Il avait la passion des vieilles pierres. Ce qui veut dire que, bien qu’elle batte à deux pas, il nous a peu emmenés voir la mer. La mer, pour l’ancienneté, ne craint personne, elle était déjà là aux premiers matins du monde. Mais ce côté fuyant, cette eau qui dort au-dessus des gouffres, cette vague qui va et vient sans se décider vraiment, cette marée qui se retire et revient six heures plus tard reprendre comme un voleur le morceau de plage qu’elle vous a donné – la mer ne correspond en rien à notre père. Lui, on le rangeait spontanément dans la catégorie des solides. On devinait que les pierres avaient à ses yeux la qualité de l’homme estimable, qui protège, bâtit et ne plie pas. Il était devant un chaos rocheux, un menhir ou un mur savamment appareillé comme devant un arbre généalogique. Par cette parenté monolithique il se sentait de la famille. Au lieu que l’eau coule, oublieuse de sa source, manque à sa parole donnée, engloutit, efface les traces, inonde, oxyde, détériore, l’eau ne supporte rien – ou alors, tel hiver un peu rude, le pas alternatif et balancé d’un patineur sur un lac gelé. Peut-être dans ces conditions eût-il aimé la banquise, cette mer tangible, maîtrisée, qui emprisonne dans ses strates de neige accumulée au fil des siècles des piles d’annales fossiles – mais la dernière glaciation remonte à trop longtemps en Loire-Inférieure.

Il n’y avait pas de voyage sans une pierre au bout. Les châteaux bien sûr, mais ceux de la Loire, bien qu’aucun ne manquât à notre tableau, nous intéressaient moins : trop beaux, trop propres, trop cossus, trop bourgeois – décors de princesse au petit pois pour intrigues d’alcôve. Et puis, la douceur angevine s’entend à ménager le calcaire et le tuffeau. A climat tendre, pierre tendre. Papa avait ce type de rigueur qui s’accommode plutôt du granit. Alors, les longs week-ends de Pâques ou de la Pentecôte, on partait sous sa conduite visiter la Bretagne. Là, tout le sous-sol résonne de ce message sourd venu des profondeurs. Le granit est une roche dure comme les hommes parfois sont durs : d’en avoir trop supporté. C’est une roche cristalline, magmatique, formée dans les entrailles de la terre. Les pressions y sont si considérables que le volume d’une montagne vaporeuse est ramené à la dimension d’un diamant. Et ce qu’a porté le sous-sol armoricain, c’est rien de moins qu’une chaîne himalayenne.

Nous étions à l’ère primaire et tout restait à faire. Un puissant plissement fit surgir du fond des eaux de hautes îles. Le massif armoricain s’élevait alors à plus de cinq mille mètres, dinosaure avant les dinosaures, tropical avant les tropiques, car un climat chaud et humide régnait sur ces premières terres. Quand on vante les charmes du passé, on oublie toujours de rappeler cette phase polynésienne de la Bretagne. Or, si vous êtes peintre à Pont-Aven, cela peut vous économiser un inutile voyage aux Tuamotou. La totalité de l’île se couvrait d’une forêt épaisse et nécessairement vierge puisqu’on n’y croisait ni druides, ni oiseaux, ni mammifères, ni même ces hautes bêtes emmanchées d’un long cou et qui n’étaient pas des girafes. Que s’est-il passé qu’on nous ait raboté nos hautes montagnes hercyniennes ? Du vent, comme il en souffle sur nos côtes, de la pluie, comme notre ciel en est prodigue, et du temps, des quantités impressionnantes de temps, avec juste ce qu’il faut de patience infinie. A plus petite échelle, on se rend mieux compte. Prenez quelques millions de pèlerins, passez-leur autour du cou une coquille, envoyez-les par n’importe quels chemins en Galice, à Saint-Jacques-de-Compostelle, et demandez-leur, au moment de franchir le porche de gloire de la cathédrale, d’imposer la main sur la colonne centrale. Revenez cinq siècles plus tard, la sueur des pèlerins a creusé une profonde empreinte de cinq doigts dans le granit. Un souffle, pourvu qu’il ne se décourage pas, suffit à araser des montagnes. Elles culminent à quatre cents mètres aujourd’hui. Encore un peu, quelques rafales, et le massif armoricain ressemblera, fertilité en moins, aux plaines de la Beauce.

