La petite voiture de Camille sortit du bourg de Sancy où s’élevait leur extravagante demeure, bâtie par un original du XXVIIIe siècle qui répondait au curieux patronyme d’Ortolan, d’où le nom de « Maison des Mirobolants », produit des gosiers locaux qui, au fil des générations, déformèrent le premier nom. Elle laissa donc Sancy derrière elle et prit la direction de Laval. Onze kilomètres seulement la séparaient du lycée Ambroise Paré où elle professait.
Camille dépassa la masure des Claque-Mâchoires, un couple de retraités hargneux et dévots ainsi surnommés par le Zèbre en raison du claquement lugubre qu’étaient censés produire leurs dentiers quand ils médisaient. Aux dires du notaire, ils avaient des gueules de faux témoins et n’étaient pas de ces paroissiens aux allusions prudentes qui dosent leur venin. L’un comme l’autre broyaient chaque jour leur lot de calomnies, comme pour purger leur fiel. Délateurs zélés sous Vichy, ils s’étaient empressés à la Libération de raser les « chiennes » qui avaient péché avec l’occupant.
Les mains rivées au volant, Camille tâchait de concentrer son attention sur la route pour ne pas penser à la lettre de l’inconnu. Le désir lancinant de l’ouvrir la taraudait. Au premier feu rouge, elle surprit sa main droite sur le point de s’en saisir. Elle se reprit et commença à recenser toutes les raisons qu’elle avait de s’interdire ce plaisir ; puis, après délibération, elle admit que, cachetée, cette lettre bénéficiait de l’attrait du mystère, alors qu’une fois lue, elle n’offrirait plus guère d’intérêt. Pour hypocrite qu’il était, l’alibi avait le mérite d’être logique.
Elle se gara fébrilement devant le lycée, coupa le contact et, après avoir respiré l’enveloppe, fit sauter les points de colle avant de poser ses lèvres là où l’inconnu avait dû humecter les rebords ; puis elle se plongea dans sa lecture.
Les premiers mots semblaient chuchotés, tant ils étaient tendres. Mais les lignes suivantes la jetèrent dans le trouble.
L’Inconnu lui notifiait un rendez-vous, le soir même devant l’Hôtel de Ville. L’abstinence, disait-il, lui pesait trop. L’impatience de ses sens exigeait qu’il fût fixé sur le devenir de ce qu’il appelait déjà « leur relation ».
Cette brusque irruption de la peau dans leur correspondance à sens unique affola Camille. Elle était révoltée qu’il se permît de mêler ses appétits charnels, d’une affligeante banalité, aux sentiments torrides mais aériens dont il avait fait montre jusque-là. Avec inquiétude, elle prenait physiquement conscience – un frisson parcourut sa colonne vertébrale – que ses rêveries risquaient de la mener, tôt ou tard, sur le bidet d’une salle de bains d’hôtel.
Camille en voulut à l’inconnu. Il aurait dû comprendre de son propre chef que, pour une part, le sel de ses lettres résidait dans leur anonymat. Ainsi, chaque homme qui la frôlait au lycée, dans la rue ou chez des amis pouvait être Lui. Les regards des jeunes gens, surtout, avaient le pouvoir d’accélérer son pouls ; car dans son idée, l’inconnu naviguait encore dans les eaux de l’adolescence. Elle imaginait un puceau, ou guère plus dégourdi, se dissimulant derrière des lettres, par crainte que son apparence de freluquet ne jouât en sa défaveur. Naturellement, Camille avait toujours exclu qu’il pût être octogénaire, bancal et ventripotent. À ses yeux, la jaillissante fraîcheur des lettres était, à n’en pas douter, la marque d’une authentique jeunesse. Mais à présent que l’inconnu souhaitait dévoiler son visage, elle redoutait soudain de s’être nourrie d’illusions. Non seulement le Prince charmant se révélerait peut-être un vétéran hors d’usage, décalcifié et édenté ; mais le stratagème des lettres pouvait tout aussi bien avoir été employé par un grand brûlé ou par un être génétiquement déshérité, désireux de masquer sa détresse physique ; et quand bien même eût-il été vert et conforme à la physiologie du commun des mortels, il était peut-être laid à frémir ; et surtout, Camille n’avait aucune intention d’entamer une liaison clandestine. La seule idée des complications afférentes à une telle affaire lui faisait horreur. Continuer à se griser de rêveries la tentait davantage ; aussi préféra-t-elle se souvenir qu’un dîner chez des collègues la retenait pour la soirée. Elle n’irait donc pas au rendez-vous.
