Le lendemain, Camille reçut une lettre de Gaspard, postée dans une enveloppe frappée du sigle de leur banque, comme s’il s’était agi d’un relevé bancaire. Etonnée, elle ne saisit pas tout de suite l’idée qui avait poussé le Zèbre à choisir une telle enveloppe.
Elle déplia la lettre et lut :
« Camille,
« Tu m’as attendu une demi-heure, hier, dans la chambre sept. As-tu ressenti la ferveur qui naît de l’attente ? As-tu éprouvé la volupté qui naît de l’espérance ? Mon amour, je voudrais que tu ne sois plus qu’impatience et que tu goûtes cette impatience. Je voudrais te convaincre de m’attendre pour m’attendre et non pour me retrouver.
« Aujourd’hui je suis heureux. Tu espères mes lettres comme une amante de seize ans. J’étais invivable, me disais-tu. Essayons d’apprendre à vivre notre passion dans la mort.
« Je t’aime,
« Ton Zèbre. »
La missive qui suivit, une carte postale représentant un ciel nuageux, était glissée dans une enveloppe sur laquelle était imprimé le logotype de leur compagnie d’assurance. Au dos de la carte était écrit :
« Le paradis c’est bien ; mais Rockefeller serait déçu.
« Ton Zèbre. »
Au premier coup d’œil, considérant l’enveloppe, Camille avait songé que son courtier en assurances lui écrivait ; et pour la seconde fois, l’apparence de l’enveloppe l’avait induite en erreur.
Camille ne comprit la raison de ces bizarreries répétées que le lendemain, après que le facteur lui eût remis son courrier du matin. Elle décacheta toutes les lettres avec religiosité, espérant à chaque fois découvrir un mot du Zèbre dissimulé dans une enveloppe d’aspect trompeur. Telle était bien l’intention de Gaspard : la faire palpiter dès qu’elle ouvrirait une facture d’électricité, un pli publicitaire ou un avis d’imposition ! Il souhaitait susciter en elle le maximum d’attente.
Deviner les visées du Zèbre procurait à Camille une certaine satisfaction. Il lui semblait alors que leur passion conjugale n’était pas tout à fait liquidée. Aussi ne s’ingénia-t-elle pas à le contrarier, comme par le passé. Elle continua à éplucher son courrier quotidien avec ferveur, en se réjouissant de ce qu’il la manipulât encore. La mort de Gaspard avait eu cet effet de la rendre consentante à ce qui, autrefois, lui eût inspiré un sentiment de révolte.
Leur vie commune en était considérablement facilitée.
Camille demeura dans l’expectative plusieurs semaines, guettant le facteur, décachetant fébrilement le flot des lettres de condoléances, polies et encore plus insignifiantes, qui continuaient de lui parvenir. Plus Pénélope que la vraie, elle préparait son cœur, priant pour qu’une lettre de son amant vînt la soulager ; quand un matin arriva un colis de taille modeste. Camille l’éventra avec précipitation et trouva une cassette vidéo.
Le magnétoscope fit surgir le visage de Gaspard sur l’écran de télévision. Il s’était filmé, assis sur un tabouret dans le Pavillon d’Amour, au milieu des machines de sa fabrication. Après un bref préambule, il entra dans le vif de son propos :
— Mon amour, comprends bien que nous avons toujours formé un ménage à trois, toi, la mort et moi. Hier je te regardais comme si chaque jour devait être le dernier. Aujourd’hui les ténèbres sont toujours là, dans notre couple. Rien n’a vraiment changé entre nous.
Le Zèbre poursuivit son étrange monologue en avouant brutalement l’autre raison pour laquelle il s’était épuisé à fomenter des stratagèmes. Il parla de l’ambition qu’il nourrissait en secret depuis son adolescence et du cruel sentiment d’échec qu’il avait éprouvé en s’avisant qu’à quarante-cinq ans, âge auquel la plupart des grandes destinées se dessinent, s’accomplissent ou s’interrompent, il n’était ni Shakespeare, ni Beethoven, ni Gandhi. Gaspard s’expliquait à présent sans fard ; le ridicule ne touche plus quand on dort sous une dalle. Alors, plutôt que de se mortifier et, constatant avec désolation que la nature ne l’avait pourvu d’aucun talent particulier, il avait formé le dessein de composer leur amour et de faire de leur existence conjugale son chef-d’œuvre, un opéra in vivo, une symphonie permanente, un roman quotidien. A défaut de charmer l’humanité en peignant la Joconde, il se consolerait en créant une œuvre immatérielle qui ressemblerait à la vie, pour les yeux de sa femme.
— Pour tes yeux, répéta-t-il dans le tube cathodique.
Il lui annonça ensuite que cette apparition serait la dernière. Il ne lui écrirait plus et cesserait de la tourmenter.
— Approche-toi, lui demanda-t-il avec douceur.
Comme hypnotisée, Camille s’avança vers la télévision.
— Embrasse-moi, murmura-t-il.
Sur l’écran, leurs lèvres se joignirent ; puis l’image devint noire.