La Bretagne était son terrain d’élection. Il la sillonnait en long et en large, six jours sur sept, pour le compte d’un grossiste de Quimper, installé en bordure de l’Odet, rue du Vert-Moulin. L’adresse se retenait sans peine : rue du Vermoulu, plaisantait-il quand les affaires ne marchaient pas. Son secteur couvrait les cinq départements bretons, moins la petite partie sud-Loire, l’estuaire formant, avant que les ponts ne l’enjambent, une frontière naturelle. Afin d’organiser au mieux ses itinéraires, il avait collé sur une planche de contreplaqué les cartes Michelin au 1/200 000 de la région et, en les juxtaposant, reconstitué une grande Bretagne qui couvrait tout un mur de bureau. Elle était piquée de centaines de pointes fines à la tête de différentes couleurs qui figuraient chacune un de ses clients. Au premier coup d’œil il savait à quoi s’en tenir. Il avait établi un code savant qu’il était seul à maîtriser où les couleurs renvoyaient aux chiffres d’affaires réalisés, à la périodicité de ses passages, aux nouvelles possibilités de démarchage et à d’autres critères qui nous échappaient. On savait, par exemple, que les têtes vertes le voyaient moins souvent que les têtes rouges, ou que les têtes bleues – parce qu’il en espérait davantage ou simplement qu’un ami valait le détour – bénéficiaient de son attention ; quant aux têtes noires, il leur était suggéré de faire un effort si elles ne voulaient pas disparaître de cette constellation bretonne. Et, comme il disposait d’une gamme d’une dizaine de couleurs, il notait aussi les hôtels agréables, les bons restaurants et même quelques curiosités, objectifs de prochaines promenades familiales.

Le dimanche soir, il s’enfermait dans le bureau, mettait à jour sa comptabilité, ses carnets de commandes, et rédigeait ses avis de passage, des cartons tamponnés à son nom qui annonçaient par courrier à ses clients sa visite prochaine. Puis, se postant devant sa carte murale enjolivée par ses soins, dans les parties marines, de photographies des plus beaux coins de la région, comme un stratège à la veille de l’affrontement, il composait ses trajets futurs, reliant les pointes colorées par des fils de coton qui traçaient, selon le principe euclidien du chemin le plus court, une route géométrique idéale, un parcours zigzaguant à vol d’oiseau, figurant, avec des allures de diagramme ou de feuille de température, son programme étalé sur un mois. Semaine après semaine, les fils dessinaient en lignes brisées les chemins d’Ariane qui sourdement terrassaient notre père Minotaure. De plusieurs couleurs, eux aussi, lestés à leurs extrémités de boutons de cuivre pour assurer une meilleure tension, ils évitaient d’empiéter l’un sur l’autre, se recoupaient parfois à la faveur d’une ville-étape, exploraient méthodiquement un territoire, s’efforçant de concilier les clients à démarcher et les hôtels où il aimait à descendre, assuré d’y retrouver, au hasard des tournées, deux ou trois compagnons de route avec qui entamer après repas une partie de cartes.

Il tâtonnait longtemps avant d’arrêter la solution la plus judicieuse, procédait par repentirs – au lieu de cette pointe au nord, pourquoi ne pas essayer cette autre plus à l’ouest ? – et de ces options dépendait chaque fois une variation nouvelle, un itinéraire inédit. Quand celui-là semblait conduire à une impasse, il détachait le fil circulant entre les têtes colorées et repartait de zéro, c’est-à-dire de Quimper, qu’il rejoignait tous les lundis matins après avoir quitté Random à six heures et avalé, en guise de petit déjeuner, la fumée de sa première Gitane.

