Le lendemain matin, Camille trouva dans sa boîte aux lettres une collection de factures ; comme si l’inconnu avait souhaité qu’elle expirât sa reculade. Aucune enveloppe ne portait trace de sa graphie d’insecte.
Les jours suivants furent aussi décevants ; mais le mutisme de l’inconnu fit pour lui davantage que ses dix-huit lettres. Plus il était discret, plus sa présence s’affirmait.
A l’agacement des débuts succéda une semaine de délectation. Camille prit le parti de jouir de son attente en préparant son cœur ; mais au bout de dix jours d’espérance, l’angoisse commença à la miner. Elle essaya d’interpréter le silence de l’inconnu et conclut qu’il continuait à la punir de ne s’être pas rendue à leur rendez-vous. Elle saurait ainsi à quoi s’en tenir si, à la prochaine assignation, elle se dérobait à nouveau.
Camille se mit alors à redouter que l’inconnu reprît la plume ; car elle sentait que si une missive la convoquait une fois encore, elle risquait fort de se lancer à corps perdu dans l’adultère. Cette issue fatale la chagrinait. Elle aurait voulu se nourrir de rêveries voluptueuses sans jamais succomber ; mais le Zèbre était si sot qu’il semblait presque l’y inciter.
Cette manière brutale qu’il avait de vouloir forcer l’éclosion des sentiments lui paraissait d’une rare inefficacité, au regard de l’adresse tactique de l’inconnu. En quinze jours d’abstention, ce dernier avait quasiment obtenu sa reddition. Cette victoire avait certes été acquise après pilonnage du terrain par une petite vingtaine de lettres ; mais le Zèbre, lui, en était encore à improviser des mises en scène artificielles qui, jusqu’alors, suscitaient plus de discordes que de roucoulements dans leur ménage.
Contrairement à l’inconnu, Gaspard avait l’air d’ignorer qu’un cœur ne se force pas comme un coffre-fort. Sa nature volcanique et sa conception musclée de la cybernétique des couples le rendaient insensible aux subtilités de l’amour. Il ne savait qu’empoigner les émotions. Elle aurait pris plaisir à lui enseigner l’inachevé et la ferveur, à goûter les nuances d’un sentiment, l’art d’amener les mouvements du cœur à maturation ; mais ses tentatives ne retenaient pas son attention. Plus que jamais déchaîné, il aboyait ses déclarations au lieu de les murmurer au creux de son oreille.
Face à ce déferlement d’initiatives, comme celle de la reconstitution de leur rencontre – qu’il répéta à deux reprises –, Camille faisait le dos rond, tout en cherchant à arracher son masque à l’inconnu. Au lycée, elle menait son enquête en sondant la faune qui y sévissait.
Le vieux proviseur, étouffé de bonne éducation, détestait trop la sincérité pour être l’auteur de lignes aussi ardentes. Camille ne voyait pas non plus l’aigre professeur de piano lui dédier de semblables billets doux. Avec ses métacarpes élancés et sa raideur de cravache, on l’imaginait plutôt composer une marche militaire que verser dans le sonnet. Parmi les membres du cheptel enseignant, pas un n’avait l’étoffe du mystérieux correspondant. Le surveillant général, poète à ses heures, aurait certes pu produire d’excellentes lettres ; mais les rictus qui lui mangeaient le visage se seraient probablement changés en tics d’écriture, songea-t-elle.
Seul son élève Benjamin était à ses yeux susceptible d’avoir commis de tels chants d’amour. Les lettres sans signature restituaient l’exact bouquet de sa présence. Sa réserve y était tout entière et sa douceur se ressentait même dans les paragraphes les plus débridés. Derrière sa timidité, Camille subodorait une âme fervente, rigoriste jusque dans ses élans.
Sa conviction de tenir enfin l’inconnu reposait également sur des constatations de bon sens. Il était en effet normal qu’un élève hésitât à dévoiler ses projets sur le cœur d’un professeur. Les lettres étaient un plus sûr véhicule pour s’avancer dans l’ombre et ainsi tâter le terrain avant d’envisager une opération à découvert. Et puis, l’écriture de l’inconnu et celle de Benjamin étaient cousines et Camille ne lui connaissait pas de liaisons, malgré la surveillance de ses allées et venues ; car elle ne se contentait plus de l’épier dans l’enceinte du lycée. Quand son rôle de mère lui en laissait le loisir, elle prenait le jeune garçon en filature dans les rues de Laval. Peu à peu, son existence se reconstituait sous ses yeux.
