En milieu d’après-midi il avait grimpé sur le toit en tôle de la remise, sous laquelle sèche le linge, pour tailler les branches du prunier qu’une tempête d’hiver avait emmêlées aux fils téléphoniques. C’était prudent. Un prochain coup de vent risquait de tout arracher, nous coupant provisoirement du monde extérieur. Non que Random occupât une vallée perdue à l’écart de la civilisation, mais nous devions à notre téléphone d’appartenir à une sorte de caste, d’aristocratie locale. Les gens de la campagne, qui n’en étaient pas encore dotés et hésitaient à confier le nom de leur correspondant à l’opératrice, avaient pris l’habitude de venir appeler de chez nous plutôt que de la poste, nous expliquant à demi-mot que nous n’irions pas rapporter, en les déformant, les bribes de conversations que nous ne chercherions pas à entendre. On prenait d’autant plus de soin à bien refermer la porte du bureau et à se boucher les oreilles pour ne pas ressembler à la demoiselle des PTT. Du coup, diminués par cette confiance qui nous honorait, on n’osait rien demander pour la communication. Mais nous tenions à ce privilège.
A la mauvaise saison, le vent de l’Atlantique ne se contentait pas seulement d’arracher les fils téléphoniques. Par la même occasion il nous privait aussi d’électricité. Selon l’ampleur des dégâts, il nous fallait attendre plus ou moins longtemps, des heures parfois, avant le retour du courant. Le temps de rafistoler un câble, de redresser un pylône, de réparer un transformateur. Le soir, quand brutalement la maison sombrait dans l’obscurité, on s’assurait d’abord qu’il ne s’agissait pas seulement de notre compteur. Il nous suffisait d’entrebâiller la porte du magasin et de jeter un coup d’œil par la grande baie vitrée de la devanture où un lampadaire, fixé sur la façade à hauteur du toit, découpait dans la pénombre un cône de lumière tamisée. Si la panne touchait tout le secteur, on débouchait alors sur un trou noir. Le bourg, envahi par une nuit sans faille, laissait tout juste deviner la silhouette massive des hautes maisons ceinturant la place, et celle plus imposante de l’église. Cette apparence de ville fantôme, ce côté Londres pendant le blitz, on se surprenait à frémir. On se rappelait les récits des bombardements sur Nantes pendant la seconde guerre, quand on imposait à la population, tous feux éteints, de faire le mort.
De temps à autre, émergeant du haut de la place, une voiture prenait dans ses phares les torches secouées par la bourrasque des trois peupliers d’Italie, disposés en triangle autour de la pompe municipale, avant d’entamer une rapide descente, d’éclairer une fraction de seconde la bouteille de Saint-Raphaël peinte au pignon du café-tabac, et de disparaître dans le virage en replongeant le bourg dans un silence obscur. Le plus vaillant était le cycliste solitaire qui gravissait la côte face au vent, dodelinant, zigzaguant, le faisceau fluet de son ampoule balayant la route devant lui, dégageant un coin de lumière dans cet espace d’encre, le feu rouge sur le garde-boue arrière continuant longtemps à escalader la pente, s’arrêtant, s’inclinant légèrement, et repartant du pas du piéton qui pousse sa bicyclette, les mains sur le guidon. Depuis peu, le catadioptre présentait une forme rectangulaire sur les nouveaux modèles, ce qui nous permettait, même au milieu des ténèbres, sur ce seul indice, de distinguer un nanti. A la mode d’ici, s’entend, car ne s’offraient des bicyclettes neuves que ceux qui n’auraient jamais d’auto, trop vieux, ou les femmes, encore peu nombreuses à se lancer dans l’aventure du permis de conduire, trop moquées.
