C’est pendant ces jours de désastre que le voyageur surveillait son compteur. Il y avait plusieurs kilomètres déjà qu’il se préparait à franchir la barre des cent mille, équateur symbolique pour la voiture et son pilote qui venaient de parcourir, en tout juste deux ans, sans accrochage ni panne majeure, l’équivalent de deux fois et demie le tour de la Terre. Des circonvolutions particulières puisque enroulées comme un écheveau dans un tout petit territoire, comme si Magellan se fût adonné à la pêche côtière et qu’avec autant de jours de mer, au lieu d’un détroit célèbre, il n’eût offert au monde qu’un pauvre portulan mille fois revisité. Pour mieux apprécier l’exploit de la 403, il fallait l’estimer à l’aune de celles qui l’avaient précédée. La Juvaquatre gris-bleu avec ses moyens d’immédiat après-guerre avait été vaillante – une sorte de caisse à roulettes achetée sans pneus en ces temps de pénurie, monnayés par la suite contre des tickets d’alimentation et des lunettes de tankiste de l’armée américaine –, mais, avec sa tenue de route style savonnette, elle eût été bien en peine d’affronter comme sa suivante, une 203 fourgonnette noire et chrome, le relief tourmenté du Massif central, les routes du Limousin où l’herbe crevait le bitume et les grands cols pyrénéens, quand, sur un circuit vaste comme la moitié de la France, à quoi s’ajoutait la Belgique wallonne, papa entreprit de démarcher les écoles primaires pour placer dés tableaux pédagogiques : des séries thématiques illustrées de dix planches : l’Anatomie (au corps écorché étrangement dépourvu de sexe), les Sciences naturelles, les Grandes Découvertes (d’un homme velu grattant un silex au-dessus d’un petit tas de feuilles mortes à Pasteur contemplant la rage au fond d’une éprouvette), la Géographie (deux séries : la France et le Monde), l’Histoire (tout Michelet en vingt planches : Vercingétorix et sa moustache en forme de bicorne napoléonien, Clovis et son baptême, saint Louis lavant des pieds entre deux croisades, Jeanne d’Arc et sa frange, Jeanne Hachette en pâle doublure de la précédente, Louis XI et son petit chapeau profilé comme une aile volante, Sully et ses deux mamelles, Louis XTV et ses poses d’escrimeur mondain, Fontenoy et ses morts courtois, la Bastille et sa prise, Bonaparte et son pont d’Arcole, le duc d’Aumale et sa smala, Gambetta et son ballon), sans oublier la série biblique, créée spécialement à l’intention des écoles chrétiennes dans le but de conquérir un nouveau marché mais qui, en dépit d’une Eve très pudique façon lady Godiva voilée par ses cheveux, n’eut aucun succès du fait que la maison d’édition était soupçonnée par les bien-pensants de sympathie communiste (certains avaient même trouvé dans le portrait du Moïse barbu et chevelu brandissant les Tables de la Loi une ressemblance avec Marx, si bien qu’en fait de dix commandements il fallait y voir les dogmes du matérialisme dialectique et au lieu d’Israël la terre promise soviétique). C’est ainsi que l’éditeur des tableaux pédagogiques fit faillite et que nous avons conservé des dizaines de reproductions de notre Moïse rouge dans l’entrepôt du jardin. Papa en avait même tapissé son atelier. Charpentier à ses heures, notre Joseph bricolait entouré de ses refuzniks.
