La messe d’enterrement eut des allures de retour en arrière. Camille vit l’église se remplir des visages de ceux qui avaient traversé son existence. Le vétérinaire du Zèbre, Honoré Vertuchou, était venu, flanqué de son épouse. Anna, qui l’avait rendue folle de jalousie, était également là, suspendue au bras de Grégoire qui, pour une fois, dérogeait à sa réserve coutumière. Humide de larmes, il donnait le sentiment de se noyer à chaque respiration. Dissimulé derrière un pilier, Camille distingua le patron du petit hôtel dans lequel elle avait trompé Gaspard avec lui-même. Non loin, elle aperçut une délégation de sa classe de mathématiques, ainsi que Cravache, l’énergique proviseur du lycée Ambroise Paré. Elle reconnut Benjamin avec qui elle avait cru faire l’amour si délicieusement. Il paraissait prier pour le défunt, ignorant l’avoir cocufié dans l’esprit de Camille.
Sur le dernier banc, blottis l’un contre l’autre, se trouvaient les Claque-Mâchoires. Piqué par leur présence, Alphonse susurra à Camille que ces rampants avaient voulu s’assurer de visu du décès du Zèbre. Elle songea alors que le soi-disant couple maléfique n’avait jamais dû être venimeux que dans l’imagination de Gaspard.
Ne manquait plus qu’un moine du monastère d’Aubigny pour compléter le tableau. Même Malbuse s’était dérangé, histoire de participer à la tristesse générale. L’ensemble des fidèles formait une macédoine de culs-terreux, de culs-bénis et de faux-culs, tous venus se regarder dans la mort d’un autre. On s’était déplacé des communes voisines pour les funérailles de celui qui, depuis quinze ans, était la fable du bourg de Sancy. Les paysans locaux étaient presque tous là, encadrés par la poignée de notables que comptait le village. Bouffi d’un orgueil tout républicain, Monsieur le Maire se pavanait en bombant son torse ceint d’une écharpe d’élu du peuple. Sans vergogne, il bouscula deux veuves fossiles qui tentaient de s’accrocher au banc du premier rang et, une fois bien en vue, on le vit verser quelques larmes de circonstance.
Les frères du notaire avaient tenu à ce qu’il y eût un service religieux en bonne et due forme. Camille ne s’était occupée de rien, sinon de son chagrin. La Belette et Melchior firent office de chefs de famille au cours de la cérémonie, tandis qu’Alphonse et Marie-Louise veillaient sur le moral de la Tulipe et Natacha.
Camille faisait mine d’être présente. Un seul événement la sortit de la souffrance dans laquelle elle s’engluait : au fond du panier de la quête, elle distingua l’une des fausses pièces de cinq francs fondues par le Zèbre.
— Pique la grosse pièce, murmura-t-elle soudain à la Tulipe.
Interloqué, ce dernier demeura quelques secondes sans réaction. Dévaliser les troncs des églises n’était pas dans ses habitudes ; quand il reconnut la pièce de plomb. Il la subtilisa et, peu après, ne put réprimer ses pleurs. Ce clin d’œil de son père, à son propre enterrement, avait brutalement avivé sa douleur.
Seul Alphonse savait que c’était lui qui avait déposé la fausse monnaie dans le panier. Agenouillé en bout de banc, il implorait le Bon Dieu de lui procurer assez de foi pour conduire à son terme le plan post-mortem du Zèbre.
Après avoir béni le cercueil, Camille et les siens durent essuyer les assauts de compassion de l’assistance. La Tulipe songea un instant que ces dizaines de mains serrées avec une ferveur tout électorale présageaient bien de sa carrière politique. Au creux de lui-même, il remercia son père de lui fournir si tôt un premier entraînement.
Au sortir de l’église de Sancy, Grégoire aborda Camille et, dans un flot de sanglots, lui avoua ne s’être jamais enfilé dans le rectum les deux litres d’eau prescrits par le Zèbre quand il le sommait de s’administrer un lavement.
— Je m’enfermais dans mon bureau et je les buvais…, lâcha-t-il en rencognant une larme.
On chargea le cercueil dans un corbillard et, peu après, le cortège pénétra dans le cimetière municipal décoré, ou plutôt déshonoré, par de vilains monuments funéraires. Le maire improvisa un discours d’adieu au « notaire » qui faisait la fierté de Sancy » et le curé, de complexion chétive, s’égosilla pour rappeler à ses ouailles qu’ils n’étaient que poussière destinée à retourner à la poussière.
Camille eut un serrement de cœur. Tout ceci ressemblait si peu au Zèbre. Pas un des orateurs n’avait évoqué l’amoureux qu’il avait été. Non, on n’enterrait pas un notaire mais un amant. Son véritable métier était d’aimer sa femme.
Le curé ordonna que le cercueil fût élingué dans la fosse ; mais à la surprise générale, on s’aperçut que le trou était légèrement trop étroit, comme si le Zèbre renâclait à se faire enterrer. Alphonse resta un instant stupéfait. Cet incident n’avait pas été prémédité par la mort. Dans les rangs, on commença à stigmatiser l’incurie de Malbuse, le fossoyeur.
Alors Camille regarda Natacha et la Tulipe ; et tous trois partirent d’un éclat de rire. Seuls Alphonse, Marie-Louise et un paroissien au rire hennissant leur emboîtèrent le pas ; les autres demeurèrent un moment cois, par crainte d’offusquer la famille Sauvage ; mais très vite, la cérémonie tourna au déchaînement d’hilarité. Enfin les obsèques du Zèbre lui ressemblaient.
On se souvint longtemps à Sancy de l’inhumation de ce notaire qui rechignait à se laisser mettre en terre.