Benjamin terminait son adolescence chez monsieur et madame Raterie, ses parents, en compagnie d’un bataillon de grandes et petites sœurs conçues catholiquement, dans une demeure décatie sise non loin de la Mayenne, fleuve qui coule à son aise au centre de la ville. En fin de semaine, il renvoyait pendant deux heures les balles de tennis que lui expédiaient ses partenaires culottés de blanc, dans un club très privé ; et, bien qu’il fût d’origine roturière, il allait le dimanche s’initier aux ruses du bridge, entre gens dont les ancêtres, eux, s’étaient fait occire à Marignan ; après avoir été frôler de ses lèvres la main veineuse de sa grand-mère. Un parfait exemplaire de la bourgeoisie locale, en somme. Pourtant, malgré son dressage social un peu suranné, l’inconnu, qui ne l’était plus, conservait une insolente fraîcheur et un regard d’aveugle qui s’étonne de recouvrer la vue. Il semblait vivre intérieurement comme si chaque instant devait précéder la fin des temps, ou du moins la sienne.
Les jours où Camille professait devant lui, elle se fardait avec éclat, moulait sa poitrine de façon que son corsage parût plus abondant et choisissait la jupe ou le pantalon qui ferait le mieux saillir l’arrondi de ses fesses. Elle espérait l’inciter à sortir de sa réserve, le débusquer, exacerber son désir. Dans les travées de la classe, elle chaloupait discrètement de la croupe quand elle arrivait à hauteur de sa table.
Ce manège stérile dura jusqu’au vendredi soir où Camille ne parvint plus à mettre la main sur les dix-huit lettres de celui qu’elle croyait être Benjamin. Elle voulut d’abord croire qu’elle les avait égarées et inspecta tous les recoins de ses armoires, de son bureau. Après un quart d’heure de vaines recherches dans sa garde-robe ainsi qu’au fond de ses tiroirs, elle se souvint alors de s’en être délectée pour la dernière fois dans l’écurie bovine. Mais là aussi, nulle trace des épîtres compromettantes. Inquiète, elle fouina dans ses quartiers de maîtresse de maison. La lingerie, la cave à cochonnailles et le garde-manger furent passés au peigne fin, sans résultat. Ne restait plus que la vaste cuisine. Sans céder à la panique, elle fouilla méticuleusement chaque placard ; quand soudain l’ombre du Zèbre passa sur son visage.
— Tu cherches quelque chose ?
— Oui.
— Quoi ?
— Les salières qu’Alphonse nous avait offertes, s’entendit-elle répondre avec un à-propos qui l’étonna elle-même.
Gaspard ne poussa pas plus loin l’interrogatoire, se laissa tomber sur une chaise et s’immergea dans les mauvaises nouvelles d’un quotidien dont les titres sentaient le ballon de rouge. Pour mieux peaufiner son mensonge, Camille se mit à traquer fébrilement les petites salières sur les étagères.
— Elle ne l’a pas volé, commenta le Zèbre en lissant la pliure du journal. Deux coups de chevrotine, et au tapis. Un crime passionnel. Elle trompait son mari depuis un an, la salope, lança-t-il à Camille en lui décochant un regard plus reptilien qu’affectueux.
Elle tressaillit et s’inquiéta de la soudaine grossièreté du Zèbre. Il n’avait guère l’habitude d’ouvrir la bouche sur des subjonctifs imparfaits mais, en général, il se gardait d’être trivial. Cet accès de vulgarité lui fit redouter le pire. Il avait dû trouver les lettres et, blessé, devait croire à sa trahison. Elle ne voyait, de prime abord, aucune autre explication au sous-entendu qu’il avait laissé planer en prononçant le mot « salope ». Mais après quelques respirations, elle s’avisa que ses conclusions étaient un peu hâtives. Après tout, les événements rapportés par le Zèbre n’étaient pas nécessairement apocryphes. Le sentiment de félonie de Camille la portait à prendre ses craintes pour la réalité. C’est du moins ce qu’elle pensa et, par-là, elle prit conscience qu’elle se regardait déjà comme la maîtresse de Benjamin, sans l’avoir vraiment décidé. Son corps s’était prononcé sans consulter son esprit.
— La salope, reprit le Zèbre, elle cachait les lettres de son amant dans leur chambre à coucher.
Sur ces mots, il se moucha et replongea avec indolence dans les colonnes de faits divers. Camille sut à cet instant qu’il savait. Elle avait effectivement dissimulé son courrier dans l’un des tiroirs de sa table de nuit. Mais elle n’avait d’autre issue que de demeurer silencieuse. Un mot de sa part et le Zèbre pouvait la confondre.
