insu Monsieur Jourdain de la capitale, comme si le mode de transport parisien par excellence nous était déjà acquis. On retrouvait bien là sa façon de nous baliser le chemin, de nous préparer par une suite d’indices à d’autres mondes, comme ce magasin sur deux niveaux, incongru dans une petite commune – cette incessante guerre de mouvement qu’il menait contre la routine et l’incapacité de la plupart à remettre en cause l’ordre des choses : il n’hésita pas par exemple à se débarrasser de deux armoires anciennes peu pratiques pour installer dans le couloir du premier étage un monumental meuble de rangement de sa conception, à l’esthétique incertaine, mais répondant à tous les besoins, de la penderie au coffre à linge, et équipé d’un système d’éclairage intérieur pour lequel l’ouverture et la fermeture des portes faisaient office d’interrupteur. Mais cette similitude entre les deux cartes avait de quoi le laisser songeur, qui en même temps reconnaissait son esprit créatif et le flouait de son invention. Tapotant les touches correspondant aux stations, essayant différentes formules, il laissa même passer plusieurs personnes avant lui afin de ne pas être dérangé dans son dialogue privilégié avec la machine. Il n’était pas besoin d’être grand sorcier pour deviner qu’il étudiait la possibilité d’électrifier pareillement sa carte de Bretagne : au lieu des pointes fines à têtes de couleur et du coton à repriser en fil d’Ariane, une kyrielle de petites ampoules éclairant comme une guirlande de Noël son programme de la semaine. Pour l’homme moderne qu’il était, c’était dans la logique du progrès. Mais il eut cette mimique, une contraction des lèvres, par laquelle nous crûmes comprendre qu’il renonçait. Pas dans ses cordes, ce réseau complexe de branchements, de fils électriques – ou trop lourd, ou une certaine lassitude, soudain. Et puis, à quoi bon ? N’avait-il pas déjà envisagé de se retirer, d’abandonner cette longue errance en acceptant la proposition du directeur de l’hôpital-hospice de Random de prendre sa suite ? Des panneaux lumineux, des lampes qui clignotent, il y en aurait plein le standard et les salles de garde. Les occasions ne manqueraient pas d’utiliser ses talents d’inventeur. Quant à son futur trajet, il n’aurait désormais qu’à marcher trois cents mètres. Pas de quoi afficher une carte d’état-major dans son bureau.
De Porte Dorée à Invalides c’était simple aussi. Aucun changement. Ligne directe. A croire que l’emplacement de l’hôtel avait été judicieusement choisi. On trouvait dans sa bibliothèque une Vie de Napoléon dont la couverture s’ornait du Bonaparte échevelé franchissant le pont d’Arcole, par le baron Gros, et jetant derrière lui un œil inquiet à l’idée de n’être pas suivi. Ce qui, de fait, eût mis un terme précoce à sa carrière. Mais il le fut – suivi. Si bien qu’il reposait maintenant, coucou parmi les fastes louis-quatorziens, sous le gigantesque dôme doré de Hardouin-Mansart, dans son mausolée de porphyre rouge, livré à la curiosité de la foule qui s’agglutinait à la balustrade de la galerie circulaire pour admirer en contrebas, au centre de la crypte ouverte, les cendres impériales – même si en fait de cendres personne ne songea jamais à incinérer son cadavre, et pas même les Anglais : le traumatisme de Jeanne d’Arc, sans doute. Mais « les cendres » présentent mieux que « les restes », dont on se demande toujours comment les accommoder. Et accommodant, l’hôte de Longwood, Sainte-Hélène, ne l’était pas. Pourtant, hormis cet ouvrage, il n’apparaissait pas que Napoléon occupât une place particulière dans le panthéon familial, si ce n’est auprès du cousin Rémi dont l’anniversaire tombait le jour du sacre et d’Austerlitz, ce qu’en cette occasion il ne manquait jamais de rappeler, réponse voilée peut-être à son cousin Joseph né le 22-2-22 et qui voyait dans cette théorie remarquable une sorte de marque du destin, une formule magique qu’elle n’était sans doute pas si l’on se réfère à son pauvre compte de vie.