Deux cents kilomètres à parcourir d’une traite n’étaient pas une mince affaire. Alors que maintenant elles s’ingénient à les éviter, les routes de l’époque au bitume graveleux, étroites et sinueuses, traversaient le moindre village. Les petites villes, confinées dans le périmètre d’anciens remparts, avec leurs marchés encombrés et leurs rues étriquées, constituaient autant d’obstacles qui ralentissaient la progression du voyageur. Car c’est ainsi que se définissaient eux-mêmes les représentants de commerce. Le mot n’évoquait aucun rêve d’évasion, aucune image de pays lointain, de plages blondes bordées de cocotiers : un voyageur était simplement quelqu’un qui gagnait sa vie sur les routes.

Dès qu’on quittait une nationale pour s’enfoncer dans le dédale de la campagne bretonne, il fallait compter avec les troupeaux de vaches qui barraient de leur démarche désabusée toute la largeur de la chaussée, opulentes, lascives, le pis ballottant entre les pattes arrière à presque toucher terre, ruminant entre leurs gencives le même ennui incommensurable, comme si de porter sur leurs flancs ballonnés cette étrange géographie de continents bruns et d’océans ivoire les avait convaincues que le monde, elles en avaient fait le tour. Le gardien ou la gardienne du troupeau suivait à bicyclette, un petit drapeau rouge de chef de gare glissé sous le bras pour régler, le cas échéant, la circulation, affectant dignement de ne rien entendre quand un coup de klaxon manifestait l’impatience d’un chauffeur, continuant d’un rythme toujours égal, à la limite du déséquilibre tant l’allure est lente, avalant les bosses de la même pédalée lourde, ne mettant pied à terre qu’au bas des côtes les plus rudes, et toujours au même endroit, remontant sur le vélo devant un autre repère, cet arbre, par exemple, qui marquait un adoucissement de la pente. L’habitude du chemin rituellement parcouru matin et soir, de cette transhumance bi-quotidienne. Rapprocher la pâture de la ferme par un échange avec un voisin ? On y songe quelquefois en repoussant aussitôt l’idée d’être demandeur – voilà qui est humiliant –, et puis ce serait bouleverser ce mouvement pendulaire dans le sillage des bêtes indolentes, c’est-à-dire bousculer la marche des planètes, la belle alternance des jours et des nuits, le cycle des saisons dont la vie, si misérable soit-elle, s’est jusque-là arrangée, s’arrangera encore demain. Un changement, même dans la perspective d’un confort supérieur, comporterait à coup sûr un vice caché et, cette horloge détraquée, quelque chose comme la mort.

Le chien, sûr de son importance, fait d’incessantes navettes entre l’avant et l’arrière du troupeau, remet dans le droit chemin les vaches récalcitrantes ou traînardes, donne de la voix pour se faire respecter. Il vient de temps en temps réclamer d’un regard un satisfecit auprès de son maître. C’est un corniaud gentil et laid qui ignore les caresses et, comme la plupart de ceux de sa race incertaine, a de bonnes chances de s’appeler Bas-blanc – simplement pour avoir l’extrémité des pattes blanches. L’imagination n’est pas le fort des campagnes, qui trouvent plus sage et rassurant que les choses se répètent à l’identique. Ce sont les Croisés qui, au retour de Palestine, inventèrent de baptiser l’animal fidèle du nom de ces « chiens d’infidèles » : on trouve ainsi encore quelques Médor. Mais personne n’irait choisir leur patronyme parmi les saints du calendrier. On entre là dans la zone du blasphème contre l’Esprit, le seul péché à n’être pas remis.

Les chats, eux, n’ont pas d’état civil. Ils sont, d’une manière générique, « les chats » – qu’on a d’autant moins intérêt à nourrir qu’ils ne se donneront plus la peine, le ventre plein, de courir après les souris, ce qui est tout de même leur fonction, et pour quoi on les tolère. Ils traînent une vieille tradition de porte-malheur qui les transforment en souffre-douleur et, à l’occasion, en gibier, les jours de chasse maigre. Il n’est pas rare de découvrir leurs corps faméliques criblés de plombs dans le creux d’un sillon. Certains ont un sort plus enviable, qui, souverainement indifférents, se prélassent sur la margelle d’un puits ou se livrent sur le rebord d’une fenêtre à une interminable toilette.

