Il était certainement de ceux qui avaient le moins à perdre, sinon la vie, mais y tenait-il vraiment quand on se souvenait de la Toussaint 41 et du grand jeune homme triste en manteau de deuil penché au-dessus de la tombe des siens, incapable de s’arracher au pouvoir d’aimantation de la dalle de granit sur laquelle étaient gravées, de part et d’autre de la croix couchée, avec le nom de ses parents, les dates couperets de sa récente infortune. Quinze mois s’étaient écoulés depuis, où il avait appris à vivre seul avec ses ombres, et un matin de février, jour anniversaire de ses vingt et un ans, il recevait une convocation de la préfecture de Nantes l’informant qu’une commission déclarée compétente l’avait désigné pour le travail obligatoire en Allemagne. La mesure était récente. Il était dans les tout premiers à en bénéficier. Leurs usines manquant de bras, appelés à colmater les brèches sur tous les fronts, les autorités allemandes avaient invité le gouvernement de Vichy à « recenser les Français sans emploi utile aux besoins du pays ». Ladite commission avait jugé que le grand jeune homme triste répondait à la définition, qui avait repris sans entrain, parce que l’époque n’avait pas grand-chose à offrir et qu’il faut vivre, le petit commerce hérité de ses parents, dont la commune à coup sûr pouvait se passer.

Comme pour un trousseau de collégien, la lettre précisait ce qu’il lui fallait emporter : des vêtements chauds, des chaussures « de fatigue et de sortie », des provisions de voyage pour deux jours, ainsi que trois photographies pour l’établissement d’un passeport. Il y ajouta autant de livres que pouvait en contenir sa valise, et parmi eux « Les trois mousquetaires » dont il avait réalisé au cours de cette année sombre l’adaptation théâtrale. Une adaptation très libre, à l’image des pièces tirées de romans populaires à succès que la petite troupe d’amis s’amusait à monter depuis quelques années : « Les mystères de Paris », « Le bossu », « Le comte de Monte-Cristo », et un inoubliable (pour ceux qui l’avaient vu et en parlaient encore) pastiche de Jules Verne intitulé « Le tour de la scène en quatre-vingt minutes », avec toute une machinerie complexe – nacelle s’élevant dans les cintres, tapis volant, trappes, escamotages, apparitions, toiles peintes –, ainsi qu’un éléphant en carton et un dromadaire vivant que la bande d’amis avait été chercher à La Baule où, l’été, il promenait petits et grands sur la longue plage de sable fin et, le reste de l’année, végétait dans un garage, le ramenant triomphalement à pied, la foule qui se pressait le soir de la représentation lui réservant un accueil de star que le grand dromadaire blasé considéra d’une moue dédaigneuse.

Quand il leur avait fait part de son intention de monter l’œuvre de Dumas, ses amis avaient pensé qu’il s’attribuerait le rôle de d’Artagnan ou, au moins, d’un des trois mousquetaires, mais il leur annonça qu’avec leur accord il jouerait Planchet, le valet, dont il voulait faire un élément comique de la pièce. Le projet était bien avancé, les répétitions dans la salle paroissiale touchaient à leur fin et la date de la première (qui ne devait être suivie que d’une seconde, à la rigueur d’une troisième) était fixée. Ce départ pour l’Allemagne constituait un fâcheux contretemps, mais comment s’y dérober quand la missive prévoyait, en cas de défection, d’évasives mesures de représailles que les fusillés de Chateaubriant commandaient de prendre au sérieux. Sa famille se réduisait à deux personnes maintenant. Le cousin Rémi, avec sa jambe traînante, ne craignait pas grand-chose, qui plus est pupille de la nation, mais il y avait aussi la tante Marie, sa compagne de chagrin, qui, portant le deuil depuis vingt-cinq ans, n’avait pas eu à modifier sa pauvre garde-robe à l’occasion de la mort de son dernier frère, le seul des trois à être revenu vivant de la tourmente de Quatorze et qui là, quelques mois après la disparition de sa femme, avait jeté définitivement les armes en se laissant emporter par la douleur.

