Maintenant, vous êtes un lendemain de Noël. Une échelle est appuyée sur le bord du toit de la remise sous laquelle sèche le linge. Grimpé sur les plaques de tôle ondulée, veillant à poser les pieds à l’emplacement des chevrons afin de ne pas passer au travers, votre père élague les branches du prunier voisin prises dans les fils téléphoniques. Le vent agite la couronne dénudée de l’arbre. Celui qui veille au grain dégage un espace libre autour des fils que la tempête qui s’annonce risquerait plus facilement d’arracher. Quand il redescend du toit, s’accrochant avec une prudence excessive à l’échelle, il dit ne pas se sentir bien. Ce qui vous étonne un peu, car l’effort fourni n’a pour lui rien de considérable. Comparé à sa grande entreprise de rénovation de la maison et du jardin, cet élagage se range parmi les petits travaux d’entretien. Vous l’avez vu déplacer des montagnes, du moins des morceaux, qu’il stocke dans le fond du jardin, ce n’est pas quelques coups de scie qui suffiraient à l’épuiser. Il ne faut pas non plus accuser la fatigue de l’âge : il n’a, somme toute, que quarante et un ans, même si, avec ses cheveux prématurément blanchis et du seul fait qu’il est votre père, vous ne le voyez pas comme un homme jeune.
Depuis quelque temps, cependant, vous savez qu’il souffre, se gavant de comprimés pour atténuer la douleur. Ce n’est pas faute d’avoir consulté. Des médecins, il en a vu à ne plus savoir où donner de la tête, au point qu’en désespoir de cause il a pris rendez-vous pour le lendemain chez un rebouteux. Vous le découvrirez avec stupeur bien des années après, en feuilletant son agenda. Ce qui vous laisse, cette trace écrite posthume, l’impression étrange que le lendemain de sa mort il était encore en vie, et que sa vraie disparition date du premier feuillet vierge de son carnet. Vous ne pouvez vous empêcher de penser que ce guérisseur de campagne avec des méthodes empiriques l’eût peut-être sauvé.
Les plus éminents spécialistes ont déclaré, radiographies à l’appui, que ses douleurs du dos provenaient d’un écrasement des disques vertébraux. On lui recommande en conséquence de ne plus porter de choses lourdes. Pour les valises, il lui est difficile de faire autrement. Cela reviendrait à ne plus exercer son métier, d’ailleurs il y songe, mais il a remis à plus tard l’aménagement du jardin, pour lequel il a collecté ces pierres remarquables qui disparaissent maintenant sous les hautes herbes. Elles attendront que son dos le laisse en paix.
Dans cet espoir, il exécute chaque matin, scrupuleusement, ce qui l’oblige à se lever un quart d’heure plus tôt, de longues suites de mouvements qu’il a répétés chez le spécialiste et notés pour s’en souvenir. Allongé sur la descente de lit, son carnet ouvert à ses côtés, il s’astreint à des séries de ciseaux, de flexions du buste où, jambes tendues, il doit toucher du bout des doigts la pointe de ses pieds, en quoi sa haute taille et ses bras courts ne lui facilitent pas la tâche (toutes ses manches de chemise sont raccourcies par un pli à hauteur du biceps), autant d’exercices qui le laissent sur les genoux et dont il doute qu’ils lui rendront ses disques vertébraux usés. Du moins, si aucune amélioration n’intervient, ce ne sera pas de son fait.
La souffrance l’isole. Le dimanche, il n’est plus question de promenades en famille. Le matin de son jour de repos, il paresse au lit et, quand il se lève, c’est, après sa séance de gymnastique, pour écouter, la tête dans les mains, les mêmes disques qu’il se passe depuis des mois. Le tourne-disque est bien sûr de sa fabrication : il s’est contenté d’acheter un bloc-moteur et une platine, confectionnant le boîtier en contreplaqué qu’il a habillé d’un plastique adhésif vert imitation cuir à l’extérieur, gris imitation marbre à l’intérieur. C’est la radio qui fournit le haut-parleur. Il remet inlassablement son groupe favori, genre Petits chanteurs à la croix de bois, version adulte, mais en moins nombreux cependant, c’est-à-dire un soliste au timbre précieux, appliqué, qui ne donne jamais la sensation de forcer dans les aigus, et huit choristes qui interviennent principalement à l’heure du refrain pour faire les cloches ou quelque chose de cet ordre. Il faut sans doute y voir son goût pour la camaraderie et la solidarité de groupe. Equipe de football, troupe de théâtre, réunion des « Quarante ans », cela finit toujours par des chansons. Peut-être à son insu s’identifie-t-il au chanteur leader ? « Joseph, si vous l’aviez vu sur scène, il aurait tout aussi bien pu faire acteur » : de quelle quantité de regrets se teinte sa rêverie ?