Elle hésita cependant à courber l’échine. Après tout, il n’y avait pas de quoi l’inculper. Seuls ses désirs étaient attaquables. Mais elle se retint de clamer son innocence. Force lui était de constater que, depuis qu’elle collectionnait en secret les lettres de l’inconnu, son comportement l’accusait : sa mise aguichante, ses retards lorsqu’elle filait Benjamin dans les ruelles de Laval, sa réticence à se laisser posséder par le Zèbre, son manque d’intérêt à l’égard de son projet de restauration de leur passion et, surtout, qu’elle eût caché ces missives. Chacun de ses actes attestait sa liaison.
Le nez dans les placards, feignant de chercher la paire de salières, Camille priait pour que, par miracle, le Zèbre eût bien lu le tragique fait divers sur lequel il glosait ; quand une pensée la cingla. Et si l’inconnu était son mari et non Benjamin ? Peut-être était-il en train de se jouer d’elle, de se rire de son angoisse. Après tout, songea-t-elle en opérant un retour en arrière de plusieurs semaines, il aurait très bien pu confier ses lettres à son clerc ou à Alphonse pour les poster de Laval pendant qu’il ripaillait avec ses confrères à Toulouse. Mais elle se rappela la missive qui décrivait la robe que le Zèbre n’avait pu apercevoir. En revanche, Benjamin, lui, avait eu tout le loisir de la détailler pendant ses heures de cours de mathématiques. Il y avait donc plus de chances pour que l’inconnu fût le double de l’adolescent, son jumeau littéraire ; et eût-il été le Zèbre, que coûtait à Camille de se laisser bercer par l’idée qu’il s’agissait de Benjamin ? Cette hypothèse la comblait trop pour qu’elle se la refusât.
— La salope, répéta Gaspard avec une animosité sourde dans laquelle Camille voulut voir une confirmation de ses craintes, et donc de ses désirs.
La fureur du Zèbre était à ses yeux la preuve qu’il avait déniché des lettres où s’étalait l’amour d’un autre. Un sentiment mélangé animait Camille : elle jubilait de savoir que l’inconnu était bien Benjamin et redoutait la réaction de Gaspard.
Comme il s’obstinait à faire semblant de lire son journal, Camille se retourna et, les poings sur les hanches, se planta devant lui.
— Allez, sors-les !
— Quoi ? répondit Gaspard interloqué.
Frappée de stupeur, Camille comprit alors que le Zèbre ne détenait pas les lettres. Dans son emportement, elle avait failli lui révéler l’existence de sa coupable correspondance.
— Je suis sûre que c’est toi qui as caché les salières, lança-t-elle avec aplomb, pour se rétablir.
— Non, rétorqua-t-il, mais j’ai trouvé ça dans notre chambre.
Sans se départir de son flegme, il sortit de l’une de ses poches le paquet ventru contenant les dix-huit lettres de l’inconnu. Cet ultime retournement ébranla Camille. Pour ne pas vaciller sur ses bases, elle s’agrippa au buffet de la cuisine.
— Pardonne-moi, murmura le Zèbre.
— De quoi ? lâcha-t-elle, étonnée.
— J’aurais dû réagir depuis des années. Je ne t’en veux pas d’avoir pris quelqu’un. C’est de ma faute…
— Mais non.
— Si…
— Gaspard, tu te trompes. Je n’ai jamais eu personne. Je n’ai gardé ces lettres que parce qu’elles me flattent.
— Pourquoi les cachais-tu ?
— Pour que tu ne te moques pas de moi.
Camille usa de sa persuasion jusqu’à la corde, arguant qu’il lui était difficile d’entretenir une liaison avec un épistolier sans visage qui, de surcroît, ne lui inspirait que de l’indifférence. Bonne pâte, le Zèbre se laissa convaincre ; mais pour clore cette affaire en bonne et due forme, il exigea de Camille qu’elle déchirât chacune des lettres séance tenante.
— Si tu veux, répondit-elle en feignant de prendre cette injonction avec détachement.
Sans trembler, Camille commença à mettre le premier feuillet en morceaux, tandis qu’une marée de révolte montait en elle. Le Zèbre la forçait ni plus ni moins à détruire elle-même les plus belles paroles d’amour qu’on lui eût jamais adressées. Chaque page déchiquetée l’éloignait un peu plus de l’inconnu ; car ces lettres étaient les seules reliques qu’elle possédait de Lui, depuis que sa plume s’était tarie. Cependant, Camille imagina pouvoir reconstituer les feuilles avec un ruban adhésif, dès que le notaire aurait le dos tourné.
Mais le Zèbre, comme s’il avait lu en elle, ratissa les petits papiers fripés et les précipita dans la cheminée où crépitaient quelques bûches. Camille vit partir en fumée tous les mots forts que l’inconnu avait inventés pour elle.
— Ma chérie, murmura Gaspard, nous allons reprendre notre longue marche. Notre passion ne cessera de croître, je te le promets.