Ils étaient plusieurs à tourner autour, à donner des petits coups de pied discrets dans les pneus, passer une main caressante sur les ailes, jeter un œil au compteur – 130 kilomètres/heure ; mais ils sont unanimes, moins le propriétaire peut-être, à penser que les compteurs sont gonflés –, éplucher un reste de film plastique bleu sur les chromes, quand vous tirez dans l’espoir d’en arracher un long morceau, mais qu’au lieu de filer le film se rétrécit de plus en plus jusqu’à former une langue pointue qui ne tarde pas à se briser. Cependant c’est bien la preuve, cette pellicule de protection, que la voiture est neuve et non d’occasion – ce qui a souvent un côté plat réchauffé, vêtements déjà portés –, fraîche sortie de l’usine, encore à demi enveloppée dans son papier-cadeau bleu translucide. Après la débâcle de la Dyna rentrant à vitesse poussive par les routes bretonnes dans un tintamarre assourdissant, la 403 vert métallisé arrêtée devant le magasin et livrée à la convoitise des curieux est un délicieux présent. Voir l’air ravi du voyageur quand il s’installe au volant et fait tourner le moteur devant ses amis : chacun tend l’oreille en direction du capot et, en souvenir de la Dyna, feint de ne rien entendre. Quoi ? Ce presque murmure suffirait à propulser une voiture ? Son sourire à travers les reflets du pare-brise, et comme il donne deux légers coups d’accélérateur pour traduire son contentement.

Le paquet de Gitanes a déjà trouvé naturellement sa place sur le tableau de bord devant le volant. Il en prélève une cigarette et, par coquetterie, au lieu d’utiliser son briquet, presse l'allume-cigare, qu’il tend ensuite par la portière ouverte aux fumeurs ébahis. « Attendez, ce n’est pas tout. » Il fait aussi la démonstration du dossier inclinable de son siège. « Il ne manque plus que la douche », remarque quelqu’un. Quand il sort de la voiture, il se reprend à tourner autour avec le groupe et, la cigarette au coin des lèvres, se plante devant la toute nouvelle plaque d’immatriculation : 917 GG 44. « GG, grande gueule », dit-il. Voilà donc l’opinion qu’il craint que les autres aient de lui ? Pourquoi battre ainsi sa coulpe en public ? L’ombre bien vite se dissipe et chacun rit de la plaisanterie.

Dans cette pacifique guerre des Deux-Roses que se livrent au début des années soixante les partisans de Peugeot et de Renault – et, si l’on considère les victimes des accidents de la route, ce fut une guerre sanglante –, désormais nous sommes Peugeot. Aux Renault qui vantent la vitesse, la nervosité, la ligne plus sportive de la gamme au losange, nous opposons nos arguments : solidité, tenue de route, résistance du moteur, et une tôle qui ne finit pas en accordéon. Pour plus de précautions, il vissera sur le tableau de bord une lourde médaille en bronze du bon saint Christophe, qu’il a pris soin de récupérer sur la Dyna avant qu’elle ne parte à la casse. Ce qui, de cet homme, étonne un peu. Le ciel est prioritairement une affaire de femmes. Est-ce pour complaire à sa dévote tante Marie ? Quoi qu’il en soit, la 403 est une voiture honnête, sans manières, sur laquelle on peut compter. Comme lui. Ils s’entendront. Ce confort retrouvé verra la fin de ses ennuis, l’apaisement de ses douleurs au dos qui depuis peu reviennent lancinantes. Trop de valises manipulées, et ces pierres inutiles qu’il entasse dans son jardin. Il ne reconnaîtra pas, pas lui, qu’il a peut-être abusé de ses forces. Et qui s’aventurerait à lui en faire la remarque ? Autant lui reprocher de se tuer au travail pour les siens. Or il tient précisément à ce que les siens vivent au-dessus de ses moyens, il y va de son devoir de père et d’époux, et pour cela ne regarde pas à la dépense.