D’autres fois, c’est un attelage qui commande à l’automobiliste de lever le pied. L’homme est debout sur la charrette, la bride mollement serrée entre les mains, droit comme un aurige. Ses jambes écartées lui assurent une solide assise. C’est aussi l’affirmation de son pouvoir – celui, par exemple, de bloquer le passage. Il porte une salopette bleue délavée dont les pièces d’un indigo plus soutenu rajoutées au derrière et aux genoux rappellent la très lointaine couleur originelle. Fréquemment, d’un geste napoléonien, il glisse une main libre dans la bavette de son vêtement. Mais l’attribut essentiel de sa caste, l’objet-fétiche, c’est la casquette dont la visière rabattue sur les yeux le protège des rayons du couchant et lui donne un air de caïd. Sa casquette, il y tient plus qu’à ses cheveux, elle ne le quitte qu’à l’heure du coucher, si bien qu’on est tout surpris, quand il l’ôte un moment pour se gratter la tête, de découvrir une tonsure blanche et fraîche qui contraste avec le rouge cuivré de la nuque, tannée par le soleil et les intempéries.

Quand il sent que derrière lui la voiture s’impatiente, il imprime à ses rênes un mouvement ondulatoire rapide qui va claquer contre la croupe du cheval, lequel accélère le rythme durant trois pas et retourne bien vite à sa déambulation lasse. Souvent assise jambes ballantes à l’arrière de la charrette, se cramponnant des deux mains aux ridelles, l’épouse doit affronter seule, les yeux dans les yeux, la colère de l’automobiliste qui lui fait face derrière son pare-brise. Elle s’absorbe alors dans la contemplation d’un paysage mille fois entrevu qui n’offre rien à voir, ramenant seulement sur sa cuisse un pan de son sarrau aux nuances d’automne quand une ornière la secoue et dévoile un genou aussi blanc que le crâne dégarni de son mari. Les bottes de caoutchouc lui montent à mi-mollet, terreuses, d’où émergent de grosses chaussettes de laine grise. Elle voudrait être à cent lieues, prie le ciel que la route bientôt s’élargisse, ouvrant le passage à l’irascible conducteur. Pour se donner une contenance, elle ramène sous son foulard, d’un geste exquis, une mèche de cheveux. Où l’on comprend qu’à la campagne on possède l’art des bonnes manières aussi bien qu’à la ville. La voilà soulagée quand l’attelage s’engage enfin dans un chemin de traverse.

Les clients n’étaient pas tous à la tête de grosses affaires. Dans la Bretagne pauvre de l’intérieur, aux villages isolés, la plupart des points de vente relevaient du fourre-tout, en comparaison de quoi notre magasin de Random passait pour un modèle de spécialisation. Etait-ce la position géographique ? Entrant dans ces capharnaüms aux senteurs multiples, on se retrouvait projeté en pleine « conquête de l’Ouest », quand les bazars fleurissant le long de la voie ferrée proposaient aux nouveaux colons du lard, de la poudre et des dentelles. A mesure qu’une nouvelle demande se faisait jour dans la commune, on voyait arriver sur les comptoirs, à côté des rubans tue-mouches et des berlingots de shampoing rose et vert, une compilation sur disque grand format des plus grands succès de l’opérette interprétés par le roi de l’accordéon et son grand orchestre de trois musiciens. Dans cette quasi-économie de montagne, il fallait répondre à tous les besoins : de la bouteille de gaz au papier à lettres en passant par les déjeuners en porcelaine « souvenir de ma première communion ». C’est là que papa intervenait.