Et maintenant on lui enlevait son neveu. Et tandis qu’elle l’assiste dans ses préparatifs de départ, elle s’étonne qu’au lieu de rendre ses tickets de rationnement comme l’exigeait la lettre, il les glisse dans la doublure de sa veste. Mais pour toute réponse il se contente de lui donner ses dernières directives concernant la maison (qu’elle l’occupe), le magasin (qu’elle l’ouvre à ses heures perdues, dans la mesure où sa classe le lui permettra, jusqu’à l’épuisement des stocks) et le théâtre. Car il l’a tout de suite enrôlée dans la petite troupe et, flattée qu’il ait besoin d’elle, elle s’est laissée faire. Non pour jouer les duègnes. Sa place, elle l’a trouvée au ras des planches, dans la cage du souffleur. Après leur journée de travail, les apprentis comédiens, artisans bouchers, charcutiers, cordonniers, menuisiers, couvreurs, plombiers, épiciers, ont parfois un peu de mal à apprendre et à retenir leur texte. Bien sûr, la distribution des rôles s’efforce de s’ajuster aux talents de chacun, mais entre celui qui se prend pour Jules Berry et réinvente ses répliques et l’autre qui ânonne ses bribes de dialogue, elle est la coordinatrice indispensable qui évite les dérives, remet les égarés sur le droit chemin de la ligne et tance de son ton d’institutrice agacée les mauvais élèves oublieux de leurs leçons. Pour être passées dans sa classe et se souvenir de ses colères, les quelques comédiennes occasionnelles connaissent leur rôle sur le bout des doigts, bien mieux que les garçons, ce qui la conforte dans l’excellence de sa méthode et l’autorise à lancer son petit couplet féministe avant l’heure, mille fois exprimé, sur le sérieux des filles et leur plus grande maturité, couplet qui pouvait aussi s’entendre comme une défense et illustration de son célibat.

Le soir de la première, elle était à son poste sous sa guérite basse, arrivée bien avant tout le monde dans le théâtre, d’autant plus soucieuse de la bonne marche du spectacle que Joseph lui en avait confié les rênes. Elle avait mené les ultimes répétitions en gardienne du temple, coupant court aux velléités autonomistes du Jules Berry de village et engageant le reste de la troupe à respecter l’esprit et la lettre du travail de son neveu. Sur ses recommandations, faute d’un remplaçant de dernière minute à la hauteur, elle avait fait de Planchet une sorte de demeuré muet, confiant le rôle au jardinier de l’école des filles, lequel s’était moulé sans mal dans sa nouvelle fonction, s’exprimant naturellement par borborygmes, au point qu’elle lui servait d’interprète auprès de ses camarades de scène. Elle lui avait expliqué qu’il n’aurait qu’à suivre d’Artagnan comme son ombre quand on le lui demanderait et de répondre par un grognement à ses questions. Avait-il compris ? Il grogna. Il venait de passer brillamment son audition.

La salle était comble. On remarquait dans l’assistance quelques uniformes allemands. Ils étaient arrivés un dimanche ensoleillé de juin 40, à la sortie de la messe de onze heures. Les fidèles discutaient sur le parvis de l’avancée ennemie – certains avaient de bonnes nouvelles : on les avait arrêtés à Saumur – quand deux motos pétaradantes remontèrent le bourg à vive allure et effectuèrent sur la place un dérapage parfaitement contrôlé qui les mit face à l’entrée principale de l’église. A voir leur accoutrement, comme si l’on avait plongé l’ensemble moto-motocycliste dans une sauce vert-de-gris, même les moins avisés comprirent que le bouchon de Saumur avait sauté. Et, tandis que l’homme du side-car, casqué, lunetté, tenait en joue les paroissiens avec sa mitraillette, on entendit Maryvonne soupirer : « C’est complet », ce qui par la suite fut salué unanimement comme le premier acte de résistance à Random.