Qu’avait-il besoin de voyager si loin pour un si maigre profit ? Il s’absentait de longues semaines, expédiant de chaque ville-étape une carte postale dont la collection compose un itinéraire erratique en même temps qu’une sorte de journal de bord pointilliste : San Sébastian et sa longue plage de sable : « Les chaussures ne sont pas moins chères en Espagne, et il pleut », Amiens et ses hortillonnages (une barque à fond plat sur un canal bordé de roseaux) : « Pour mon gros père qui aime tant les bateaux » (quel est ce père qui appelle son fils son père ?), Reims et l’ange au sourire, à sa petite dernière pleine de vie : « L’ange est content, son petit doigt m’a dit que tu étais bien mignonne », le plateau de Millevaches, à sa grande fille de sept ans : « Maintenant que tu sais compter jusqu’à mille, combien de vaches sur ce plateau ?» (on avait beau retourner la carte dans tous les sens, pas une seule, ni dans les arbres ni dans les nuages), deux cartes de Bruxelles, l’une de la Grand-Place, l’autre du Manneken-Pis, ce petit bonhomme insolent haut de cinquante centimètres, nu comme un ver, qui urine de son piédestal dans un bassin : « Ne faites pas comme lui », Rodez, vue panoramique de la ville aux couleurs Ektachrome, où il est question d’argent, de celui qu’il se promet de gagner (il ne rentrera pas avant d’avoir réalisé le chiffre d’affaires qu’il s’est fixé), de celui qu’il envoie par mandat dont une partie devra servir à rembourser monsieur X et l’autre à régler deux factures en attente dans le tiroir du bureau, où, d’une écriture fine et personnelle, il avoue son ennui loin des siens, où l’on sent sa lassitude, où il embrasse très fort sa femme et ses trois enfants, où l’on comprend qu’il se tue au travail, qu’il vaut mieux que ce que la vie lui réserve, et que pour cette vie il n’a sans doute pas la bonne méthode, comme s’il s’employait surtout à employer son temps.
Il avait aménagé l’arrière de la 203 de telle sorte que les tableaux se rangeaient verticalement et coulissaient sans effort sur de petits rails ingénieux fixés au plancher et au plafond, et, au vrai, c’est ce qui le passionnait, cette possibilité dans n’importe quelle situation d’éprouver sa capacité d’invention.
Peut-être même avait-il accepté cette place pour avoir à résoudre la question du rangement des tableaux. Et, une fois résolue, il ne lui restait plus qu’à aller voir ailleurs, du côté de Quimper, où se posait un autre problème : comment caser des valises de volumes différents, non plus dans une fourgonnette (la 203, ayant fait son temps, fut revendue à un maçon, lequel fit une bonne affaire, si l’on songe que vingt ans plus tard elle circulait toujours dans le bourg de Random), mais dans une voiture de tourisme quatre portes, élégante, nouvellement sortie et qui, contrairement à la précédente, ne sentait pas le travail.
A mi-chemin des Trente Glorieuses, maintenant que les affaires marchaient bien, après avoir assuré le nécessaire, on se permettait de sacrifier à l’esthétique. De fait, on sacrifiait. Avec ses lignes fluides un peu molles, cette façon d’arrondir systématiquement les angles, son tableau de bord en plastique moulé ivoire et ses voyants lumineux rouges et verts, la Dyna ressemblait à un transistor de plage. Tout poussait, sauf le mauvais temps, à étendre à côté une serviette de bain – ce qui eût d’ailleurs été pratique pour jeter un œil sous le châssis quand, au bout de quelques semaines, à peine sortie de la période de rodage, elle commença à perdre huile et boulons. Au naturel déjà la Dyna n’était pas silencieuse, ses concepteurs ayant peut-être pensé qu’un moteur s’entendant de loin ajoutait une touche sportive, comme ces jeunes gens qui débranchent le pot d’échappement de leurs vélomoteurs et mettent la tête dans le guidon en passant à la poignée des vitesses fictives. Mais, à mesure qu’elle jouait les petits Poucets, il devenait impossible d’y tenir une conversation tant le moteur, animé de bruits hétéroclites, imposait sa voix puissante. Plutôt que de hurler, on se concentrait sur le paysage. En voyage, sans un mot, le conducteur signalait les curiosités d’un geste de la main. On tournait la tête à droite : un menhir, un calvaire, à gauche : un château ruiné, un cheval, le doigt pointait vers le haut : un avion. Les explications venaient par la suite, à l’heure de la pause. Ainsi ce n’était pas un avion mais un planeur. Un planeur ? C’est-à-dire un avion sans moteur porté par les courants ascendants d’air chaud. Sans moteur ? On glissait avec lui dans un silence vertigineux.
