Dès qu’il entra dans le salon, en costume trois-pièces, tiré à quatre épingles, petit, le cheveu court poivre et sel taillé en brosse, la moustache chaplinesque, Alphonse Burgaud s’avança main tendue vers son visiteur et le reconnut. Il y avait un peu plus de deux ans maintenant, le ciel était gris comme il sied à un jour de Toussaint, et le tailleur accompagnait au cimetière de Random sa fille Marthe qui venait se recueillir sur la tombe de son premier-né, un éphémère petit Jean-Clair. Comme il remontait l’allée latérale au bras de sa fille, il avait remarqué ce grand jeune homme à lunettes qui soutenait son père effondré devant une sépulture fleurie. A l’abondance des fleurs on devinait la proximité du drame et à l’accablement de cet homme l’ampleur de son chagrin. Un an plus tard, dans ce même pèlerinage du souvenir, le grand jeune homme était seul. Sa haute silhouette s’inclinait au-dessus de la tombe des siens, comme s’il se préparait à s’y étendre. Emporté par la puissance de son chagrin, le père effondré n’avait pas tardé à rejoindre son épouse sous la dalle de granit gris, témoignant par son empressement d’une troublante fidélité dont il semblait exclure celui qui avait été pourtant l’incarnation de cet amour. Et celui-là, le fils abandonné, balançait à son tour à la pensée de les retrouver, de reprendre entre père et mère la place chaude de l’enfant prodige qu’il avait été – prodige de vie dans cette succession de naissances avortées. C’est alors qu’Alphonse Burgaud avait assisté à une sorte de sauvetage : une petite dame aux cheveux blancs, toute vêtue de noir, trottinant la tête dans les épaules – sa tante, et la plus formidable institutrice de Loire-Inférieure, aux dires de Marthe –, se portait à la hauteur du jeune désespéré, le tirait par le manteau, l’arrachait à ce pouvoir hypnotique de la pierre couchée et, après avoir emporté sa décision, remontait en sa compagnie l’allée centrale du cimetière vers la sortie.
Par une étrange imbrication du destin, c’est entre ses mains maintenant que le grand jeune homme remettait son salut, comme si, traqué de toutes parts, celui-ci ne savait trop comment s’y prendre avec cette vie qui lui avait été si miraculeusement accordée. Sitôt sollicité par Etienne, invité à entrer dans cette histoire dont il avait été le témoin fasciné, Alphonse Burgaud s’était mis en quête d’une ferme où camoufler le réfractaire. Il l’avait trouvée en lisière de forêt, sur les terres du comte de la Brègne, une des plus anciennes familles de France, c’est-à-dire ni plus ou moins ancienne qu’une autre mais en mesure d’établir au cours des siècles la permanence du nom, ou du moins cette mémoire zigzaguante qui ramène à une origine d’autant plus prestigieuse que lointaine, et qui faisait dire à une marquise d’Ancien Régime, contestant les titres d’un général d’Empire, prince de ceci et duc de cela : « Oui, mais vous, vous n’avez pas d’ancêtres », et le général couvert de gloire et de blessures autant que le soudard des croisades qui avait donné son nom à la lignée répliquant superbement : « Mais madame, les ancêtres, c’est nous » – ce qui n’était pas non plus gentil pour son père, lequel n’était peut-être qu’un simple cabaretier, statut que ne reconnaît pas la prétention à l’ancienneté, sinon bien entendu chez les cabaretiers eux-mêmes.
Le tailleur de Riancé avait ses entrées au château. Il lui suffisait d’apporter son savoir-faire et son nécessaire à couture, car, pour les tissus, le comte faisait venir tout exprès d’Ecosse des coupons de shetland. Ces façons impressionnaient beaucoup Alphonse Burgaud, qui avait gardé de ses années d’apprentissage chez les couturiers parisiens le goût des étoffes précieuses et des matières confortables et légères, comme ce manteau de cachemire qu’en démonstration il soupesait du petit doigt. Tablant sur les affinités britanniques du comte, sa première intention avait été de l’informer que ses fermiers auraient peut-être à héberger prochainement un réfractaire au STO. Mais, suite à quelques propos peu amènes à l’égard de ce général de brigade qui parlait sur les ondes de la radio anglaise (lequel n’avait en fait à ses yeux que le tort d’être un hobereau dont la particule n’impliquait aucun titre de noblesse), Alphonse Burgaud avait préféré ne rien dire et garder son secret pour lui.