Mais, avec une telle acquisition, tout ira bien maintenant. Et, de fait, la vaillante 403 le mènera jusqu’à la ligne mythique des cent mille kilomètres dont il guette à son compteur le franchissement. Cette remise à zéro, cet alignement de cinq chiffres vierges efface du même coup quatre-vingt-dix-neuf mille neuf cent quatre-vingt-dix-neuf kilomètres de routes bretonnes (il n’y eut pas d’autres voyages sur cette période), deux années d’hôtels, de clients, de déballages, de boniments, une cure faustienne pour le prix de la solidité d’un moteur et d’une carrosserie. Encore quelques mètres et rien n’a eu lieu, ni l’éloignement, ni les soirées solitaires, ni l’espoir de jours meilleurs, encore un tour de roue et le monde n’est qu’un perpétuel recommencement. Voilà. Virginité parfaite du compteur. Il se range sur le bas-côté de la route qui domine une petite vallée où un bulldozer s’acharne à transformer une mosaïque de champs minuscules en plaine beauceronne. Depuis quelque temps il confie sa tristesse et son désarroi devant ce paysage que l’on torture sous ses yeux. Sa colère parfois. Dans ce désert qui s’annonce, où puisera-t-il de nouveaux repères ? Chaque arbre était une balise de sa géographie personnelle, à telle croix de carrefour – et elles pullulaient en Bretagne, devant lesquelles les femmes étaient nombreuses à se signer –, la voiture comme d’elle-même s’engageait dans la bonne direction, un champ d’ajoncs annonçait le printemps mieux que la couleur du ciel, et certain clocher qui pointait au-dessus des talus semble maintenant dévêtu, à ce point visible de loin qu’on ne prend plus la peine de se dérouter pour satisfaire sa curiosité. Ce coup de balai furieux sur le grand œuvre des gens de la terre – s’attaque-t-on aux jardins de Vaux-le-Vicomte ? –, c’est comme si l’on arrachait sans ménagement les clous à tête de couleur de sa carte murale. Fallait-il que la remise à zéro de son compteur s’accompagnât d’une table rase du paysage ?

Il coupe son moteur. Le silence qui s’installe est aussitôt envahi par le ronronnement parasite de la pelle mécanique dans le lointain. Il est maintenant à pied d’œuvre et, ce qui va suivre, il l’a prémédité. Il le racontera, faisant preuve d’une belle indépendance d’esprit, car son histoire, c’est une histoire de bonne femme qu’aucun réputé gros bras ou censé dur à cuire n’oserait endosser, une sorte de marché comme on en passe parfois pour s’assurer sur l’avenir : si les choses arrivent comme je l’espère, je m’engage à faire cela – être sobre, sourire au chat du voisin, avaler une boîte de clous, pèleriner à genoux jusqu’à Jérusalem, les propositions varient selon l’importance du marché. Il en est maintenant à ce moment où il lui faut tenir parole. Mais comme il est difficile de se mettre en scène, d’oublier son quant-à-soi. On s’observe, paralysé. Il temporise en allumant une cigarette.

L’après-midi finit doucement, le ciel voilé diffuse une apaisante lumière sur la campagne bretonne, comme un baume cicatrisant sur les champs dévastés. Les hautes butées de terre repoussées en bordure du vallon se couvrent déjà de digitales et de ronciers, et sont l’objet d’une grouillante activité depuis que les exclus des talus ont choisi d’y nicher. Quelques vaches remontent le pré et viennent aux nouvelles en passant la tête par-dessus la haie. Il baisse la vitre, la fumée s’échappe. La chaleur est telle dans la voiture avec ce chauffage poussé au maximum que la douceur de l’air le fait frissonner. Peu à peu, les odeurs d’herbe et d’aubépine se mêlent aux relents de tabac froid qui imprègnent l’habitacle. Il hésite encore. Au moment d’expédier son mégot d’une pichenette du pouce et de l’index de l’autre côté de la route, un signe se produit, un miracle quoi qu’en aient dit ceux qui n’y virent que la fin d’une journée de travail : la pelle mécanique se tait, livrant soudain l’espace aux chants des oiseaux, à leur envol – ce léger tremblé de la branche et des feuillages –, au frémissement de la haie que frôle la croupe puissante des vaches, au piétinement de leurs sabots, aux échos assourdis d’une ferme, et, dans la paix du soir qui s’annonce, il remercie le ciel de l’avoir accompagné tout au long de ces cent mille kilomètres sans autre pépin que les réparations d’usage, sans le moindre incident pour lui et les siens, il remercie d’être en vie. Il récite un Notre Père et trois Je vous salue Marie.