Le matériel entassé à l’arrière avait eu raison très tôt des suspensions. On aurait pu établir un guide de l’état des routes bretonnes où les bornes auraient remplacé les étoiles et les fourchettes. Ceux-là qui protestaient au nom de la tradition contre le bitumage des rues pavées encore nombreuses dans la région n’avaient qu’à embarquer à bord de la Dyna. On claquait des dents pendant toute la traversée des villes anciennes.
Pour être honnête, les lourdes valises n’étaient pas seules responsables de l’état des amortisseurs. Sa marotte n’avait rien arrangé. C’est pendant cette période qu’il entreprit de collecter les pierres remarquables. En semaine, il les repérait sur le bas-côté de la route, s’arrêtait, emportait les plus petites, roulait les plus volumineuses dans le fossé ou les dissimulait derrière un arbre, les signalant au retour sur sa carte murale par des clous dorés – les seuls à pointer en rase campagne. Certains dimanches, on partait en famille les récupérer.
Notre facteur Cheval avait en projet un jardin idéal qu’il n’eut pas le temps de réaliser, se contentant d’entasser son butin au fond du jardin dans la perspective de son grand chantier. Il avait ébauché quelques crayonnés avec rocailles et cascade qui évoluaient à mesure de ses découvertes. Certains croquis étaient plus aboutis. Son chaos rocheux, d’où devait jaillir une source, aurait culminé à deux mètres. Il dissimulait dans sa masse une installation rudimentaire et sophistiquée, bien dans le style des tuyaux de chauffage de la chambre, qui, en prolongeant les gouttières de la petite maison du jardin où vivait notre tante Marie (au vrai, sa tante à lui), aurait alimenté son système en eau de pluie. Théoriquement, en vertu du principe des vases communiquants, le jet d’eau se serait élevé aussi haut que le bord inférieur du toit, mais, comme il craignait que la réalité ne se montrât un peu rebelle, et bien que la pluie ne soit pas une denrée rare en Loire-Inférieure, il avait prévu un circuit parallèle fonctionnant sur l’ancien puits et son groupe désaffectés depuis notre raccordement au réseau. Celui-là n’aurait fonctionné qu’épisodiquement pendant la visite des curieux ou pour accueillir les amis.
Deux poissons rouges attendaient dans un bocal le bassin au pied du chaos rocheux qui leur était promis. Ils étaient à l’origine du projet. Par compassion, en raison de l’exiguïté de leur habitacle. Mais l’idée était dans l’air. Maintenant que l’époque sacrifiait au superflu, les jardins potagers et leur « peur de manquer » reculaient devant l’envahissement de pelouses agrémentées d’angelots, de roues de charrette fleuries ou des sept compagnons de poche de Blanche-Neige saisis dans leur activité principale qui consistait à pousser une brouette d’enfant garnie de plantes grasses. Des jardiniers habiles donnaient à leurs buis des formes géométriques, les plus artistes sculptaient dans la masse végétale des éléphants et des hippopotames. L’ensemble avait un côté crèche laïque quoiqu’il manquât un messie pour fédérer le tout.
L’heure était bien au remembrement. On ne savait qui avait commencé, des tondeurs de pelouses ou des autorités, mais l’impulsion était donnée. Effacer le soupçon d’obscurantisme et d’arriération qui pèse sur la campagne. Au fouillis substituer l’ordonnancement, à l’ombre la clarté, à la boue la blanche neige. La civilisation rurale faisait passer le message : nous ne sommes plus des paysans. Bien reçu, dit le sauveur du ministère qui à l’unisson laminait le territoire : vous êtes des exploitants agricoles.