Résolue, Camille sortit de son automobile et se rendit en classe où, sous l’œil vigilant et pénétrant d’une nouvelle recrue, Benjamin Raterie, elle infligea trois heures de cours de mathématiques à ses élèves.
Arrivé en cours d’année, Benjamin était, malgré ses dix-huit ans, de ces êtres qui, sans parler, exigent de vous le meilleur. Depuis qu’il s’asseyait devant elle trois fois par semaine, Camille se sentait comme dans l’obligation de lui plaire. Chacun de ses regards semblait lui dire : « Etonne-moi. » Il n’était pas beau mais l’intensité de son visage, sa grâce rieuse de jeune faune et la vitalité de son corps gorgé de sève plaidaient en sa faveur.
Lorsque la grande aiguille de l’horloge eut terminé sa course circulaire et que tout le monde eut rendu sa copie, Camille ne put s’empêcher de comparer le tracé de son écriture avec celui de l’inconnu. La calligraphie offrait quelques points communs mais la pression imprimée à la plume n’était pas la même ; à moins que Benjamin, par souci de préserver son anonymat, n’eût moins pesé sur son stylo pour écrire les lettres. Camille ne savait plus si la paisible séduction du jeune homme la poussait à relever des similitudes là où il n’y en avait pas ou si les deux documents pouvaient effectivement avoir été rédigés par la même main.
En regagnant sa voiture, encore pleine de la présence de Benjamin, elle nota qu’il était entré au lycée peu avant la date où l’inconnu avait commencé à prendre la plume ; puis elle démarra et mit le cap sur la Maison des Mirobolants. Mais, comme si ses mains avaient été dotées d’une volonté propre, elle vira sur la droite au premier carrefour. Un désir irrépressible lui commandait de faire un détour par la place où l’inconnu viendrait à vingt et une heures l’attendre en vain.
Elle rangea son auto devant l’Hôtel de Ville et, sans abandonner son siège, contempla les lieux de leur futur rendez-vous manqué. Une collection d’alibis familiaux défila dans son esprit pour justifier sa frousse d’affronter sa passion naissante. Elle restait impassible devant le décor dans lequel elle n’oserait entrer en scène, à l’heure où les trois coups retentiraient. Elle préférait demeurer en retrait, se rêver maîtresse tout en respectant frileusement le serment nuptial qui l’unissait au Zèbre.
Camille ferma les yeux et écouta le fond sonore de ce qu’aurait dû être sa rencontre avec l’inconnu ; car déjà sa décision était irrévocable. Le ronflement des autobus, l’assourdissant raffut de la rue et les voix des passants venaient se mêler aux images qu’elle suscitait dans son esprit, faisant mentalement surgir l’instant où, comme il le prophétisait dans sa lettre, il viendrait s’asseoir à ses côtés, dans la voiture. Mais, saisie par l’inquiétude, elle refit surface et vérifia à l’horloge de la mairie que trois bonnes heures la séparaient bien du rendez-vous.
Rassurée, elle poursuivit sa projection intérieure, sans toutefois parvenir à préciser les traits de l’inconnu. Elle vivait tout haut, à mille pulsations cardiaques minute. Perfectionniste, elle tripota son autoradio à tâtons et capta une station qui débitait des rasades de violons. Ses émotions prirent de l’altitude, lorsque soudain elle entendit grincer la charnière de la portière avant. Une présence se glissa subrepticement à sa droite.
Il venait de pénétrer dans la voiture. Feignant d’être perdue dans ses songes, Camille conserva les yeux clos et s’efforça de maîtriser sa respiration. Les lèvres de l’inconnu s’approchèrent de son visage et frôlèrent les siennes. Tout en elle refusait ce baiser. Elle ne voulait pas tromper le Zèbre alors même qu’il tentait de ressusciter leur passion. Aussi détourna-t-elle brutalement son profil et, d’un coup de reins, fut hors de la voiture sans avoir aperçu la figure de l’inconnu. Le mystère restait intact. Haletante, elle traversa en vitesse la chaussée, en direction de la mairie ; mais la voix du Zèbre l’arrêta :
— Camille, où vas-tu ?