C’est ainsi que, quelques semaines plus tard, le comte eut la surprise de croiser sur ses terres un curieux vacher, affublé d’une veste étriquée et d’un pantalon de velours noir bien trop court pour sa haute taille, se tordant les pieds dans ses sabots en accompagnant le troupeau, un livre ouvert à la main gauche dont il interrompait de temps à autre la lecture pour donner un petit coup de badine sur la croupe d’une vache flemmarde. Car le jeune homme avait accepté l’offre généreuse des fermiers à la condition de participer aux travaux de la ferme comme un simple valet. Il se levait à l’aube pour la traite dont il disait qu’elle réclame un tour de main rien moins qu’évident à attraper. Il ne suffit pas de malaxer les mamelles de la pauvre bête, de se comporter comme un sonneur de cloches, pour que fuse le jet de lait sifflant, crémeux, cinglant à gros bouillons la paroi métallique du seau et embuant d’une vapeur tiède les lunettes du trayeur. Il s’était longuement appliqué à maîtriser ce mouvement alternatif, main droite, main gauche, cette pression calculée des doigts, le pouce et l’index en anneau autour des trayons fonctionnant comme une valve et contrôlant la montée du lait avant de l’exprimer. Cet apprentissage sous l’œil critique et amusé du maître fermier n’avait pas été sans quelques désagréments. Car la manœuvre est risquée. Que l’animal repère l’incompétent maladroit et il manifeste sa mauvaise humeur en balançant une queue d’ordinaire assez peu propre à la tête de son tortionnaire, à moins que d’un écart il ne l’expédie – et le seau avec – à la renverse dans le fumier.
La joue plaquée contre le flanc de l’animal, en équilibre instable sur le tabouret à trépied trop bas pour sa taille, il peinait à caser ses longues jambes de part et d’autre du ventre rebondi, de sorte que, dès qu’il assura seul la traite, il inventa d’attacher les queues des vaches et de s’emmitoufler la tête dans un sac en toile de jute, n’hésitant pas à adopter des positions peu orthodoxes comme de s’asseoir en amazone pour prévenir le coup de sabot d’une bête revêche dont son tibia avait gardé un souvenir bleuté.
Des semailles de printemps aux labours d’automne il accompagna le cycle complet des travaux agricoles, bina, faucha, moissonna, mit le blé en gerbe, engrangea, sarcla, arracha, soigna particulièrement les quelques plants de tabac à usage domestique, se mettant pour l’occasion à la pipe qu’il n’aimait pas parce que la fumée refroidit dans le tuyau, mania la fourche et la bêche, nettoya l’étable, brouetta la litière, fendit le bois, maintint fermement le cochon que le fermier assommait, tourna presque de l’œil à la vue du sang jaillissant, demandant juste une dispense pour l’entretien de l’écurie et des deux lourds chevaux de trait après que l’un d’eux eut manqué de lui sectionner un doigt alors qu’il tentait de lui placer le mors entre les mâchoires (si bien que, des années plus tard, reliant cet épisode à la mémoire de son père, il confia qu’il eût fait un piètre dragon), occupant le reste de son temps à s’ennuyer, lire, bricoler, aménageant des étagères, réparant le manchon d’une charrue, disparaissant parfois plusieurs jours d’affilée quand les travaux ne rendaient pas sa présence indispensable, ou certains soirs enfourchant sa bicyclette et annonçant qu’il serait de retour au petit matin pour la traite, et de fait on le retrouvait à son poste, ayant à peine pris le temps de se changer, comme si rien ne s’était passé, aucun signe dans son comportement ne permettant d’informer ses hôtes sur ses agissements secrets, et d’ailleurs, plutôt que de chercher midi à quatorze heures, n’était-il pas plus simple d’imaginer là-dessous une histoire de fille, parce qu’après