Il est seul dans un coin de cuisine à écouter ses disques. Il a posé une chaise près de l’appareil, cigarettes, briquet et cendrier à portée de main sur une tablette. Quand une chanson lui plaît particulièrement, il la repasse aussitôt, décollant le bras du microsillon et le replaçant au début avec précaution afin de ne pas rayer le disque. La sonnerie de la porte d’entrée du magasin, accrochée juste au-dessus du tourne-disque, ajoute aux chœurs une note stridente. Il retarde de plus en plus le moment de se rendre à l’église, alors que le carillon appelant à la messe de onze heures a sonné depuis longtemps. Ce peu d’empressement a peut-être des raisons plus profondes. Il a récemment confié ses doutes au curé Bideau, qui, loin de ses prônes menaçants, lui a raconté que même les plus grands mystiques avaient éprouvé ces tourments de la nuit de l’esprit. La compagnie est flatteuse, mais, pour la seule foi qui tienne, celle du charbonnier, elle n’est pas d’un grand secours. Et, comme une illustration de cette fêlure, Bideau arrivera trop tard pour les derniers sacrements.
Sitôt après avoir rangé l’échelle et la scie, et porté les branches élaguées dans son atelier avec l’intention de les débiter plus tard, il a annoncé qu’il montait s’allonger. Le fait est si inhabituel en milieu d’après-midi qu’on vous demande de faire moins de bruit, « Votre père est fatigué » et la cuisine où vous jouez est située juste au-dessous de sa chambre. Alors vous dessinez sur un coin de la table ou entamez une partie de cartes en silence. Vous ne vous doutez pas cependant que c’est une sorte de veillée qui commence. Le jour du premier de l’an, Mathilde, la mère du cousin Rémi – ils vivent ensemble dans la maison mitoyenne –, avouera un peu honteuse, presque en s’excusant, comme pour apporter un élément à l’impensable, qu’elle avait mis cette indisposition sur le compte des chocolats de la veille.
Le soir, à l’heure du dîner, il ne descend pas et reste alité. Il avale sans doute le potage qu’on lui monte, ou peut-être a-t-il manifesté le désir de ne rien prendre. Auquel cas vous le laissez se reposer. Vous ne le revoyez qu’au moment où vous-même montez vous coucher. Il doit être autour de dix heures et, timidement, vous entrez dans sa chambre l’embrasser. Vous ne notez rien de particulier : il s’agit de votre père en pyjama, le dos maintenu par l’oreiller, lisant dans le cône de lumière de sa lampe de chevet. L’image est familière, au nom de quoi penseriez-vous à vous alarmer ? Comme le lendemain 27 décembre est la Saint-Jean l’Evangéliste, il n’oublie pas en vous embrassant de vous souhaiter votre fête. Il vous fait un peu peur, cet homme, bien qu’il n’ait jamais porté la main sur vous, mais son autorité en impose et vous cloue souvent le bec, alors quelle tête ferez-vous quand vous apprendrez, des années plus tard, qu’il vous a donné ce prénom-là, fêté à cette date-là, parce que c’est celui que portait le disciple bien-aimé ? D’ailleurs, vous y tenez vous aussi, qui à chaque fois ne manquez pas de vous récrier quand on le confond avec l’autre Jean, celui du 24 juin, le Baptiste, le décolleté. Beaucoup plus tard encore il vous viendra à l’esprit que c’est aussi celui-là, le préféré, qui a rendu compte : « C’est ce disciple qui témoigne au sujet de ces choses et qui les a écrites. »
Il vous arrivera quelquefois de raconter que les derniers mots qu’il vous adresse furent pour vous souhaiter votre fête. Non par goût d’arranger la vérité (« Nous savons que son témoignage est vrai »), mais parce que cela fait une fin à laquelle la coda n’ajoute pas grand-chose, laquelle consiste, à la demande de votre mère sans doute, à lui apporter son briquet. A moins que ce ne soit de votre propre initiative. Car ce père épisodique que vous ne savez trop comment aborder, il vous arrive d’espérer par de tels gestes gagner sa faveur. Vous retournez donc dans sa chambre, timidement toujours, et ce n’est pas la maladie qui vous fait agir ainsi : cette prudence attisée par la crainte qu’il vous inspire ne facilite pas les élans.