Quelquefois aussi, perçant la nuit, on distinguait une timide lueur à la fenêtre de la vieille Maryvonne, au-dessus de son épicerie. Comme elle avait l’habitude de s’endormir en lisant, que « brûler du courant » pendant son sommeil dérangeait son sens des économies, elle avait inventé de s’éclairer avec des morceaux de bougie, qu’elle découpait de manière que la mèche s’éteignît d’elle-même après un temps calculé sur sa résistance à la lecture. Elle pouvait ainsi s’assoupir tranquille, les lunettes sur le nez, bien calée dans ses oreillers, le livre échappé de ses mains. Il lui arrivait même, à l’entendre, de le reprendre au petit jour au milieu d’une phrase, comme si son sommeil n’avait duré qu’un battement de paupières. Tous les voisins s’alarmaient qui la voyaient mourir grillée, eux avec, et tout le quartier dans un gigantesque autodafé. Ils essayaient bien de la dissuader : qu’elle risquait pour sa vie, qu’elle s’abîmait les yeux, que ce n’était pas la peine d’avoir un compteur, que c’était des économies de bouts de chandelle, mais Maryvonne finaude répondait du tac au tac : « Et qui va me payer mon électricité ? » Comme personne ne se proposait, cela donnait du poids à son argument. D’autant que son éclairage à l’ancienne avait le mérite d’être peu coûteux : vu qu’elle avait en charge l’entretien de l’église, on la soupçonnait de récupérer des morceaux de cierges, ceux qui restent plantés sur les pics et dont la cire fondue a noyé la mèche.
Le lendemain d’une coupure de courant importante, elle jouait à l’étonnée en regardant par-dessus ses lunettes. Ah bon ! Elle ne s’était aperçue de rien. Ce petit sourire voltairien au coin des lèvres – elle se remboursait ainsi des réflexions désagréables à son sujet. Et, manière d’enfoncer le clou : « Dans le temps – et qui était encore un peu le sien –, on n’avait pas ce genre de problème. »
Nous non plus. Nous avions les lampes à pétrole. Quand la preuve était faite que tout le bourg était logé à la même enseigne, on les sortait du placard sous l’escalier, avec mille précautions pour ne pas déséquilibrer les fragiles tubes de verre et risquer, en les inclinant, de renverser une goutte de liquide qui poissait le pied des lampes et dont l’odeur âcre remplissait la maison. Jamais, après usage, maman ne les aurait rangées sans les avoir soigneusement nettoyées et réemballées dans des poches en plastique, maintenues par des élastiques, afin de les préserver de la poussière. De leur propreté dépendait la beauté de l’éclairage.
Les premiers hommes n’avaient sans doute pas une figure plus grave quand ils domestiquaient le feu. On escortait les lampes du couloir à la cuisine en grattant des allumettes pour ouvrir le chemin, jusqu’à ce que, déposées l’une au centre de la table, l’autre près du fourneau, elles fassent toute la pauvre lumière. Une lumière très douce qui projetait nos ombres agrandies sur les murs et qui nous liait plus fort les uns aux autres tandis qu’au-dehors le vent soufflait en rafales. Enveloppés dans ce clair-obscur apaisant, on se serrait autour de la table, incapables de détacher nos regards de l’anneau incandescent sous sa cheminée de verre à l’extrémité de la mèche serpentine baignant dans le réservoir bleuté en forme de bulbe écrasé. Comme pour se chauffer, on approchait les mains de cette source lumineuse et, manière de jouer avec le feu, on improvisait bientôt un petit théâtre d’ombres chinoises. Régulièrement nos revues d’enfant, à la rubrique « Comment occuper tes jeudis pluvieux », nous expliquaient, croquis à l’appui, la marche à suivre. Mais on avait beau s’appliquer, se tordre les doigts, on ne constatait d’une fois sur l’autre aucun progrès. Le canard se confondait avec le chien, l’âne avec le lapin, l’éléphant devait se contenter d’un index ballant pour sa trompe, et le dromadaire ne comptait plus ses bosses. Quant au chef indien, le seul humain de notre ménagerie fabuleuse, sa coiffe de plumes composée de cinq doigts écartés le faisait ressembler à une pelote d’épingles. Finalement, on en revenait à ce qu’on réussissait le mieux : l’oiseau, qui consiste simplement, en reliant les pouces, à battre des mains dans un lent mouvement d’ailes. Un oiseau indéfinissable, mais qui avait au moins le mérite de s’envoler au bout de nos bras, comme une colombe sortie de la manche.