Nous pouvions y trouver notre avantage. Les puissants bulldozers déterraient les pierres à foison. C’est ainsi qu’un dimanche nous fîmes notre meilleure récolte parmi les résidus balayés de la « finis terrae ». En début d’après-midi nous avions parcouru les alignements de Carnac. Ce n’était pas la première fois que notre Le Nôtre cherchait son inspiration auprès des jardiniers-paysagistes du Néolithique. Quand sa route longeait le site, s’il disposait d’un peu de temps, il lui arrivait de s’y arrêter, faisait quelques pas entre les menhirs, puis, s’asseyant sur une pierre abattue, sortait son paquet de Gitanes et fumait pensivement une cigarette après en avoir machinalement tapoté l’extrémité sur l’ongle de son pouce pour tasser le tabac. Il prétendait se sentir en harmonie avec les hautes stèles gangrenées par le temps et les éléments, relevant le col de sa veste quand le vent fraîchissait, passant une main dans ses cheveux quand une pluie imperceptible le poussait à regagner sa voiture. Il restait ainsi un moment à regarder planer les oiseaux de mer, voleter les moineaux au-dessus de la brande, et, entre deux rejets de fumée, le cou tendu vers le ciel, tentait de résoudre l’indéchiffrable énigme de cette statuaire sans visage. Comme il s’était documenté, il savait qu’on ne savait pas grand-chose sur la question, ce qui lui permettait d’être à égalité de connaissance avec les plus éminents spécialistes de l’architecture mégalithique. Pour un autodidacte, toujours contrecarré dans ses réflexions par l’autorité des docteurs, c’est une aubaine. Il pouvait ainsi en toute impunité laisser son esprit dériver. Parmi les théories des plus sérieuses aux plus fantaisistes sur la signification des alignements, s’il n’accordait aucun crédit aux pistes d’atterrissage pour aéronefs martiens, il se montrait séduit par l’hypothèse d’un calendrier cosmique capable d’établir la date des moissons et de commémorer l’anniversaire du prince, sorte d’almanach géant auquel il ne manquait que le nom des saints gravé sur les pierres et quelques conseils de jardinage sur l’art et la manière de tailler et arranger de tels bouquets de granit. Quoiqu’un peu encombrant et de maniement incommode, cette éphéméride pour les oiseaux – puisque ne se pouvant consulter que du ciel – avait au moins l’avantage d’ouvrir de vastes horizons à la rêverie et satisfaisait un talent très réel pour les mathématiques si l’on en juge par la facilité avec laquelle il résolvait les problèmes ardus que nous rapportions du collège. Cette interprétation de Carnac offrait du monde une allégorie chiffrée. Tout était dit, annoncé, codé : il suffisait de mesurer. Comme il portait toujours sur lui un mètre à ruban destiné à vérifier le diamètre des verres et des pots de fleurs, il avait relevé la distance entre plusieurs menhirs supposés reproduire, cinq mille ans avant le maître, le théorème de Pythagore dans son rapport idéal : trois, quatre, cinq. Mais les résultats s’étaient révélés trop aléatoires pour qu’on pût annoncer avec précision le jour et l’heure de la prochaine éclipse. Il avait même tenté d’assister au lever du soleil sur la lande de Kermario au solstice de juin. Selon le témoignage de lève-tôt épisodiques, pseudo-druides ou néoadeptes de Râ, le premier rayon suivait scrupuleusement une allée avant de se planter au centre d’un cromlech, lequel, figurant comme le trou du Saint-Sépulcre le milieu du monde, était rebaptisé Point tellurique-axial de l’univers. Mais comme le même rayon était attendu à plusieurs endroits en même temps, qu’il devait aussi traverser la Table des Marchands, perforer le tumulus de Gavrinis et pointer au sommet de tel grand menhir, il était clair qu’il n’y en aurait pas pour tout le monde. La veille au soir, le ciel était couvert et quand, au milieu de la nuit, il entendit de sa petite chambre d’hôtel près d’Auray la pluie tomber, il éteignit prudemment son réveil et choisit de se rendormir.