Vous déposez le briquet sur la table de nuit en quête d’un satisfecit, de ce sourire dont vous voyez bien, maintenant que vous le traquez sur les photos, qu’il était empreint de gentillesse. Il ne vous vient pas à l’idée que le fait qu’il n’ait pas fumé depuis le milieu de l’après-midi pourrait être interprété comme un signe inquiétant. D’ailleurs, il a plusieurs fois manifesté son intention d’arrêter. Sur le conseil du médecin ? Ce serait dommage pour le briquet, cadeau de ses quarante ans, un briquet tout en inox poli, doté d’une petite molette latérale et, en sa partie supérieure, d’un bouton qui, pressé, libère le gaz – une double manipulation simultanée qui nécessite pour vous l’usage des deux mains. Votre père a eu beau vous en expliquer le fonctionnement en vous aidant à placer correctement le pouce et l’index, votre main moulée dans la sienne, le briquet fait partie de ces objets-Rubicon qui délimitent le territoire de l’enfance.
Il vous remercie. Cette fois, ce sont ses dernières paroles. De lui vous n’entendrez plus qu’un râle douloureux s’amenuisant au fil des minutes quand, allongé sur le sol de la salle de bains, il entrera en agonie.
Vous regagnez votre chambre. Vous vous glissez sous les deux couvertures et le volumineux édredon gonflé de plumes d’oie, tout en repoussant des pieds au fond du lit la bouillotte de caoutchouc brûlante qui, enveloppée dans un sac en pilou et placée là avant l’heure du coucher, a chauffé les draps en vous attendant. Dehors, le vent tourne à la tempête et fait grincer l’enseigne métallique du magasin ainsi que le panneau publicitaire de la station-service voisine, suspendu par des chaînes à la crosse d’un mât. A ces gémissements se mêlent le claquement des ardoises arrachées des toitures qui s’écrasent au sol. Ou bien c’est un objet inconnu qui dévale le bourg sous la poussée du vent, ou un volet qui bat, un banc qui se renverse, un pot de fleurs qui se lance sans filet d’un premier étage. L’Atlantique est coutumier de ces sautes d’humeur qui bercent plutôt qu’elles ne perturbent votre sommeil.
Bien à l’abri, bien au chaud, vous lisez « Le colonel Chabert ». Vu la couverture illustrée d’un cavalier de Géricault, il s’agit sans doute d’une version abrégée pour la jeunesse, mais, quand vous douterez d’avoir été un lecteur précoce, vous vous rappellerez qu’une raison plus impérieuse que l’ennui vous fit interrompre, le lendemain de Noël de vos onze ans, la lecture d’un roman de Balzac. Dans la chambre contiguë dont la porte de communication reste en permanence ouverte afin d’assurer une meilleure circulation de la chaleur, vos sœurs lisent aussi. Le bavardage du coucher a cessé, remplacé par le froissement des pages que l’on tourne en prélude au sommeil. Soudain, couvrant le vacarme de la tempête, un bruit sourd, provenant cette fois de la maison, vous tire de votre lecture, comme la chute d’un corps lourd, suivi aussitôt d’un cri d’effroi de votre mère. Vous vous précipitez hors du lit en direction de la salle de bains. Au moment d’en pousser la porte, un obstacle vous empêche de l’ouvrir, vous insistez, mais votre mère vous demande presque en hurlant de faire le tour. Vous passez par la chambre éclairée par les seules lampes de chevet qui la laissent au trois quarts dans la pénombre. Le grand lit est vide, les couvertures repoussées. C’est dans la salle de bains attenante, à la lumière crue d’un néon, que vous découvrez votre père gisant sur le dos à même le linoléum gris, les yeux clos, la bouche ouverte, ses jambes bloquant la porte donnant accès au couloir. Il respire violemment, un souffle rauque, comme si la gorge était obstruée. Penchée au-dessus du grand corps agonisant, votre mère l’agrippe aux épaules, tente de le redresser, puis prend entre ses mains le visage inerte. Il s’est senti mal – il faut appeler d’urgence le médecin – il a voulu se lever – elle a vu dans le miroir du lavabo son visage subitement se crisper et, au moment où elle allait se porter vers lui, le corps qui bascule en arrière. La chute, le sol qui vibre, le médecin, appelez vite, en tombant sa tête a heurté le mur.