Elle se retourna. Le soi-disant Inconnu n’était autre que le notaire, vautré sur la banquette avant. Elle revint sur ses pas et allégua qu’elle avait cru avoir affaire à un dragueur venu la déranger alors qu’elle se remettait d’un mal de tête.
— C’était trop tentant…, répliqua le Zèbre. Quand je t’ai vue les yeux fermés, en train d’écouter de la musique, j’ai voulu te faire une surprise ! Ma voiture est en panne à l’Etude, peux-tu me ramener à la maison ?
Sur la route, Camille réitéra l’invitation à dîner de ses collègues ; mais le Zèbre la déclina à nouveau. Elle s’y rendrait seule. Il regardait déjà son mariage avec une salariée de l’Education nationale comme une collaboration avec l’ennemi et ne voulait à aucun prix se fourvoyer davantage en frayant avec des professeurs, qu’ils fussent à la solde d’établissements publics ou stipendiés par des institutions privées. Le Zèbre tenait l’Ecole dans son ensemble pour responsable d’un vaste complot destiné à ruiner dans l’œuf la fantaisie des citoyens. Il était persuadé que dans un monde déscolarisé la couleur grise serait illicite, les billets de banque arboreraient des effigies souriantes et l’Etat, enfin régénéré, aurait pour fonction essentielle de fesser les cuistres. Mais le Zèbre n’avait rien d’un utopiste. Il savait qu’hélas plus d’une génération courberait encore l’échine sur des pupitres, avant le démantèlement intégral du système éducatif.
Il avait bien essayé de soustraire ses enfants à la Pieuvre – c’est ainsi qu’il nommait l’Education nationale – mais en vain ; il avait dû s’incliner devant Camille qui exigeait, pensait-il, un lavage de cerveau laïc et obligatoire pour leurs petits. Apprendre à lire et à écrire lui paraissait superflu. Il préférait que la Tulipe sût manier le ciseau à bois et le maillet pour construire, dans leur atelier, des machines à fumer en châtaignier qui le dispenseraient de s’encrasser les bronches. Quant à Natacha, il encourageait ses tentatives d’élevage d’écrevisses dans l’eau claire du ruisseau qui irriguait leur jardin. Pour ce qui était de l’Histoire, il se chargeait lui-même de les informer que, contrairement à ce qui s’est longtemps dit, César et Antoine étaient tous deux de solides sodomites ; ce qui prouve que Cléopâtre avait un nez trop long.
Les extravagances qu’il proférait étaient destinées à semer le trouble dans leur esprit, à les immuniser contre les idées rances dont les abreuveraient les manuels scolaires. C’est ainsi que Natacha tint un jour tête à sa maîtresse en affirmant que la bataille de Waterloo était une victoire. « La preuve, avait-elle postillonné, y a une gare à Londres qui s’appelle Waterloo-Station. »
Le Zèbre se refusait donc à aller trinquer en compagnie de Camille, avec des suppôts de la Pieuvre. Elle n’insista pas. En revanche, il s’évertua à lui faire lâcher son carton d’invitation. Il haïssait qu’elle allât se trémousser seule devant d’autres hommes, comme si elle était libre. Cette idée lui donnait de l’urticaire. Mais Camille tint bon. Devant son obstination, Gaspard lui promit un festin diététique aux chandelles. Malgré son penchant pour la cuisine légère, Camille ne se laissa pas tenter. Elle le déposa chez Alphonse et fila se poudrer le nez.
Alphonse vivait, dormait et travaillait avec sa femme Marie-Louise dans la ferme qui jouxtait la Maison des Mirobolants. Agriculteurs, ils n’étaient ni l’un ni l’autre affectés par cette torpeur rustique qu’on observe souvent chez ceux qui n’ont que la terre pour patrie.
Dans son potager, Marie-Louise cultivait divers légumes qu’elle n’appréciait pas, pour les donner. Elle vivait les mains ouvertes.