Ce qui pour la petite tante eût été le b a ba, venant de lui on ne l’aurait jamais cru. Non qu’il s’affichât comme libre-penseur, mais ses propos sur la religion se teintaient d’un anticléricalisme discret qui peinait notre vieille Marie, laquelle partageait son temps entre l’école des sœurs où elle enseignait et l’église où, en plus de sa participation assidue aux offices, elle assurait une sorte de maintenance, ayant notamment en charge la collecte des troncs, ce qui s’apparentait, pour nous qui avions le privilège de l’accompagner dans son relevé du dimanche soir, à un fric-frac avec clé – cette découverte fébrile, à l’ouverture de la petite porte de bois, des pièces amoncelées glissées par la fente (menue monnaie et quelques boutons) que nous raclions de la main pour les recueillir dans une poche de toile en veillant à ce qu’aucune ne tombe à terre, vérifiant ensuite à tâtons dans les coins de peur d’en oublier, et ainsi de tronc en tronc, à tour de rôle, augmentant notre butin, le sac pesant de plus en plus lourd dans nos mains, nos pas de voleurs licites résonnant dans l’inquiétante pénombre de l’église. Mais la tante évitait les discussions avec son neveu. D’abord parce qu’elle l’aimait, ensuite parce que les dogmes, l’Eglise et ses servants sont des choses qui ne se discutent pas. Elle préférait couper court en haussant les épaules et, tournant les talons, s’éloignait de sa démarche trottinante, tête baissée, continuant d’argumenter pour elle-même en marmonnant. Il avait beau jeu de lui rappeler que les bonnes sœurs qu’elle défendait si âprement lui en avaient fait voir de toutes les couleurs au cours de sa carrière d’institutrice, au point d’accepter la proposition de son frère d’abandonner sa chambre à l’école et de venir habiter la petite maison qu’il avait construite à son intention dans le jardin – ce qu’elle dut vivre comme une désertion. Tout cela, elle le savait bien sûr. Il n’était pas nécessaire de mettre le doigt sur la plaie. Il lui arrivait encore de revenir de l’école au bord des larmes pour une réflexion désagréable de la sœur supérieure. Mais c’était son affaire. Il ne lui appartenait pas de porter un jugement sur ces femmes qui vouaient leur vie au service du Christ quand elle-même, après tout, si pieuse fût-elle, n’avait jamais pris le voile. Peut-être payait-elle ainsi sa dérobade. En revanche, elle se permettait de signaler à son neveu frondeur qu’on approchait de Pâques et que les confessionaux l’attendaient pour le grand nettoyage de printemps. Bien que se décidant à la dernière minute, il lui concédait ce check-up annuel, mais, semble-t-il, sans tourments métaphysiques apparents. Ce qui ne manquait pas de nous inquiéter pour le salut de son âme. C’est cette pratique religieuse, à nos yeux extrêmement flottante, qui nous l’avait fait classer, sinon parmi les mécréants, du moins dans cette catégorie très dilettante de fidèles par habitude ou obligation. On ne doutait pas que manquer la messe dominicale, comme de croquer l’hostie ou de blasphémer (même si pour cela on ne savait trop comment s’y prendre), c’était se mettre en état de péché mortel. Or lui jouait avec le feu, arrivant bien après l’introït, le sermon déjà bien entamé (toujours ennuyeux à ses dires, et pourtant le curé Bideau, du haut de la chaire, présentait une vision terrifiante de l’enfer, martelant d’une voix d’outre-tombe, les yeux exorbités, penché en avant, ce qui lui valait quelquefois de se cogner les dents dans le micro : « Oh, le démon, oh, le vilain démon », comme s’il l’apercevait dans le sage décolleté des femmes en contrebas – mais une telle admonestation ôtait toute envie de faire le malin), se tenant debout près de la porte, à côté du bénitier, s’appuyant parfois, sur la fin, contre un pilier (l’église ne désemplissait pas à cette époque et il n’était pas question de remonter l’allée centrale à la recherche d’une chaise vide, surtout si vous étiez chaussé de souliers vernis craquants, à moins, bien entendu, de souhaiter qu’on les remarquât), profitant du remue-ménage de la communion et des allées et venues dans les collatéraux pour s’éclipser avant tout le monde, le grincement de la porte couvert par l’orgue et cinq cents poitrines entonnant à tue-tête : « Je suis chrétien, voilà ma gloire, mon espérance et mon soutien ». Ce qui ramenait sa durée de participation à l’office divin à un gros quart d’heure. On craignait que ce ne fût pas suffisant.