Pour moduler l’intensité de l’éclairage, il fallait manœuvrer la petite molette de cuivre qui, au niveau du brûleur, règle la hauteur de la mèche. Celle-ci était-elle trop longue, à la pointe de la flamme étirée en un fuseau rouge sombre s’élevait un filet fuligineux qui traçait au plafond un disque noirâtre. EDF avait depuis longtemps renforcé son réseau, les coupures n’étaient plus qu’un lointain souvenir, que le plafond de la cuisine gardait encore les stigmates de ces soirées à la chandelle.
Mais les dommages pouvaient être plus considérables. Une nuit, une lampe oubliée recouvrit tout le magasin d’une uniforme couche de suie. Au matin, l’espace était envahi de fines particules noires en suspension qui flottaient, légères comme une nuée de moucherons au bord d’un étang, tourbillonnaient d’autant plus qu’on s’approchait de la lampe, et rendaient l’air irrespirable. On s’en gavait le nez et la gorge. Il suffisait d’entrebâiller la porte pour se faire la tête d’un ramoneur. Maman dut s’équiper de pied en cap, s’emmitoufler d’un vieux pardessus, avant de s’enfoncer bottée, gantée, encapuchonnée, dans le nuage de cendres, et d’extraire la lampe coupable qui continua longtemps de cracher son panache de fumée sur le trottoir. Quand peu à peu les particules se furent déposées, qu’on y vit, manière de dire, plus clair, maman fit l’aveu que les bras lui en tombaient, et puis qu’elle rêvait – mais peut-être que non. Le spectacle était désolant : vision post-atomique comparable à ce que les futurologues nous prédisent quand les incendies allumés par le feu nucléaire recouvriront la terre d’un enduit grisâtre. D’une portée moindre, mais aussi efficace, nous venions d’expérimenter la bombe à pétrole. Les étagères qui supportaient les coupes de céramique aux couleurs éclatantes, orange, vert ou jaune citron, celles où s’empilait la porcelaine blanche sertie, sur certains modèles, d’un liseré d’or, la console qui alignait les services de verres en cristal délicatement taillé, le rayon des marmites émaillées rouges, tout avait viré à l’anthracite, comme si l’ensemble du magasin avait été immergé dans un bain de goudron. Monde monochrome que nous colportions sous nos semelles, car, en dépit de nos précautions, on ne pouvait éviter d’en mettre partout. On avait beau s’essuyer cent fois les pieds sur les paillassons, le linoléum conservait les empreintes de nos va-et-vient comme autant de pas de danse d’une chorégraphie alambiquée. Et comme il fallait bien malgré tout sortir pour les courses, on nous faisait remarquer au retour : vous êtes allés à la boucherie, non ? Bien sûr. Ce n’était pas sorcier à deviner. Il n’y avait qu’à suivre les traces.
On ne savait par quel bout commencer. Le premier coup d’éponge fut donc donné au hasard, sur un coin d’étagère, et il ajouta au découragement : la suie délayée en une boue charbonneuse s’étalait sous la vaisselle, s’incrustait plus profondément dans les rainures du bois, déclenchait une mini-marée noire qui dégoulinait le long des portes des placards en dessinant une carte du Tendre où toutes les branches du fleuve conduisaient à Désespérance. Quant à l’éponge, après deux passages envers-endroit, elle était bonne à jeter.