C’est Nine, l’aînée, qui se charge de téléphoner. En vain. Il semble que la ligne est en dérangement. La tempête. Votre mère tambourine alors contre la cloison de votre chambre en appelant au secours votre cousin Rémi qui dort de l’autre côté. Elle crie et pleure tout en martelant le mur de ses poings. Rémi entend et ouvre sa fenêtre. Après un échange affolé dans le vent qui emporte les voix, Mathilde, qui l’a rejoint et dont on aperçoit en se penchant les cheveux blancs pris dans un filet de nuit, annonce qu’elle court chercher le docteur Maubrilland. Emmitouflée dans sa robe de chambre, une veste de Rémi jetée sur les épaules – dans sa hâte, elle a pris ce qui lui tombait sous la main –, la tête couverte d’un fichu solidement noué sous le menton, elle se lance dans la bourrasque au milieu des ardoises qui volent avant d’éclater sur la chaussée, courbée contre le vent, les pans de sa robe de chambre s’écartant comme les ailes d’un homme-oiseau. Pendant ce temps, Rémi court prévenir la tante Marie dans sa maison de poupée, c’est-à-dire qu’il court avec ses moyens, traînant sa jambe claudiquante qu’il semble à chaque pas retirer d’un sol mouvant. Ils arrivent bientôt tous les deux du jardin, la tante en tête, de sa petite allure pressée, son manteau noir enfilé sur sa chemise de nuit, et à peine ont-ils franchi la porte que le pays subitement se trouve plongé dans l’obscurité. Rémi a sur lui son briquet-tempête avec lequel il se chauffe régulièrement le bout du nez quand il rallume pour la vingtième fois sa cigarette à papier maïs. De sa belle voix forte qui lui vaut d’être le chantre attitré des grandes cérémonies liturgiques, il prévient la maisonnée de ne pas s’inquiéter, qu’il sait où sont rangées les lampes à pétrole. Il sait mais d’une manière imprécise, semble-t-il, à en juger par le remue-ménage dans le placard. Il réclame à Marie une chaise pour atteindre l’étagère du haut, lui demande de se dépêcher, parce qu’avec son briquet chalumeau il est en train de se brûler. Petite dispute exaspérée à mi-voix. Bientôt la cage d’escalier s’éclaire d’une lueur montante. Votre mère se porte au-devant du sauveur. Dans le halo de sa lampe, Rémi découvre le pauvre visage effaré et, d’un geste tendre, plein de compassion, pose sa main libre sur l’épaule de l’imminente jeune veuve : « Le docteur ne va pas tarder », dit-il.