Le second fut à mettre à l’actif du garde champêtre, qui, chaque dimanche à cette heure, rameutait la population en battant du tambour avant de lire à haute voix les derniers avis relatifs à la vie de la commune. Cette arrivée impromptue au moment de son entrée en scène risquait de gâcher son petit numéro dominical, d’autant que les motards avaient été entre-temps rejoints par une cohorte de voitures et de camions bâchés, bourrés d’hommes en armes qui avaient investi toute la place. Son tambour en bandoulière, il s’avança vers l’officier qui commandait le détachement, claqua des talons – ce qui ne fit pas grand bruit comparé à l’écho des bottes allemandes – et, main au képi, fit part de ses doléances. En tant qu’officier lui-même, certes municipal mais assermenté, il se devait d’informer les citoyens des derniers arrêtés communaux. Quoi ? Qu’avait-il dit de si drôle ? Il avait suffi de quelques mots lâchés en allemand par son interlocuteur pour mettre instantanément l’ensemble de la soldatesque en joie. Du côté des autochtones, on ne trouvait pas là motif à se dérider. Correct, l’occupant ? Sans-gêne (û prétendait même s’inviter chez l’habitant) et faisant preuve d’un évident manque de tact. L’humiliation était à son comble. C’est alors qu’on vit le garde champêtre décrocher les baguettes de la sangle qui lui barrait en diagonale la poitrine, les placer correctement dans ses mains (prise différente selon la main droite ou la main gauche) et, tout en revenant sur ses pas, discrètement, comme un galop d’entraînement, une répétition à la sauvette : ta tataratata, un court message rythmique censé traduire, selon la version qu’il en donna par la suite, le « Tiens voilà du boudin » de la rude langue des légionnaires, mais que d’autres, pour se dédouaner de n’en mener pas large peut-être, attribuèrent plus mesquinement au tremblement de ses mains.

Quand le lourd rideau rouge s’ouvrit après qu’on eut frappé les trois coups, il était là au milieu de la scène avec son tambour vengeur. Seul l’uniforme avait changé qui transportait les spectateurs plus de trois siècles en arrière, au temps des chats de Richelieu. Toutes les petites mains de Random avaient donné de leur temps et de leur talent, dépouillé les greniers, récupéré les tapisseries des chaises remisées et les dentelles des vieilles robes démodées, pour qu’à cette reconstitution il ne manquât pas l’illusion d’un velours ou d’une guipure. Derrière le garde champêtre transformé en hérault avec ses bottes à larges revers en carton et son feutre de chasse cabossé orné de plumes de coq, une toile peinte dans les ocres et les roses représentait un semblant de place des Vosges en trompe-l’œil, du moins pour les vues basses. Au fronton d’un porche, maintenu par deux filins tombant des cintres, un panneau de gare indiquait : « Meung-sur-Loire », qu’il suffisait de modifier en fonction des changements de lieu, ce qui, compte tenu de la complexité géographique du récit, aidait à circuler à l’intérieur des tableaux – le décor de la place rebaptisée valant pour toutes les places. Le mobilier était sommaire : côté cour, un abreuvoir à chevaux, côté jardin, une table d’auberge encadrée de bancs de bois et surmontée d’une enseigne en simili-ferronnerie : « Hôtel du Franc Meunier ». Déjà les avis divergeaient dans la salle, d’où s’élevait une sombre rumeur. Fallait-il voir dans ce « Franc » la revendication d’une identité française au nez et à la barbe de l’occupant, et, dans ce « Meunier », que le pays avait été roulé dans la farine ? Bientôt, sur la foi de quelques érudits locaux, la réponse circulait dans les travées : non, non, c’est bien dans le roman. D’ailleurs, le garde champêtre de Louis XIH, après avoir battu le tambour et s’être essayé à des roulements inédits, sortait de sa gibecière un rouleau de papier, dénouait la faveur rouge qui l’enrubannait et en entamait la lecture à bout de bras : « Oyez, oyez, avisse à la population, toute ressemblance avec des faits réels et des personnages existants ou ayant existé ne serait nullement imputable aux adaptateurs de cette pièce historique, mais aux faits réels et aux personnages existants ou ayant existé. » Suivait une courte introduction évoquant le départ du jeune d’Artagnan de la maison familiale, muni de la lettre de recommandation de son père pour monsieur de Tréville, capitaine des mousquetaires du roi. « Et maintenant, que le spectacle commence. » Le garde champêtre avait imaginé de ponctuer son numéro en faisant virevolter ses baguettes au bout des doigts, mais, à la dernière répétition, l’une d’elles ayant atterri dans la cage du souffleur, la petite tante, à deux doigts d’être éborgnée, avait décidé qu’on en resterait là.