Par chance, nous étions un samedi, papa, qui était représentant de commerce, allait bientôt rentrer de sa tournée hebdomadaire. Les curieux venus constater l’étendue du désastre en hochant la tête d’un air compatissant avaient tous conclu de la même façon : ne rien faire avant le retour de Joseph. Joseph saurait. Peut-être en raison des épreuves que la vie lui avait réservées, on s’accordait à lui reconnaître dans l’adversité une efficacité supérieure. Ce qui était vrai. Nous étions les premiers à en bénéficier. Par exemple, s’il arrivait à la voiture de tomber en panne à deux heures du matin sur une route déserte de campagne, on ne pensait même pas à s’inquiéter. Dans de telles circonstances, d’autres s’affolent, verrouillent les portières et bivouaquent recroquevillés sur les sièges en attendant le petit jour et le passage d’un tracteur. Nous, on était sûrs qu’il trouverait la solution. Il soulevait le capot de la 403, projetait le rayon de sa lampe de poche sur le moteur, se penchait, rejetait sa cravate dans le dos, testait quelques pièces, et avec un bout de fil de fer et un bas de maman réalisait un pansement de fortune qui nous permettait d’arriver à bon port. Il tirait une fierté légitime de ses rafistolages et de ses dons d’improvisation. Son côté Léonard – le sens esthétique en moins. Il avait ainsi inventé de chauffer la grande chambre donnant sur la rue en la faisant traverser par le tuyau du poêle du magasin situé au-dessous. L’idée lui en était venue à la lecture d’un article d’« Historia » (comme souvent les autodidactes, il était féru d’histoire et de vieilles pierres) sur le mode de chauffage par les murs d’une villa gallo-romaine. Le tuyau traversait le plancher, décrivait à l’aide de coudes et de suspensions une géométrie anguleuse dans la chambre, et retrouvait le conduit de la cheminée à un mètre au-dessus de la tête de lit, ce qui nous obligeait à faire très attention au moment du coucher et du lever, car un coup de tête, outre le désagrément, risquait de déséquilibrer le fragile édifice tubulaire. Il y eut des sculptures contemporaines du même ordre sur lesquelles on s’extasie encore. Mais nous, quand papa montrait à la famille ou aux amis son ingénieux système de chauffage, on se sentait plutôt gênés.
Il arriva en début d’après-midi et, à son habitude, rangea la voiture sur le parvis latéral de l’église en une manœuvre impeccable à force d’être répétée, puisqu’il la réalisait déjà à quatorze ans en cachette de son père. Tout un groupe l’attendait qui l’escorta de sa voiture au magasin en se bousculant pour lui donner les dernières nouvelles. Sa haute silhouette aux cheveux prématurément blanchis dominait le cercle des fidèles. On fit une première station devant la lampe noircie qui refroidissait sur le trottoir. Chacun guettait sa réaction en donnant son avis – pour la forme, car on se rangerait au sien. De lui, on disait que c’était « quelqu’un », ou « un monsieur », ou un type « comme ça », mais avec cette façon, par un haussement de sourcils, une mimique de la bouche, d’acquiescer à un sentiment intérieur beaucoup plus riche, beaucoup plus profond, qui traduisait bien davantage le respect, l’admiration, l’allégeance, que les pauvres expressions usuelles qui s’essayaient à le définir. Il en imposait.
Certains, qui n’avaient pas eu en la circonstance le beau rôle, n’avaient pas oublié comment, quelques années auparavant, il avait retourné le pays quand l’opinion quasi unanime avait décidé par représailles le boycott du médecin. Celui-ci se serait-il contenté d’achever ses patients, on aurait pu l’admettre : une erreur de diagnostic, une médication hasardeuse, une intervention ratée, l’homme est faillible. Ce qu’on lui reprochait était beaucoup plus grave pour le vieux pays blanc qui avait vu, deux siècles plus tôt, les armées de la République exterminer sur ses terres les dernières bandes vendéennes. Libre penseur, il avait choisi en accord avec ses principes de placer son petit garçon à l’école publique, laquelle abritait cinq ou six malheureux vilipendés par les hordes des écoles chrétiennes et condamnés, à plus long terme, à périr dans les flammes de l’enfer. Preuve de son honnêteté intellectuelle sans doute, mais idée saugrenue qui revenait dans un bref délai à mettre la clé de son cabinet sous la porte. Car la sentence n’avait pas traîné. Par prudence, on avait tout de même consulté le grand Joseph, dont on redoutait le manque d’engouement pour ce genre d’excommunication. De fait, il convoqua aussitôt une réunion des parents d’élèves et, au terme d’une séance houleuse où les petites mains de l’Inquisition brodèrent sur la manière d’envoyer l’impie au bûcher, prit la parole : « Je suis infiniment reconnaissant au docteur Monnier d’avoir sauvé ma femme et deux de mes enfants. Je ne vois pas au nom de quoi je changerais de médecin. » Fermez le ban. Le lendemain, la salle d’attente du bon docteur débordait à nouveau de patients.