Les visiteurs étaient accueillis sur le site par des grappes d’enfants qui s’agglutinaient autour d’eux et, sans préambule, entreprenaient de débiter une sorte de complainte psalmodiée à laquelle on ne comprenait pas un mot. Le ton était monocorde, rapide, empruntant à la récitation des articles du catéchisme ou des fables, chutant à chaque fin de phrase, ce qui obligeait les petits officiants à reprendre bruyamment leur souffle en aspirant la phrase suivante. De quoi s’agissait-il ? On l’apprend bien plus tard : de la légende de saint Cornély, qui, poursuivi par les légions romaines, n’avait dû son salut qu’à l’intervention du Seigneur, dont le souffle sacré avait changé en statues de pierre cette armée d’assaillants que le gouvernement de l’époque ne songea pas à rapatrier, ainsi qu’on le fait des corps des soldats, ce dont on se félicite, car, outre un déménagement délicat, c’en eût été fini de Carnac. Mais sur le moment on avait beau tendre l’oreille, saisir au vol deux syllabes identifiables et les marier pour reconstituer un mot, il était bien difficile de rendre à César ses légions et à Dieu son haleine pétrifiante. Du coup, le mystère des pierres levées s’épaississait, se doublait de cette autre interrogation : en quelle langue s’expriment-ils ? en patois alréen ? en gallo-vannetais ? en proto-gaélique ? en bas latin ? en latin de cuisine ? en bas breton ? en breton d’opérette ? C’était de l’hébreu. A moins que par un phénomène de possession en ce lieu hanté, par un de ces tours dont l’esprit a le secret qui réussit même à faire parler les tables, ne sortît de la bouche des petites bardes médiumniques la langue originelle des anciens bâtisseurs comme un écho à retardement renvoyé par la muraille de pierres. Quoi qu’il en soit, ces gens-là ne manquaient pas d’à-propos qui, sitôt leur laïus terminé, tendaient la main dans la pure tradition de « n’oubliez pas le guide ». Les pères ouvraient alors leur porte-monnaie et cherchaient sans enthousiasme la pièce qui récompenserait surtout la partie chantée, la partition musicale. Car pour ce qui nous intéressait, les paroles, nous étions loin d’avoir eu notre content. Quelqu’un fit alors remarquer qu’à l’opéra c’était la même chose, qu’on ne comprenait jamais ce qui se disait, et que c’était tant mieux si l’on considérait la faiblesse générale des dialogues. Toute l’émotion passait par la musique. Appliquée à nos petits chantres dont la tonalité monocorde ne laissait rien filtrer de la profondeur des sentiments, la remarque induisait à penser que les solides architectes des âges farouches avaient un cœur de pierre.
On n’en saurait pas davantage. Chacun cherchait ensuite à se faire sa propre idée en flânant dans les allées, les enfants apportant un début de solution qui grimpaient sur tout ce qu’ils pouvaient escalader. Notre ensemblier maison insistait sur la dimension des pierres, la difficulté à déplacer, sur des kilomètres parfois, des masses aussi considérables. D’autant qu’il en était des menhirs comme des icebergs : il fallait aussi considérer la partie enterrée qui assurait l’équilibre du bloc. S’il insistait tant sur ce qu’on ne voyait pas, c’est bien sûr parce que les choses invisibles ouvrent sur l’infini, mais c’est aussi que nous avions du mal à nous extasier. Prévenus par notre grand homme, nous nous attendions à un champ de tours Eiffel, à des gratte-ciel de pierres taillées, au lieu qu’elles n’étaient qu’une poignée à atteindre quatre mètres. Et encore valait-il mieux être soi-même petit.
Il n’y a pas d’improvisation à Carnac. Ce n’est pas comme dans ces villes enrichies, Venise ou Amsterdam, où marchands et banquiers, au fil du temps, au gré de leur fantaisie, s’engageaient dans une surenchère permanente à construire plus beau, plus grand, plus clinquant. Il s’agit ici d’un projet conçu et mené à son terme. Et en peu de temps : étalé sur des dizaines d’années, le plan initial, comme celui d’une cathédrale, en eût été cent fois modifié. La recette est simple : des bras vaillants, un contremaître efficace, un architecte inspiré et un prince tyrannique. Cela suffit. Les pierres dressées à deux pas du littoral comme un rempart au déferlement des vagues et au vent furieux de la mer, régulièrement espacées, orientées d’est en ouest, sont alignées sur onze ou treize rangs en ordre décroissant. Seraient-elles creuses, on imaginerait de les emboîter comme des poupées russes.