Deux épais dictionnaires glissés entre elle et le banc suffisait à peine à hisser son regard à hauteur des planches. Ses mains agrippant le rebord du plateau, les feuillets dactylographiés par son neveu étalés sous son nez, elle accompagnait d’un mouvement des lèvres le dialogue des comédiens. Quand la mémoire de l’un d’eux faisait défaut, elle haussait le ton, avec cette façon bien à elle – héritée d’une abondante pratique de la prière et de la fréquentation de l’église – de parler fort à voix basse, si bien qu’on l’entendait parfois de la salle, à qui il arrivait de reprendre en chœur une réplique à l’unisson du comédien.

Ils étaient trois à présent à occuper la scène. L’apprenti mousquetaire ferraillait avec un gentilhomme sous le regard d’une jolie blonde. Comme les épées étaient en bois, le metteur en scène avait demandé à son camarade André d’aiguiser en coulisses, l’un contre l’autre, deux grands couteaux de boucher. D’une parfaite synchronisation dépendait la réussite du bruitage. Il avait été convenu d’échanger trente coups. Afin de ne pas rater son effet, le jeune homme aux mains tremblantes qui abusait déjà du vin avait demandé à la tante de l’accompagner dans son décompte. Elle redoutait un trente et unième coup qui eût ruiné la scène mais ne vint pas. Tout eût été pour le mieux si André, qui jouait l’aubergiste, n’avait fait son entrée sur le plateau ses couteaux à la main – ce qui mit l’assistance en joie.

La robe verte de Milady n’était pas garantie d’époque, en dépit de ses brocarts et de ses dentelles, mais la jeune poitrine palpitante qui gonflait le décolleté avait un caractère universel. Ce qui n’échappait pas à ses partenaires. Du fond de sa cage, la petite tante veillait au grain en jetant de temps à autre un coup d’œil par-dessus ses verres. Quand le gentilhomme-menuisier serrait d’un peu trop près la gracieuse jeune femme, elle remettait discrètement de l’ordre en tapant de son crayon sur les planches. Parmi les recommandations du départ il n’y avait fait aucune allusion, mais elle n’ignorait pas que la belle Milady était l’officieuse fiancée de son neveu.

Elle venait d’une commune voisine. Une noce les avait réunis. Ces cortèges sont dans le monde rural la plus efficace des agences matrimoniales. Les deux partis veillent à appareiller au mieux les couples. Ceux-là avaient pensé que le grand jeune homme triste au deuil récent trouverait dans le beau soleil radieux à son bras une douce consolation. Du moins avait-il trouvé en Emilienne sa Milady.