Il lui arrivait de se détourner de plusieurs dizaines de kilomètres pour placer deux verres et trois assiettes dans une épicerie-bourrellerie-café d’un obscur village de l’Arcoat. La Bretagne avait le don de ces commerces composites où les couples réunissaient leurs talents comme on ajoute une corde à son arc dans l’espoir d’améliorer l’ordinaire. Certains étaient de vrais maîtres Jacques : maraîchers le matin, coiffeurs l’après-midi, agents d’assurances le soir. Le débit de boissons était l’appoint obligé. N’exigeant de son propriétaire aucune formation spécifique sinon de réussir à remplir les verres à ras bords (avec ce coup de main précis qui imprime un demi-tour à la bouteille afin d’éviter que la dernière goutte ne glisse le long du goulot), il garantissait un revenu minimum mais constant, la baisse de la consommation n’atteignant les plus fervents que sur leur lit de mort. En outre, associé à chaque point de vente, il permettait d’allonger d’autant la tournée des bars – seule recette éprouvée contre l’ennui et la solitude –, et donc de retarder au plus loin l’heure redoutée de rentrer chez soi. A Random, dont le bourg pourtant modeste compta jusqu’à dix-sept cafés, on pouvait déterminer le moment de la journée en fonction de l’état d’ébriété des plus assidus. Le dimanche, par exemple, quand monsieur Untel, qui passait avec une rigueur métronomique d’une buvette à l’autre, arrivait en titubant à sa dernière station, on savait qu’il était deux heures de l’après-midi, que nous venions d’en terminer avec nos éclairs au chocolat et que madame Untel, son épouse, attendait stoïque depuis la fin de la grand-messe, son sac à main sur les genoux, dans l’unique voiture encore garée sur la place.

Quant à monsieur René, c’était un cadran solaire à lui tout seul. Et le soleil n’avait pas besoin de se montrer pour que rougisse son nez : rutilant, bourgeonnant, une fraise des quatre saisons. C’était un vétéran de Quatorze qui finissait ses jours à l’hospice et progressait à petits pas glissés en s’aidant de deux cannes. Sa journée était occupée par deux grands tours de la place, avec arrêt systématique à chaque café. Dans l’intervalle, il retournait prendre son repas à la cantine. Considérant sa vitesse de déplacement à quatre temps (un pied, une canne, l’autre pied, l’autre canne) et la côte sévère reliant l’hospice au Dourg, on pouvait dire de monsieur René qu’il était un homme très occupé.

Le rituel était immuable de ce manège fatal. On poussait la porte d’un café, on saluait la compagnie, et la compagnie ne vous autorisait à repartir que lorsque chacun de ses membres avait régalé tout le monde, ce qui, arithmétiquement, faisait autant de tournées que de buveurs, sans oublier le petit dernier pour la route. On imagine les risques encourus par un voyageur de commerce circulant dans une région constituée des cinq départements les plus alcooliques de France. Il dut toutefois se lasser de ces réunions au sommet où les affaires se traitent en choquant deux verres l’un contre l’autre, puisqu’on découvre sa signature au bas d’un document par lequel il prête serment de ne plus jamais toucher à une goutte d’alcool. Peut-être avait-il quelques jours auparavant dépassé les bornes, mais il s’y tint, commandant sa menthe à l’eau au milieu d’un cercle d’intempérants, sans défaillir. Et nul ne se serait avisé de jouer devant lui les diables tentateurs. Peine perdue.

Aussi maigre que fût la commande, elle avait tout de même exigé qu’il déballât devant son client la dizaine de valises qui encombraient le coffre et le siège arrière démonté de la 403. Chaque samedi, de retour à la maison, il vidait la voiture de son chargement et replaçait la banquette en vue d’une éventuelle promenade dominicale en famille. Le dimanche soir, il procédait à l’opération inverse. Comme la voiture n’était pas destinée à cet usage, il avait confectionné un plancher habilement découpé qui s’emboîtait comme une pièce de puzzle et facilitait le rangement des valises. Ce praticable restant en place, le siège arrière réinstallé se trouvait du coup surélevé, ce qui nous permettait de regarder par-dessus la tête de papa quand il conduisait. En revanche, il nous demandait de baisser la nôtre pendant une manœuvre délicate, car, du fait de notre position haute, on ne voyait que nous dans le rétroviseur intérieur.