A vrai dire, il n’était pas le seul à agir de la sorte. C’était même la marque des hommes en général, dont un bon nombre, qui ne souhaitaient pas rester debout bien qu’arrivant en retard, empruntaient des chaises dans les cafés de la place qu’ils transportaient pour leur commodité dans le fond de l’église. On assistait ainsi chaque dimanche à un curieux ballet dans le bourg. Certains, prématurément éméchés, avaient du mal à franchir le tambour de la porte latérale sans cogner leur chaise contre les panneaux de menuiserie, perturbant le grand silence solennel de l’offertoire et s’attirant les foudres de Bideau, dont le regard décollait du ciboire pour identifier le coupable et le sermonner à la prochaine occasion. Mais ces remontrances faisaient aussi partie du rituel. Preuve d’une appartenance au clan des hommes. On doutait même de la virilité de ceux qui à la messe n’en perdaient pas une miette. Installés dès le premier son de cloche au premier rang, missel ouvert en main et cantiques en bouche – une présomption d’impuissance qui ne manquait pas d’être injuste pour celui qui avait une tête de prédicateur mormon, une seule femme et dix enfants.

La caste des dévots regroupait souvent d’anciens séminaristes détournés du droit chemin par l’appel du sexe. On se souvenait d’en avoir vu porter la soutane et se dérober peu avant l’ordination. Enrôlés dès leur plus jeune âge dans la filière ecclésiastique (pour les plus pauvres, c’était l’assurance de poursuivre des études, avec le prestige qui en découlait), ils découvraient sur le tard qu’on ne leur avait pas tout dit. Ils conservaient cependant leur foi première, poussant leurs enfants à reprendre la voie abandonnée, lesquels attendaient moins longtemps que leur père avant de virer définitivement agnostiques.

La Fête-Dieu était pour le grand Joseph l’occasion de montrer ses talents d’organisateur et d’inventeur. La procession du saint sacrement suivait un chemin semé de pétales de fleurs, remplacés le plus souvent, pour cause de floraison tardive, par des copeaux de bois diversement colorés qui déroulaient un long ruban aux motifs géométriques bariolés à travers les rues de la paroisse et que Bideau, ostensoir en tête, était le premier à fouler. Chaque quartier était responsable de la décoration de son secteur. Le quartier du haut du bourg avait l’avantage de posséder dans ses rangs, en la personne du charcutier, un authentique artiste capable de réaliser une victoire de Samothrace en saindoux ou une crèche en rillettes d’oie. Sur le plan purement esthétique, il n’était pas question de rivaliser avec une reproduction d’un Christ en majesté dans sa mandorle fleurie. Nous nous en tenions donc à une mosaïque élémentaire, losanges et frises, agrémentée dans un virage à angle droit d’une rosace, comme aux heures d’ennui en tracent les écoliers avec leur compas.

Tôt le dimanche matin, les bonnes volontés se réunissaient dans le garage, dont les portes restaient grandes ouvertes, accueillant les badauds, les bénévoles à temps partiel qui mettaient dix minutes la main à la pâte, les conseillers (plutôt que de procéder comme ci, vous devriez procéder comme ça), les raconteurs d’histoires véridiques de chats écrasés – ou plutôt de poules, lesquelles, plus sottes et moins véloces, payaient un lourd tribut à la circulation automobile –, les langues sèches (il était prévu des pauses rafraîchissantes pour les fresquistes), les mouches du coche et, à mesure que la matinée avançait, les femmes et les enfants.