Alphonse, lui, raffolait du Zèbre en silence. Vingt siècles de non-dit paysan serraient sa gorge. Une fois, il avait tenté d’avouer son amitié au notaire. Les mots lui avaient manqué. Confusément, il avait senti que son vocabulaire du dimanche, qu’il sortait pour les grandes émotions, allait fausser sa sincérité. Alors il s’était tu.
Le Zèbre et lui communiaient à travers leurs beuveries homériques et les projets les plus farfelus qu’ils caressaient ensemble. Alphonse n’avait pas le vin mesquin. Quand il avait sifflé un fond de barrique, il vadrouillait dans des contrées que même Christophe Colomb n’aurait pu inventer. Il chantait l’Asie, qu’il se figurait comme une Normandie infestée d’éléphants et plantée de bambous, faisait disparaître des avions dans le delta du Nil et surgir des pyramides dans le triangle des Bermudes. Emerveillé, le Zèbre lui emboîtait le pas et, après avoir mis la main au cul de plus d’une bouteille, prenait lui aussi de l’altitude, tirait la barbiche du Bon Dieu, apostrophait les anges et tutoyait les autres créatures célestes, avant d’atterrir sur les continents d’Alphonse. Ces mystiques de la barrique, plutôt sobres au quotidien, avaient leurs petites obsessions. Les soirs où ils invoquaient Bacchus, ils se juraient qu’ils iraient un jour couper les couilles du Claque-Mâchoires mâle avec des pinces minuscules ; car, selon la rumeur, l’intéressé était doté de parties lilliputiennes qui ne lui permettaient pas d’honorer convenablement sa compagne. Cette idée leur semblait particulièrement récréative.
Mais pour le moment, une autre tâche soudait les deux amis. Ils étaient en train de dresser les plans d’un hélicoptère en bois avec lequel ils comptaient déserter le village pour s’établir en Australie. Tout était prévu. Alphonse troquerait son cheptel contre des kangourous et le Zèbre se reconvertirait en trappeur. Ce projet chimérique les liait. Le monde des adultes les barbait. Ils jouaient pour créer et perpétuer entre eux cette camaraderie qui naît lorsqu’on a posé des collets ensemble à dix ans, construit des cabanes au fond des bois à huit ans et taillé des élastiques de lance-pierres dans des chambres à air. Ils se fabriquaient un présent qui ressemblait à l’enfance et si Gaspard avait osé, il aurait volontiers lancé à Alphonse : « On dirait qu’on serait amis… »
Leur amitié passionnée se nourrissait également d’une multitude de services. Ainsi, quand l’hiver arrivait, les vaches d’Alphonse trouvaient refuge dans les écuries Louis XV du Zèbre qui, du même coup, renouaient avec leur glorieux passé.
Elles avaient été construites dans la première moitié du XVIIIe siècle pour accueillir des bovins. Maximilien d’Ortolan, le premier maître des lieux, se piquait d’élevage et prétendait avoir quelques lumières en matière de reproduction animale. Pour des raisons qui demeurent opaques, il mêlait une dimension pseudo-religieuse à sa volonté d’améliorer les races laitières. Il aménagea donc cette luxueuse étable, éclairée par des lustres en cristal, pour abriter les taureaux normands qu’il comptait croiser avec des vaches sacrées venues par mer, et à grands frais, des Indes françaises.
A tous les étages, la Maison des Mirobolants portait la marque de l’esprit singulier d’Ortolan. Il avait exigé une serre en lieu et place de grenier, là où l’air était, croyait-on à l’époque, moins corrompu par les puanteurs de la vie domestique. L’eau courante atteignait ce grenier agricole, recouvert d’épaisses verrières, grâce à l’une des inventions mécaniques de Léonard de Vinci : une torsade de tuyaux de cuivre qui permet encore de faire monter l’eau lorsqu’on la fait tourner sur son axe. La nappe phréatique qui dort sous la maison servait déjà de réservoir. Comme tout un chacun, Ortolan avait observé que l’air réchauffé dans l’âtre des cheminées a fâcheusement tendance à stagner dans les sphères supérieures des pièces ; aussi mit-il lui-même au point une machinerie complexe destinée à régler l’altitude du plafond, dans le grand salon. Ce dispositif, qui grinçait toujours, enchantait particulièrement Natacha, friande de tout ce qui pouvait lui rappeler les romans de Jules Verne.