Comme la jeune starlette n’avait aucune expérience de la scène, l’occasion se présenta pour elle de faire un bout d’essai dans une Passion que montait le vicaire de Random. C’était un exercice particulier, plus proche de la lecture pascale que du théâtre proprement dit, mais qui avait l’avantage de divertir les bonnes âmes tout en leur offrant un spectacle édifiant. Le projet se heurtait cependant à un veto de l’évêque de Nantes, qui interdisait les représentations mixtes depuis que dans une commune du diocèse sainte Véronique avait accouché d’un enfant dont plusieurs apôtres se renvoyaient la paternité. L’affaire avait fait grand bruit auprès des bien-pensants. « Le retour de Sodome », avait titré l’éditorialiste du « Phare », avant de commencer son libelle par : « A quand une Vierge Marie grosse des œuvres de son fils ?» Le jeune vicaire, qu’effrayait davantage la perspective de faire interpréter le groupe des femmes par des travestis, monta courageusement au créneau. Il obtint rendez-vous à l’évêché et plaida sa cause. « Encore », tempêta l’évêque, se départant soudain de son onctuosité préliminaire (« Alors comme ça vous êtes à Random. Vous vous y plaisez ? Très bien, très bien », tout en enroulant l’une sur l’autre ses mains soyeuses. « Et quel bon vent vous amène ?») « Non, non et non, vous êtes au moins le dixième à me réclamer la même chose. Pas de représentation mixte de la Passion. » Mais le jeune abbé ne s’était pas embarqué dans sa requête à la légère : « Sans doute, Monseigneur, mais avez-vous songé à l’effet désastreux sur nos fidèles, habitués aux belles madones de nos églises, d’une Vierge imparfaitement rasée, avec du poil sur les mains et chaussant du quarante-trois ? » L’argument porta et, après quelques objections vite balayées, l’évêque se rendit : « Soit, mais alors je vous accorde trois femmes seulement : la Vierge, cinquante ans à peu près, c’est-à-dire l’âge du rôle » (ce qui diminuait les risques), « Marie-Madeleine » (aucune directive, une pécheresse peut bien pécher) « et la femme de Ponce Pilate ». Le vicaire remercia chaleureusement son supérieur et, tandis qu’il baisait la pierre violette au bout du bras qu’on lui tendait, cherchait vainement à retrouver dans ses souvenirs de lectures évangéliques trace d’une quelconque épouse de Pilate. Mais c’est ainsi qu’Emilienne hérita du rôle muet né de la fantasmatique épiscopale.

Vêtue d’une longue tunique blanche ceinturée à la taille par une corde dorée, elle illumina la Passion de sa présence. Quand elle présenta un linge à son mari pour qu’il se sèche les mains, les hommes dans la salle se sentirent la paume moite. Sa blondeur et ses formes captèrent à ce point l’attention qu’il n’y eut que le vicaire pour s’arracher les cheveux lorsque le Christ en croix, au milieu des ténèbres de la scène, le visage seul éclairé par un faisceau de projecteurs, lança d’une voix pleine de conviction, comme s’il venait d’en terminer avec ses travaux des champs : « J’ai souèf. » Il est vrai qu’il n’y avait pas là de quoi choquer l’assistance habituée à parler et entendre le patois vernaculaire.

Inconnue jusqu’alors à Random, Emilienne entra dans les conversations sous le pseudonyme de « la femme de Pilate », qui lui resta. Cet apprentissage de la perfidie aux côtés du plus célèbre des pleutres hygiénistes, amplifié quelques mois plus tard par son personnage de Milady, allait, semble-t-il, décider de son destin. Jésus réincarné en d’Artagnan (dans les deux cas, le jeune agriculteur avait dû ses rôles moins à ses dons de comédien qu’à sa chevelure ondulée) avait été lui aussi touché par la grâce. Plongé dans l’abreuvoir où l’avait bousculé le gentilhomme, il adressait à celui-ci une réplique cinglante : « Monsieur, vous êtes aussi lâche que madame est belle. » Puis, se tournant vers l’accorte personne, il en restait bouche bée. « Et vice versa », souffla la tante – ce qui devait s’entendre : « Madame, vous êtes aussi belle que monsieur est lâche. » Mais le chevalier troublé ne parvenait plus à remettre de l’ordre dans ses pensées. Et, comme la belle s’impatientait : « Et vice versa », lui susurra-t-il avant de feindre de s’évanouir en rougissant.