Il ne manifesta aucun étonnement devant l’ampleur du sinistre, tandis qu’il promenait un regard circulaire sur les étagères endeuillées, se prêtant à un semblant d’inspection destiné surtout à rassurer son auditoire, se contentant, en guise de commentaire, de passer un index distrait sur la soupière d’un service de table, qui marqua la couche de cendres sur le couvercle d’une virgule blanche. Planté au milieu du magasin, essuyant à son mouchoir le doigt sali (maman se retenant de lui faire une remarque), il ne surprit pas son monde en déclarant qu’il ne voyait pas d’autre solution que de tout remettre en état. Comme si soudain sa capacité d’invention retombait au niveau du commun. Pour aboutir à la même conclusion on n’avait pas eu besoin de lui. L’attente était d’ordre liturgique : « Dites seulement une parole et mon âme sera guérie. » Il avait parlé et on n’avait pas avancé d’un pouce sur le chemin de la guérison. Du coup, certains s’enhardirent qui considéraient sous cet éclairage nouveau que la réputation du grand Joseph était somme toute surfaite. Il y avait une place à prendre. Ils postulaient déjà la succession, commençant à tirer des plans, indiquant la marche à suivre et proposant d’entamer les travaux dès lundi. « Tsst, tsst », coupa Joseph avec cette façon de claquer la langue contre le palais, « pas lundi. » – « Quand alors ?» – « Maintenant. » Joseph le magnifique venait de signer son retour.
Il monta au premier étage enfiler son pantalon de toile vieux-rose délavé comme en portent les marins pêcheurs, sa chemise de cotonnade à carreaux bleus et gris (sa tenue de combat pour les grands travaux ; sinon, pour les menues tâches, il bricolait en chemise blanche et cravate, manches retroussées), rassembla tout ce que la maison comptait de seaux, d’épongés et de serpillières, et entreprit de vider le magasin. Les putschistes, rentrés dans le rang, furent enrôlés sur-le-champ, une grande chaîne se fit. La vaisselle entreposée dans la cour était plongée dans plusieurs bacs en décoctions successives. Il fallait sans arrêt renouveler l’eau qu’on jetait, engraissée par les cendres, sur les massifs de fleurs, manière de tirer un petit profit de notre malheur. Mais l’eau était si sombre qu’on oubliait parfois au fond du bac une assiette qui allait se briser sur une pierre au pied d’un rosier. Bientôt les parterres ennoyés demandèrent grâce. Notre épandage s’étendit à l’ensemble du jardin. Le soir, le sol était maquillé en terril.
Mais une vaisselle monumentale : des montagnes d’assiettes, de soupières, de verres, de casseroles, de faitouts, de bols, de marmites, services à café, services à dessert, à crème, à liqueur, coupes à fruits, plateaux à fromages, plats en terre, en faïence, en porcelaine à feu, en grès, plats plats, plats creux, ronds, carrés, ovales, moulins à café à main, électriques, moulins à légumes, presse-purée, louches, écumoires, passoires, l’équivalent de trois cents placards de cuisine vidés dans notre cour, à quoi s’ajoutaient les bidons à lait et leurs mesures en aluminium, les pots à fleurs de toutes tailles, les jardinières, les barattes, les saloirs, les bassines en plastique ou galvanisées, les bocaux à conserves, les rouleaux de toile cirée en trois largeurs (un mètre, un mètre vingt, un mètre quarante), les ampoules électriques, les balais, les brosses, un rayon quincaillerie, un autre de droguerie, mille bizarreries comme ces œufs en plâtre ou en bois qui servent de leurre pour inciter les poules à couver au bon endroit, sans oublier les couronnes mortuaires avec perles et strass, les croix en marbre ou en granit avec christ en bronze ou métal chromé, et les fleurs artificielles qui perdurent d’une Toussaint à l’autre et accompagnent plus longtemps les regrets éternels. Quand on trempa dans l’eau les petits sujets-baromètres qui changent de couleur selon le temps, on eut beau frotter, ils restèrent gris. On s’avisa que c’était normal en milieu humide. Quelqu’un eut l’idée de les placer dans le four pour qu’ils virent au rose.