La première phase consistait à diluer les colorants dans de grandes bassines avant d’y plonger les copeaux de bois apportés par cartons et brouettes de l’atelier de menuiserie voisin et stockés à l’année en prévision de la procession. Les uns et les autres se relayaient pour remuer la mixture à l’aide d’un bâton dont l’extrémité immergée se gainait selon les bassines de vert, jaune, bleu, orange, acquérant par cette marque distinctive un statut particulier, sorte de bâton de maréchal qu’au lieu de brûler ou jeter on recyclait par la suite comme tuteur au pied d’un rosier. Il fallait veiller en tournant cette soupe épaisse à ne pas s’éclabousser, car la teinture était tenace, s’incrustait sous les ongles. Ceux qui trouvaient trop féminin d’enfiler des gants au moment d’étaler les copeaux conservaient longtemps au creux des lignes de la main une fine crépine colorée que certains ne semblaient pas pressés d’effacer, manière de dire, tendant leurs paumes ouvertes : « J’y étais », avant d’entamer le récit de la joyeuse matinée.

Pour la fresque réalisée au pochoir, on utilisait des châssis qui ressemblaient à des tronçons de voies ferrées. Les traverses entre les deux rails de bois dessinaient des figures géométriques qu’il suffisait de combler avec les copeaux de couleurs. Une fois ce travail achevé, quatre hommes soulevaient délicatement le bâti de façon à ne pas chahuter la fragile mosaïque et le déposaient dans le prolongement de l’ouvrage, répétant l’opération jusqu’à la jonction avec le quartier voisin.

Les voitures ce jour-là étaient priées de faire un détour afin de ne pas trancher le long ruban multicolore, ce qui n’allait pas sans contestation. Les artistes à genoux sur le bitume, courbés sur le motif, occupaient ostensiblement le centre de la chaussée. Sûrs de leur légitimité, ce n’était pas une série de coups de klaxon qui pouvait les en déloger. Pour plus de précaution – et aussi parce que Joseph veillait à lui donner un rôle –, on proposait à André, entre deux vins, de régler la circulation, ce dont il s’acquittait, fort de l’appui du groupe, avec un sens certain de l’autorité, sifflant les contrevenants en portant deux doigts à la bouche, et allant jusqu’à teindre en rouge dans un des bacs son mouchoir qu’il agitait devant les pare-brise en signe d’interdiction.

La rue longeant le garage était régulièrement empruntée par un troupeau de vaches qui pâturaient dans les prairies grasses du bas du bourg. Il n’était pas besoin d’avoir de grands talents de pisteur pour les suivre à la trace. On pouvait même sans peine dater la fraîcheur de leur passage. Idéalement, il convenait de nettoyer au préalable la chaussée, mais ce jour-là le temps pressait, les copeaux manquaient et Joseph improvisait, confectionnant à la hâte un châssis sommaire composé de deux chevrons maintenus par quatre traverses, tandis qu’il envoyait une armée de volontaires tailler le buis et le laurier du jardin. On avait à peine fini d’essaimer en alternance les petites feuilles rondes et les feuilles lancéolées que le cortège débouchait à l’angle de la rue. Chacun se rangea sur le bas-côté, bras croisés ou mains posées l’une sur l’autre en cache-sexe, reprenant au vol un cantique ou une prière, adoptant un air de circonstance, mine contrite et regard inspiré, quand un spectateur perfide donna un coup de coude à son voisin. Le temps que celui-ci réagisse et il propageait à son tour la bonne nouvelle qui remontait les rangs comme une traînée de poudre, la gravité contenant de plus en plus mal l’irrépressible envie de rire qui gagnait les visages, les uns se mordant les lèvres, d’autres tournant soudain le dos, d’autres encore préférant s’éloigner pour donner libre cours à une inconvenante gaieté, cependant que Bideau, recueilli, ostensoir à hauteur du visage, d’un pas d’une excessive lenteur, à travers le tapis de feuilles vertes, marchait cérémonieusement dans la bouse.