La petite tante dut probablement lever les yeux au ciel, ce qui revenait vraiment pour elle à prendre Dieu à témoin de ses malheurs terrestres, avant de les tourner avec inquiétude vers les coulisses d’où devait surgir Planchet, qu’elle avait chargé de procéder à un double changement de panneaux : « Meung-sur-Loire » par « Paris », et « Le Franc Meunier » par « La Pomme de Pin ». Le jardinier, en dépit d’un rôle abondamment dégraissé, lui avait donné du fil à retordre au cours des ultimes répétitions. Le plus difficile avait été de l’empêcher de ponctuer ses grognements par un long crachat brun. Non qu’il souffrît d’un encombrement des bronches, mais il chiquait, recrachant sa chique, après usage, dans son béret, ce qui ne manquait pas d’intriguer les non-initiés. Maryvonne, préposée aux costumes et au maquillage (elle toujours en blouse et qui se contentait d’un peu de poudre rose sur ses joues, le dimanche), lui avait suggéré d’expectorer dans un mouchoir qu’elle broderait à son nom de scène. Une si délicate attention – il promit d’essayer.

Quand d’autres, les jours précédant une représentation, ressassent leur texte, le jardinier s’entraînait à cibler ses crachats dans un carré de toile chiffonné au creux de sa main. Aux dernières nouvelles, il visait juste, mais la petite tante, le nez au ras des planches, se tourmentait à l’idée de recevoir des embruns. Son inquiétude s’accrut encore quand elle découvrit que Planchet, qui venait d’entrer en scène, avait entre-temps grandi d’une tête. Il portait une perruque filasse, ses pommettes outrageusement rougies le faisaient ressembler à un auguste, mais cette haute taille, cette façon de contrefaire l’humble valet, gauche et servile, toujours prêt à s’incliner plus bas que terre : « Joseph, c’est toi ? » dit-elle. Et le docile Planchet reprit : « Joseph, c’est toi ? » La grande rumeur noire derrière la rampe fit soudain silence. A la voix, il n’y avait plus de doute. « Joseph, tu es fou. » Et lui : « Joseph, tu es fou. » Un « Oh » stupéfait parcourut les rangs. « Joseph, fais attention il y a des Allemands dans la salle. » Et lui, s’adressant aux spectateurs : « Des espions du cardinal, ici ? » Tous les regards se tournèrent avec inquiétude vers les soldats allemands. Mais ceux-ci, faute d’entendre la langue, ne comprenaient visiblement pas grand-chose à ce qui se passait, et la salle commença à glousser. La rumeur s’amplifia, des rires jaillirent et une vague d’applaudissements admiratifs salua l’intrépide revenant. Quelques tableaux plus loin, le théâtre chavirait. Au moment où d’Artagnan s’embarque pour l’Angleterre en quête des ferrets de la reine, on vit Planchet accourir en brandissant deux cannes à pêche. « J’emporte deux gaules », lança-t-il. Un brouhaha formidable emplit la salle et, tandis que les deux compères, juchés sur une barque de carton, traversaient la scène sur fond de mer houleuse, Planchet, en figure de proue, hissait à bout de bras ses deux cannes à pêche qui formaient sur le ciel bleu de la toile un grand V.

Ce fut un triomphe. Mais à l’heure de saluer le héros de la soirée avait de nouveau disparu. Sitôt le rideau tiré, la petite tante se précipita dans les coulisses. « Où est-il ? » demanda-t-elle à Maryvonne. « Parti », répondit l’épicière en montrant la sortie des artistes. N’avait-il rien dit ? N’avait-il pas laissé un message ? Oui, cette lettre pour Emilienne. Et pour sa tante qui était toute sa famille, qui s’occupait de ses affaires, qui avait monté sa pièce, et qui se faisait un sang d’encre pour son neveu ? Rien ?