L’ambiance était laborieuse. Les femmes se relayaient, soupiraient : « On n’en voit pas la fin », ou : « La suie, il n’y a rien de pire », ou, avec une note d’humour : « Et dire qu’il faudra recommencer ce soir. » Et, en fin d’après-midi qui vit-on arriver ? La vieille Maryvonne, un petit fichu moiré sur la tête, rabattu sur le front, finement noué sous le menton, comme si elle avait cherché à traverser la place incognito de peur qu’on la suspecte de revenir sur les lieux de son crime. Car de toute la journée elle avait fait figure d’accusée derrière son comptoir. Là où les mises en garde avaient échoué à la convaincre du danger que son mode d’éclairage représentait pour la commune, les événements cette fois plaidaient contre elle. La démonstration était parfaite : heureux que notre sinistre ne fût qu’un avertissement sans frais (pour les autres, s’entend), mais il fallait y voir la pose de la première pierre à feu qui allumerait l’étincelle de l’holocauste final auquel elle nous exposait tous. Au fil des heures, la vaillante Maryvonne avait organisé sa défense, mais son distinguo entre les bougies et la lampe à pétrole n’avait convaincu personne, elle le sentait bien. Alors, ébranlée par la puissance des faits, plus sûrement pour soutenir les membres en détresse de son club occulte, elle avait prématurément fermé son épicerie, fourré dans un cabas une blouse et une paire de vieux sabots de bois à sangles de cuir, et, bravant le regard de ceux qui interprétaient déjà son geste solidaire comme l’aveu de sa culpabilité, elle avait proposé son aide au groupe des femmes attelées à la monstrueuse vaisselle.
Pendant ce temps, les hommes lessivaient le magasin du sol au plafond. Le grand Joseph montrait l’exemple, répartissant les tâches et annonçant les pauses quand les bras se faisaient lourds. « Pas de refus », disaient les travailleurs à qui on tendait un verre, et ce contentement qu’ils affichaient après la première gorgée, c’était le signe que la gorge était sèche et le verre mérité. Avant dix heures, la première couche de peinture était donnée. Les murs et les étagères présentaient une teinte ivoire qui ne correspondait pas tout à fait à celle qu’indiquait la pastille sur le couvercle des pots, mais les fabricants n’étaient pas en cause. C’était un mélange inédit : il suffisait de regarder le visage des ouvriers à la sortie, tavelé de gouttes crème et de noir de fumée. Sur une proposition de maman, certains acceptèrent de prendre une douche, d’autres se contentèrent de plonger leurs puissants avant-bras dans une bassine et de se savonner vigoureusement. Pas assez cependant, à en juger par la couleur des torchons avec lesquels ils s’essuyaient les mains en poursuivant la conversation. Sous l’effet de cette teinture naturelle, les cheveux blancs de papa avaient foncé. Mais cette cure de jouvence semblait l’avoir au contraire fatigué. Il mit sur le compte des vapeurs de térébenthine que la tête lui tournât, et, portant la main au bas des reins, dans un geste qui commençait à nous devenir familier, cambra discrètement le dos en essayant de dissimuler la douleur sur son visage.
Après un dernier verre – liqueur, café, ou tisane pour les femmes –, il remercia un à un chaque bénévole, sans en rajouter ni jurer qu’ils lui avaient sauvé la vie, les accompagnant jusqu’au dernier sur le trottoir, prêtant même une lampe de poche à la vieille Maryvonne alors que les lampadaires de la place venaient à minuit de s’éteindre.
Le lundi, le magasin rouvrait. Il y eut affluence comme aux fêtes de fin d’année.