Avec le temps, beaucoup d’entre elles ont disparu : débitées, réutilisées, trouvant refuge dans le flanc des maisons de pêcheurs ou clôturant une pâture – les plus petites en premier lieu, les plus pratiques à transporter, celles en bout de rang. Si l’ordre était respecté, l’ultime borne de ces alignements devait avoir la taille d’un grain de sable, dissolution progressive dans la terre-mère ou, partant de l’est, petite graine de pierre, pépinière minérale, pour aboutir à la forêt des géants au couchant. C’est en lieu et place de ce grain de sable théorique que nous découvrîmes dans l’herbe rase, près d’une touffe d’œillets sauvages comme il en pousse au bord de l’Atlantique, un cadavre d’oiseau : son petit corps décharné, le cou dénudé comme si la mort lui avait ôté son cache-col, une taie bleutée sur l’œil, le bec entrouvert, ses pattes vermicelles repliées comme l’armature d’une ombrelle délicate. Quelques plumes encore collées sur la fine charpente de l’aile se soulevaient doucement sous un souffle de vent.
Papa s’accroupit auprès de la minuscule dépouille afin de mieux l’observer sans doute, mais dans une attitude si recueillie, si pleine de commisération, que nous l’imitâmes en fermant le cercle, maman restant seule debout. Nous étions à l’orée d’un miracle d’une simplicité enfantine, persuadés que son souffle allait gonfler de vie la poitrine miniature, et les chairs se refermer, les ailes à nouveau battre, tirant vers le ciel l’oiseau recomposé. Comme à l’ouverture de la tombe des bienheureux montait de ces quelques grammes de chair en décomposition la douce odeur sucrée des œillets. Ce message parfumé apportait l’espérance et la consolation.
Quand il releva la tête, son regard se porta sur l’enfilade des pierres qui grimpaient en pente douce vers le soleil déclinant. Les coudes en appui sur les genoux comme un joueur de football de premier rang quand toute l’équipe prend la pose, il semblait suivre en esprit l’envol de l’oiseau au-dessus des alignements. La lumière dorée le força bientôt à baisser les yeux. Il hocha pensivement la tête et, comme s’il avait craint de nous abandonner, manière de nous faire partager ses impressions : « Ça ressemble quand même bien à un cimetière. »
Sur quoi il se remit debout et, d’un clin d’œil, retint notre attention. Il sortit le mètre à ruban de sa poche, mesura l’écart entre les deux derniers menhirs de la file, écart qu’il reporta ensuite en bout de rang, marquant la distance au sol de la pointe de son soulier, se pencha à nouveau et, s’aidant de son couteau, un couteau en inox qui ne le quittait jamais, paré de deux lames, d’un poinçon et d’un tire-bouchon, creusa à l’endroit indiqué un trou profond comme un poing, découpa un rectangle de carton dans son paquet de cigarettes, le glissa sous le corps de l’oiseau et déposa le tout dans la petite fosse avec les précautions d’un représentant en porcelaine. Maintenant que ses cigarettes étaient en vrac dans sa poche, il préleva le papier argenté qui les enveloppait et, luxueux linceul, en couvrit la petite victime.
Après un rapide tour d’horizon, il avisa une pierre au pied d’un bouquet de genêts en bordure du champ, la souleva puissamment, la transporta sur plusieurs mètres et la planta verticalement au-dessus de la sépulture improvisée, parachevant l’œuvre des lointains fossoyeurs.