tout c’était de son âge et que pour un jeune homme plein de vigueur cette vie de reclus n’était pas une vie, mais lui ne laissait rien transparaître, sauf cette fois où, de retour après plusieurs jours d’absence, la fermière qui balayait dans la cour le vit descendre en catastrophe de son vélo, filer dans sa chambre et entreprendre aussitôt de brûler des papiers dans la cheminée, éparpillant ensuite les morceaux calcinés au-dessus du tas de compost, et, comme on approchait de midi, ses seuls mots furent pour décliner le déjeuner sous prétexte qu’il n’avait pas faim, avant de se retirer. Un peu plus tard, la fermière, inquiète de son silence, frappe à sa porte pour lui proposer un semblant de café, c’est-à-dire un infâme jus d’orge grillée, et, n’obtenant pas de réponse, s’autorise à pénétrer dans sa chambre, qui est celle de son fils prisonnier en Allemagne, la trouve vide, la fenêtre grande ouverte sur l’été bourdonnant et la masse verte des arbres, ne s’en étonne qu’à moitié car elle sait qu’il a l’habitude d’enjamber l’allège afin de ne pas déranger quand il rentre de ses expéditions nocturnes, et elle l’aperçoit en lisière de forêt, assis au pied d’un arbre, prostré, la tête dans ses bras repliés, une cigarette se consumant entre les doigts.
Il s’en était fallu d’un rien, d’un coup de pédale pas assez énergique, d’un détour trop long, d’une hésitation dans la recherche du lieu de rendez-vous, mais sans ce retard salvateur il serait aux côtés de son camarade Michel Christophe, arrêté presque sous ses yeux, poussé violemment dans une voiture, conduit à Nantes, torturé au siège de la Kommandantur, emprisonné puis déporté à Buchenwald d’où il revint à la fin de la guerre, maigre, tellement maigre avec cette fine enveloppe de peau épousant son crâne et ses os, que sa mère qui l’accueillit sur le quai de la gare hésita à refermer ses bras autour des pauvres formes de son fils de peur de le réduire en poussière, comme ces momies manipulées sans précaution à l’ouverture d’une sépulture ancienne, lui disant : « C’est bien toi », non pour s’assurer qu’il s’agissait bien de lui – mutilé, défiguré, comment n’eût-elle pas reconnu cette part d’elle-même ? – mais comme on s’étonne de la métamorphose d’un proche : c’est bien toi, qu’on n’imaginait pas capable d’un tel prodige, c’est bien toi, cet équilibriste sur le fil de la mort. Et pendant des jours l’alimentant comme un enfant de bouillies et de viande hachée, respectant son silence, et lui, à mesure qu’il reprenait des forces, que son regard paraissait moins lointain, commençant à raconter les affres du corps : la faim, les poux, la vermine, la dysenterie, le froid, la fièvre, mais comment faire entendre cette faim-là à ceux qui évoquent en retour leurs privations, ces démangeaisons-là à se gratter jusqu’au sang et à la folie à ceux qui se plaignent que le savon était une denrée rare et ne moussait jamais, ce froid-là à ceux qui grelottèrent quatre hivers, cette fièvre-là à ceux qui empilaient sur eux couvertures et édredons, alors gardant le reste pour lui, ne confiant que bien plus tard à son camarade Joseph ce qui tourmentait ses jours et ses nuits depuis son retour et dont il avait été le témoin : cinq cents petits Gitans, entre cinq et douze ans, exécutés à la seringue, un à un, que l’on immobilisait sur une table pendant qu’un pseudo-chirurgien, liftier dans le civil, leur enfonçait une longue aiguille dans le cœur, y instillant un poison jaunâtre à l’effet foudroyant. Et son camarade, se rappelant sa lenteur à bicyclette et le hasard bienheureux qui lui avait valu de ne pas partager le même sort, se retenant de lui demander s’il avait fait partie de ceux qui maintenaient de force les petits martyrs.