Mais le souvenir napoléonien n’aurait peut-être pas suffi à nous attirer aux Invalides s’il n’y avait eu une raison plus profonde à notre visite. Après s’être penché quelques instants au-dessus du tombeau impérial et sans même s’attarder devant les pompeux bas-reliefs de la crypte représentant le nouveau Christ-roi entouré de ses généraux comme des apôtres, il entreprit de rechercher parmi les centaines de drapeaux exposés dans l’église celui du septième régiment de dragons auquel avait appartenu son père. Un dragon dans une tranchée après des années de guerre ressemble à n’importe quel poilu plongé dans la souffrance et le froid. La photo de Pierre au front, dans son costume de drap bleu maculé de boue, souriant malgré tout pour ne pas inquiéter les siens, n’a plus grand-chose de commun avec celle, datant de ses classes quelques années avant le conflit, où, coiffé du casque à la longue crinière et l’épée au côté, il bombe le torse dans son bel uniforme à brandebourgs frappé au col de deux 7 brodés. Mais à la dédicataire de l’envoi on comprend que cette noble prestance a surtout pour but de séduire sa promise et future épouse. Le maréchal des logis fourrier qui, sur une autre photo de la même période, pose dans la bonne humeur avec ses compagnons d’armes devant l’escalier en fer à cheval du château de Fontainebleau, ville où le régiment était basé, n’imaginait sans doute pas du tout que ces gaietés de l’escadron déboucheraient un jour sur un théâtre d’horreur. De ces quatre années au front il ramènera un vif dégoût de la chose militaire qu’il communiquera à son fils, lequel, incorporé dans l’armée régulière après ses deux années de clandestinité, n’hésitait pas à lancer un camembert à la tête d’un officier dont il estimait l’ordre parfaitement stupide – geste qui, on le devine, ne fut pas pour lui sans conséquences.
Et il était là maintenant, le nez en l’air, à tenter de retrouver le drapeau de son père parmi ces piteux trophées qui offraient jadis aux tireurs adverses la cible idéale et sans défense du pauvre porteur cramponné à la hampe. Accrochés à plusieurs mètres du sol, serrés comme les pièces d’étoffe d’un bazar, il ne disposait pour les identifier que de fragments de lettres et d’insignes fanés dont la lisibilité se perdait dans les plis des ors, des bleus et des pourpres. La tête renversée en arrière, il les passait un à un en revue, progressant lentement, se livrant à un examen minutieux comme s’il s’agissait pour lui, à travers cet inventaire, de découvrir et de ramener les cendres napoléoniennes de son père. Cette position incommode lui donna bientôt le tournis, il baissa la tête, passa une main dans ses cheveux blancs, sortit machinalement le tube de Véganine de sa poche et, tout en avalant un comprimé, revint s’accouder à la balustrade où il noya sa déception dans la contemplation douloureuse du tombeau.
Le soir, comme nous dînions dans une brasserie proche de l’hôtel (où nous prîmes quatre jours de suite le même menu, ce qui nous valut dès le second soir un « Comme d’habitude » complice du serveur qui nous lia pendant tout notre séjour au point de ne pouvoir modifier la formule des plats), il eut un malaise. Depuis le début du repas, il gardait le silence. L’épisode des Invalides l’avait visiblement fatigué. Il y avait eu devant les guichets cette longue attente dans la file où, debout sous la pluie dans son costume gris, le col de sa veste dérisoirement relevé pour tenter de se protéger, abritant au creux de sa main la flamme de son briquet quand il allumait ses cigarettes, il n’avait pas voulu qu’on le relaye pour nous permettre de rester sous un porche. Et puis la recherche vaine du drapeau de son père. De retour à l’hôtel, il avait demandé à se reposer un peu avant d’aller dîner.
Son silence pendant le repas n’était pas du genre qu’on s’autorise à rompre. On le mettait sur le compte de sa déception. On échangeait quelques mots sans lui, quand soudain sa fourchette se figea au-dessus de son assiette. Il eut une expression de stupeur, son visage se crispa, « Joseph, qu’est-ce que tu as ? » Le temps que le serveur se précipite vers notre table sous le regard des autres convives, il reposait lentement sa fourchette sur le bord de son assiette, portait une main à sa poitrine et respirait profondément. « Ce n’est rien, juste un étourdissement. »