Tandis que nous assistions en silence à la cérémonie funéraire, nous n’avions pas besoin de nous consulter pour deviner que nos pensées convergeaient vers la butée de terre au fond du jardin sous laquelle reposait le corps de notre dernier chien. Un berger allemand magnifique à l’amour exclusif qui, allongé sur le paillasson du magasin derrière la porte d’entrée, pour peu qu’il fût seul, mettait en fuite tous les clients : il lui suffisait de se redresser, la tête rentrée dans les épaules, les omoplates saillantes. Si la personne insistait, un grognement à basse fréquence complétait le message. Il y avait un sésame pourtant. A l’appel de son nom, il cessait ses menaces et se rallongeait lourdement. Les habitués entrebâillaient prudemment la porte, lançaient d’une voix mal assurée : « Varus », et il lui arrivait même d’approcher certains pour quémander une caresse. Fierté de ceux-là que le grand chien aux allures de loup admettait dans le cercle de ses favoris. Soulagement quand ils enfonçaient leurs doigts dans l’épaisse fourrure, tapotaient les flancs du bel animal ou malaxaient sa gorge en puisant en eux-mêmes une bonne dose de courage. Désagrément pour le magasin qui avait du mal à renouveler sa clientèle, bien qu’à l’époque celle-ci fût dans son immense majorité indigène – y compris la troupe de romanichels, dits aussi bohémiens, qui s’étaient sédentarisés dans un terrain vague à proximité du bourg. Les femmes en longues robes de couleur définitivement hors mode hurlaient en poussant la porte : « Retenez votre chien », et, tout en lançant des imprécations, glissaient sous leurs épais jupons quelques bibelots à portée de main. Pour la beauté du geste, car on les retrouvait souvent jetés dans un fossé avec un mépris somptueux que nous considérions comme désobligeant pour notre belle vaisselle.
Notre Cerbère à l’entrée, la maisonnée était bien gardée. Varus grandissait en âge et sa raison déclinait à mesure qu’il resserrait autour des siens le lien de son amour. N’habitant pas avec nous, notre vieille Marie se tenait à la périphérie de son attachement. Sa petite maison dans le jardin lui donnait un statut particulier d’invitée permanente. Elle n’avait pas à se faire connaître du grand chien, elle pouvait circuler librement sans le laisser-passer de son nom, mais ses gestes maladroits avec les animaux, comme avec les enfants, la maintenaient à l’écart. Un après-midi de fin d’été, alors qu’elle se promettait de nous emmener pique-niquer dans la campagne, le grand chien auquel elle signifiait de rester à la maison ne supporta pas qu’on lui subtilise ainsi les enfants dont il se sentait l’obligé. Et, comme nous nous préparions à partir, il sauta au bras de la vieille institutrice.
Le retour du père responsable fut tragique. La petite tante, le bras en écharpe, essaya bien de s’interposer, arguant que ce n’était pas grave, à peine quelques points de suture, et que pour ainsi dire elle n’avait rien senti. Il monta à l’étage, saisit dans le tiroir de la commode son arme de guerre, celle avec laquelle, épisode fameux dans la mythologie familiale, il avait forcé un barrage allemand, et emmena le chien dans le fond du jardin.
Il raconta plus tard à ceux qui pouvaient entendre que son bras avait failli devant le regard implorant de l’animal, toute l’incompréhension du monde concentrée dans la pupille sombre qui le fixait – ainsi, voilà ma récompense pour tout l’amour que je vous donne –, et puis l’incompréhension se changea en révolte, le regard devint féroce, les babines se retroussèrent, le grognement monta crescendo, et au moment où le chien allait s’élancer la main raffermie pressa la détente. L’explosion retentit entre les hauts murs de briques. « Très de mayo » dans notre jardin. L’arme restée muette pendant la guerre comptait sa première victime.
Après l’inhumation solennelle de l’oiseau, quand nous remontâmes dans la voiture, papa ouvrit le guide de Bretagne à la page consacrée aux alignements et, comme on signalait ici 874 pierres dressées, il prit son stylo, raya le chiffre et au-dessus écrivit 875. Il se retourna vers nous. Clin d’œil.