La jeune blonde était belle à peindre, avec je ne sais quoi de troublant dans la silhouette. Le Zèbre la vit d’abord à l’envers, dans le miroir d’un bar-tabac. Elle avait des yeux bleus d’étudiante en lettres et ce qu’elle en montra, quand leurs regards se rencontrèrent, acheva de l’émoustiller.
Prudent, il paya son paquet de cigarettes et quitta l’estaminet, en frôlant par mégarde la fille un peu courte et sans grâce qui discutait avec elle. La somme de leurs printemps n’atteignait sans doute pas son âge. Elles devaient encore parler de leurs vingt ans au futur.
Foulant le pavé de la rue du Val de Mayenne, le Zèbre songea à ses années d’université parisienne, plus casanovesques que studieuses. Il copulait alors avec l’ardeur que d’autres mettaient à jouer au football. Gaspard considérait à juste titre que la fornication était le seul sport où l’on ne s’essoufflait pas pour rien. Puis était venue Camille et la découverte de la ferveur. Conquis, il s’était fait monogame. Naturellement, la chair l’avait taraudé plus d’une fois depuis. Il lui était arrivé de trousser d’autres femmes en imagination et de se prouver qu’il n’avait pas déposé les armes de la séduction en éveillant des désirs ; mais il s’était toujours gardé de commettre ce qu’on regrette car il ignorait l’art d’oublier, cette façon de se dédoubler en confiant une part de ses souvenirs, ceux où l’on ne se ressemble pas, à un autre soi-même, moins regardant. Jusqu’à présent, il était parvenu à tenir Horace en laisse.
Ce petit nom – Horace – venait d’une vierge particulièrement ingénue qu’il avait déniaisée sur une banquette arrière, avant Camille. La pucelle, d’origine helvétique, s’était étonnée de ce que les émois de Gaspard paraissaient incontrôlés. Elle en avait bizarrement conclu que le sexe de l’homme n’en faisait qu’à son gland, comme s’il se fût agi d’un petit animal épris de liberté, capricieux et exigeant ; ce qui prouve qu’on peut être naïf, Genevois, et entrevoir certaines vérités ultimes. Douée d’un grand sens des noms, la Suissesse avait baptisé l’engin du Zèbre Horace. Elle était passée, le sobriquet était resté.
Les mains dans les poches, le notaire ressassait ces souvenirs remplis de sensations voluptueuses lorsqu’il entendit pouffer derrière lui. Il s’arrêta devant une boutique et, dans le reflet de la vitrine, aperçut la blonde qui murmurait quelques mots à l’oreille de son amie. Elles se replièrent derrière un présentoir de cartes postales et feignirent de s’y intéresser ; du moins en eut-il l’idée.
Que ces novices de l’amour l’eussent pris pour une proie acceptable divisait soudain son âge par deux. Il se sentit replongé dans cette époque bénie où les femmes étaient encore libres et où il les butinait allègrement, comme si demain n’était pas pour demain. Quand la passion se moquait des sabliers. C’était cela qu’il retrouvait dans les yeux de cette jolie blonde aux seins neufs.
Altière, elle était, et piquante aussi. Sans façon, elle le doubla en chaloupant son cul de Reine. Sa copine trottinait à ses côtés, tel un poisson pilote. Elles s’évanouirent dans la foule, au bout de la rue, sans lui faire l’aumône d’un regard. Il avait rêvé. Les gloussements ne lui étaient pas destinés. Il lui fallut également admettre que leur station devant les cartes postales n’avait pas pour but de lui signifier l’intérêt qu’on lui portait.
Déçu, le Zèbre eut un sourire amer en songeant à sa frivolité. Il avait suffi d’un regard de jeune fille pour le détourner, un instant, de Camille. Le plus grand amour du monde à la merci d’une paire d’yeux bleus… C’est la faute à Horace. Sûr que les anges n’en ont pas. Sinon, comment prendre de l’altitude ? Mais l’imagination aussi est complice quand on voit un corsage bien rempli et que mille voluptés se mettent à danser dans la tête.
Le Zèbre glosait ainsi sur la misère de sa condition de mâle, lorsqu’il vit réapparaître la blonde, flanquée de son ombre. Elles s’esbaudirent devant un étalage, le sourire aux lèvres et l’œil en coin. Pour clarifier leurs intentions, Gaspard s’engagea dans une venelle ; mais personne ne marcha sur ses traces. Touché dans son amour-propre, il revint sur ses pas quand tout à coup les deux filles surgirent dans la ruelle. Une boulangerie lui permit de les éviter. Il acheta un gâteau et ressortit. Elles l’avaient dépassé et semblaient rire sous cape. Craignant de trop se dévoiler, il fit demi-tour. Mieux valait reprendre l’initiative et provoquer une rencontre fortuite au moment où elles déboucheraient sur la place de la mairie. Il avait le plan de Laval dans l’œil depuis son enfance et connaissait les raccourcis mieux que quiconque. Ces gaminauderies le troublaient. Depuis longtemps, il n’avait éprouvé d’émotion aussi juvénile.
L’embuscade était bien manigancée. Elles arrivèrent à l’angle de la place, comme il l’avait prévu. La blonde l’aperçut, alors qu’il achetait un quotidien dans un kiosque. Mutine, elle lui décocha un sourire et le provoqua de la prunelle avant de s’asseoir sur un banc public, à côté du poisson pilote. Le Zèbre desserra sa cravate. Dieu qu’il fait beau quand une jeune fille vous prend pour un jeune homme. L’amour était soudain léger, si éloigné de la gravité d’une passion conjugale. Mais plutôt que de l’aborder, il s’installa à une terrasse de café, non loin, pour la forcer à abattre son jeu.
Sous son parasol et derrière son journal, Gaspard se sentait d’humeur à escalader tous les monts de Vénus. Le regret des occasions manquées se mêlait à l’envie de goûter les lèvres de la blonde. A quoi bon rester fidèle à une Camille si peu encline à le comprendre. Il était ivre de concupiscence. Inutile de lever le coude, la taille fine de cette fille agissait.
Mais quand il abaissa son quotidien, la belle s’était envolée. Sur le banc, une vieille dame nourrissait des moineaux. Philosophe, il but un café devant une chaise vide. Cette histoire lui parut comme un accès de fièvre, un coup d’adolescence. Au fond, la Suissesse avait raison : Horace est un petit animal imprévisible.