Citoyen de son siècle et grand épicurien, Maximilien d’Ortolan poussait fréquemment la philosophie jusqu’à la débauche. Sanguin, il avait besoin de copuler entre les repas et, comme il se trouvait dépourvu d’épouse, il bâtit un pavillon d’amour, sur les rives de l’étang riche en batraciens qui borde le parc. A l’ombre des colonnes de marbre, le brave Maximilien laissait libre cours à sa lubricité en compagnie de servantes peu farouches. Il prétendait s’y retirer pour étudier le coassement nuptial des grenouilles, mais nul n’ignorait la vérité. Le Zèbre avait installé dans le pavillon son atelier de menuiserie. C’est là qu’il fabriquait avec la Tulipe des objets follement inutiles. Ensemble, ils terminaient à l’époque la fameuse machine à fumer, un véritable poumon de bois respirant grâce à un soufflet de cuir animé par un petit moteur électrique.
Tout autour de la petite coupole qui coiffait l’atelier, Gaspard avait construit des rayonnages de bibliothèque qui accueillaient des biographies. On y trouvait, pêle-mêle, des vies de Talleyrand, Léonard de Vinci, Napoléon, Picasso, Bismarck, Roosevelt, Frédéric de Hohenstaufen et de toutes sortes de gens qui avaient su vivre à voix haute. Leur véritable point commun aux yeux du Zèbre n’était pas leur renommée mais leur effort abouti pour se libérer de la médiocrité du quotidien. Dieu qu’il les enviait ! Gaspard se savait sans talent particulier et donc condamné à chuchoter son existence au lieu de la transfigurer par la création ou une action publique ; à moins qu’il ne la jouât comme on joue une pièce et ne la transformât en un opéra réel de sa composition, à la gloire de son amour pour Camille. « Je suis un raté, s’était-il dit en contemplant ces biographies, mais je tâcherai d’être un raté d’exception. Mon chef-d’œuvre sera ma vie conjugale. »
Sous ses rayonnages, Gaspard fabriquait ses machines extravagantes autant pour se divertir avec son fils que pour se moquer de son absence de génie. La Tulipe raffolait de ces moments où son père avait son âge.
L’atelier servait également de fonderie. Le Zèbre récupérait les vieilles tuyauteries de plomb, non pour les changer en or – bien qu’il eût essayé à plusieurs reprises afin d’amuser Natacha – mais pour liquéfier le métal en le faisant revenir à feu doux dans une casserole réformée. Il le coulait ensuite dans des moules en plâtre dont il avait le secret. Indisposée par les émanations pestilentielles que dégageait le métal liquéfié, Camille avait exilé cette activité aux confins du jardin, dans le pavillon d’amour.
Longtemps, le Zèbre avait espéré s’enrichir en fondant de fausses pièces de monnaie qu’il peignait avec soin. Hélas, ses multiples activités parallèles l’accaparant, il ne frappait qu’une seule pièce de cinq francs par mois. Aussi, quand il eut amassé quarante francs contrefaits, déçu par son rendement, décida-t-il de mettre fin à sa production illicite ; mais son numéraire maison avait désormais cours dans le village. Complices, les ruraux de Sancy feignaient de se laisser abuser et la boulangère acceptait d’être payée en monnaie de maître Sauvage. Assez vite même, les fausses pièces furent très recherchées. L’effet de rareté jouait, pour la plus grande gloire locale du Zèbre. Le boucher chuchota qu’il était artiste, l’institutrice répéta qu’il était poète et tout le monde finit par convenir que Sancy possédait un notaire digne de figurer dans le dictionnaire.
Sa dernière création était un moulage de sa main droite enserrant celle de Camille. Leurs doigts de plomb étaient enlacés et leurs lignes de vie se faisaient face, fondues l’une dans l’autre. Camille avait prêté sa menotte sans flairer que cette réalisation annonçait le sursaut du Zèbre qui bientôt réveillerait leur amour crépusculaire. Il était désormais prêt à solliciter toutes les ressources de son imagination.