Maintenant, empilez dans une valise cubique adaptée une cinquantaine d’assiettes aux motifs différents, soulevez, traversez la rue, poussez la porte du magasin, déposez, dénouez la sangle de cuir qui ceinture l’ensemble et prévient tout risque d’effondrement, déballez, exposez, faites l’article, subissez les mimiques du marchand qui de très loin prépare ainsi son refus et ne tient pas à ce qu’un émerveillement de sa part amène un malentendu. Remballez sans soupirer. Resoulevez, retournez à la case départ. Renouvelez l’opération. Sortez cette valise pleine de verrerie avec ses cases de velours rouge, cette autre de bibelots sommairement enveloppés dans des carrés de tissu et dont il arrive que certains soient ébréchés, et cette autre encore, et celle-là que vous aviez oubliée dont vous assurez, connaissant son goût, qu’elle va intéresser le client. Dites : je reviens. Revenez vite, le bras à demi arraché par la presque-malle que vous avez bien du mal à ne pas traîner. Ne montrez rien de votre lassitude. Expliquez : premier choix, second choix, promotion, prix de lancement, prix imposé, limite des stocks. Faites sonner, d’une pichenette de l’ongle sur son rebord, la splendeur en cristal taillé qui devra recevoir des fruits ou ce qu’on voudra. Demandez des nouvelles des uns et des autres. Compatissez. Ne vous appesantissez pas. Déviez. Prenez position sur le temps, dites : ça va s’arranger. Quand votre interlocuteur avance que la vie est dure en ce moment pour la profession, contrez : c’est général. Le cahier de commandes est prêt, posé en équilibre sur un amoncellement d’échantillons, la couverture et les pages déjà remplies retournées sur l’envers. Glissez deux feuilles de papier carbone sous l’original de façon à le reproduire en deux autres exemplaires : un pour le grossiste de Quimper, l’autre pour le détaillant, le troisième pour vous. Sortez le stylo à bille dont vous appréciez qu’il ne tache pas vos poches comme le stylo à encre, notez, en respectant bien les colonnes : numéro de référence de l’article, intitulé, prix unitaire, quantité (vous ferez le calcul, ce soir, à l’hôtel). Dites : je vous écoute. Deux modèles comme ceci, un autre comme celui-là, trois de cette sorte. C’est tout ? C’est tout pour aujourd’hui. Dissimulez votre amertume que pour si peu la matinée ait été perdue. Remerciez, remballez, saluez. Au prochain passage. Il est plus de midi, vous n’avez pas le temps de visiter un autre client. Si rien ne vous convient ou si l’appétit n’est pas au rendez-vous, vous vous moquez de sauter un repas, vous contentant de grignoter une tablette de chocolat. Vous appréciez tellement le chocolat que vous prétendez en avoir consommé l’équivalent d’un wagon. A ce train, notre collection avance vite, car vous gardez pour nous les images glissées dans les emballages en prenant bien soin de décoller le papier sans les déchirer – ce qui fait en fin de semaine un joli paquet.

Vous attendez l’ouverture du prochain magasin en fumant des cigarettes enfermé dans votre voiture qui sent le tabac froid jusqu’à l’écœurement. Pour les passagers, s’entend. L’hiver, vous aimez rouler le chauffage poussé au maximum. Cette chaleur, cette fumée qui vous entoure d’une légère gaze blanche, c’est votre cocon.

La 403 ployait sur son essieu arrière. Ainsi pesamment chargée, elle donnait l’impression de chercher sans cesse à décoller. Il aurait pu suffire aux lourdes valises d’écraser la voiture, mais elles avaient aussi entrepris de raboter les disques vertébraux de leur manipulateur, se montrant dans ce travail d’érosion, semaine après semaine, d’une redoutable efficacité. Sur la fin, la douleur qui le tenaillait ne le lâchait plus. Pour tenter de la calmer, il vidait ses tubes de Véganine à la même vitesse que ses paquets de Gitanes.