Il va tarder. Privée de sonnette, Mathilde lance des gravillons dans les fenêtres du médecin qui n’entend pas puisqu’il dort côté jardin. Ou ne veut pas entendre. Vous le suspecterez longtemps d’avoir fait la sourde oreille quand pour sa défense il prétextera avoir attribué à la tempête le mitraillage de ses vitres. En l’attendant, Rémi a placé une lampe à pétrole sur un meuble de rangement de la salle de bains, au plus près du corps dont le râle s’amenuise maintenant. Votre tante Marie vous entraîne tous les trois dans la plus grande des deux chambres donnant sur la rue. Les livres de vos sœurs sont encore ouverts sur le lit à la page fatidique. La maigre flamme de la bougie, plantée dans son bougeoir de céramique rouge sur la table de chevet, maintient dans l’ombre la structure complexe des tuyaux du poêle composant l’ingénieux système de chauffage paternel. Alors qu’elle se dirige vers la fenêtre pour guetter l’arrivée de Mathilde, la petite tante est toute surprise de heurter violemment du front un tuyau à l’oblique, tant sa taille de poche l’a peu habituée à se baisser. A demi assommée, elle marmonne « Joseph », sans que vous sachiez si elle maugrée contre ses talents d’inventeur ou si elle l’appelle à son secours. Joseph l’entendrait-il qu’il lui reste tout juste assez de souffle pour imprimer un disque de buée sur le miroir présenté devant sa bouche. Après s’être assurée que le grand ensemble tubulaire ne risque pas de s’effondrer, elle distribue à chacun de vous, tout en se massant le front, un chapelet. Les siens – elle en a plein les poches, qui s’entortillent dans ses mouchoirs – sont d’un modèle austère : grains noirs et maillons argentés. Elle considère d’un mauvais œil que vous vous serriez tous les trois dans le même lit quand elle se laisse tomber à genoux sur la descente de lit dans un craquement de rotules, bras en croix, tête levée vers le ciel (c’est-à-dire le plafond), paupières baissées, avant d’entamer avec votre concours une sorte de marathon de prières : « Notre Père qui êtes aux deux que votre nom soit sanctifié », suivi de dix « Je vous salue Marie pleine de grâces le Seigneur est avec vous », puis retour au Notre Père suivi à nouveau de dix Ave (ce qui donne une place dix fois plus importante à la femme), le rythme s’accélérant à mesure qu’elle égrène en boucle son chapelet, si bien que vous vous emmêlez dans votre comptage personnel, ce qui vous vaut de sa part une remarque agacée quand vous récitez à contretemps un Ave à la place d’un Pater.
Du couloir vous parviennent des bruits de pas, une agitation que vous attribuez enfin à l’arrivée du médecin. Mathilde passe une tête par la porte pour en donner confirmation. Du coup, la petite tante augmente la cadence, comme si elle choisissait d’unir ses forces à celles de l’homme de l’art pour livrer l’ultime bataille. Elle invite Mathilde à se joindre à votre groupe, puis Rémi qui vient prendre de vos nouvelles, lesquels estiment qu’ils seront plus utiles auprès de votre mère. Mais c’est le genre d’argument raisonnable qui ne suffit pas à convaincre votre Marie. Elle est tellement persuadée du pouvoir de la prière qu’elle les rendrait presque responsables tous les deux si d’aventure l’histoire se terminait mal. Alors, pour compenser l’effet désastreux de cette dérobade, elle élève le ton et bientôt vous recueillez les fruits de cette intense activité spirituelle : la lumière revient. Vous laissez cependant la bougie allumée, dans la crainte d’une prochaine coupure, même si au-dehors il semble que la tempête se calme. Encouragée par cette première victoire, la petite tante met les bouchées doubles et cette fois vous perdez définitivement pied, incapable de soutenir l’allure de derviche tourneur qu’elle imprime à son chapelet. Vous la laissez seule dans son invocation au long cours, portée par la puissance divine et l’espérance du salut. Bien que son petit visage chiffonné dépasse à peine du sommier haut sur pieds, elle vous paraît léviter, au point que vous vérifiez d’un coup d’œil que ses genoux n’ont pas quitté le sol. Bercé par le rythme lancinant de la prière, peu à peu le sommeil vous gagne. Vous ne sauriez dire combien de temps a passé depuis la chute tragique, quand quelqu’un, vous avez oublié qui, pousse la porte de la chambre et, après un silence, annonce simplement : c’est fini.
L’expression est vague et pourrait s’adapter à mille situations. Pourtant, spontanément, vous comprenez qu’en ce vingt-six décembre mille neuf cent soixante-trois, à l’âge de quarante et un ans, votre père vient de mourir.