La nuit restaura les forces du Zèbre. Le thermomètre fiché dans l’anus, il se mit à arpenter le salon en robe de chambre dès le matin, consultant tous les trois pas l’instrument qu’il replongeait avec dextérité dans son derrière. Camille dormait encore ; mais le facteur avait déjà déposé les radiographies faites à l’hôpital sur le conseil d’Honoré Vertuchou.
Une mention impérative interdisait d’ouvrir l’enveloppe en l’absence d’un médecin ; aussi s’était-il empressé de la décacheter.
Les clichés n’étaient, hélas, accompagnés d’aucune explication. Gaspard devrait donc attendre le passage de son vétérinaire pour connaître l’exacte gravité de la corruption cellulaire qui ruinait son sang. Son inquiétude venait de ce qu’il voulait désormais guérir au plus vite, pour vivre avec Camille. Que Vertuchou eût pour métier de soigner les bêtes le rassurait. Il préférait être traité comme un mammifère plutôt que comme un être pensant. Les remèdes de cheval lui inspiraient davantage confiance que ceux qu’on administre aux assurés de la Sécurité sociale. Mais le brave Honoré ne devait lui rendre visite que vers dix heures. N’y tenant plus, Gaspard s’était emparé d’un thermomètre pour tenter d’évaluer lui-même son espérance de vie.
Trente-sept deux, indiquait toujours l’échelle striée des températures. Cette absence de fièvre l’inquiétait comme le silence qui prélude aux batailles ; mais, machinalement, il remit le tube de verre dans son rectum et se pencha sur les radiographies. Une à une, il les ausculta d’un œil vétilleux pour la dixième fois. Une tache blanche sous son bras gauche l’obnubilait. Plus il se palpait, plus il se trouvait, effectivement, une douleur dans la poitrine. Encore quelques secondes et, sous l’empire de son imagination, il localisa avec précision la tumeur maligne qui, dans son idée, dévorait son cœur.
Désemparé, il s’affala lourdement sur un tabouret. Dans la seconde, ses yeux s’injectèrent de sang, tant la souffrance était vive. Il poussa un cri de goret et, d’un coup, se redressa sur ses pieds. Le thermomètre venait de pénétrer son postérieur jusqu’à la garde. Cette lâche agression, par-derrière et par surprise, lui fit tourner la tête. Hagard et rugissant comme un lion qu’on sodomise, il s’effondra sur le plancher, à quatre pattes. Touché en son point le plus faible, il ne trouvait plus la ressource d’appeler du secours ; quand il identifia la voix ensommeillée de Camille. Ses glapissements l’avaient alertée et tirée du lit.
Pour toute explication, elle n’obtint d’abord du Zèbre que des hurlements plaintifs ainsi qu’un doigt obstinément dressé vers le ciel. Ses mâchoires mal rasées semblaient verrouillées par une crispation voisine de la constipation. Par chance, Camille ne fut pas longue à déceler l’origine de ce malaise.
Elle inspecta le fondement du Zèbre et conclut que le pire avait été évité. Le thermomètre était indemne. Ne restait plus qu’à l’extraire de son fourreau anal ; ce qu’elle exécuta avec doigté. Libéré, Gaspard se laissa raccompagner dans sa chambre.
Une demi-heure plus tard, une voiture s’arrêta devant la maison. Par la porte entrebâillée, le Zèbre reconnut le timbre rauque de la voix d’Honoré :
— Il y a quelqu’un ?
— Je suis encore vivant, monte ! lança Gaspard.
Tel un dinosaure à lunettes, Honoré apparut sur le pas de la porte, à l’abri derrière ses montures de fer-blanc. Contrairement à son habitude, il ne se montra guère loquace et oublia ses mains dans ses poches ; ses mains qui d’ordinaire lui donnaient l’air de parler avec celles d’un autre, tant elles paraissaient minuscules au regard du volume de leur propriétaire. Camille lui offrit une goutte qu’il repoussa ; puis, mal à l’aise, il racla sa gorge pour se donner un peu de répit avant d’attaquer :
— Je suis passé à l’hôpital. J’ai vu les résultats de la prise de sang et les radios.
Sans tergiverser, Honoré développa son point de vue sur le cancer, en termes aussi rudimentaires que peu diplomatiques. Il expliqua froidement au Zèbre, au nom de leur amitié, que sa leucémie n’était qu’une toquade de son inconscient et que, s’il était disposé à opérer une conversion mentale radicale, il pouvait encore guérir.
— Et je ne prêche pas pour ma paroisse, ce ne sera pas moi qui te soignerai, conclut-il en avalant finalement cette petite goutte que Camille lui avait proposée.
Toujours au nom de leur sacro-sainte amitié, Gaspard le traita de vil charlatan avec d’autant plus de véhémence qu’il le soupçonnait de dire la vérité ; mais avec ses belles théories, Vertuchou venait ruiner ses chances de conserver Camille ; car s’il conjurait son mal, elle déguerpirait sans doute à nouveau ; du moins le pensa-t-il soudain.
L’affaire s’envenima. Honoré se rebiffa ; et pour terminer, le Zèbre lui jura qu’il flanquerait la vérole à sa femme et le phylloxéra à ses vignes. Ils faillirent s’empoigner mais Honoré jugea peu élégant de frapper un cancéreux. Il préféra se retirer sous une bordée d’expressions étrangères, juxtaposées sans ordre ni logique, sous lesquelles perçait une intention injurieuse. Quand la rage faisait céder les digues de son urbanité, le Zèbre éprouvait le vif besoin de s’exprimer en plusieurs langues, qu’il ne possédait pas, comme pour donner un aperçu plus universel du sentiment qui l’agitait.
L’annonce de la leucémie de Gaspard aurait dû jeter Camille dans le désarroi, mais elle croyait trop en sa force de vie pour admettre son cancer. Qu’une maladie pût l’abattre lui semblait aussi peu vraisemblable que de voir flamber un sarment de bois vert ; et puis, la nouvelle était trop insoutenable pour être entendue. Le mot cancer n’eut pas de sens pour elle.
Elle convint que le Zèbre n’était pas homme à laisser son cœur caler sans en découdre avec les ténèbres et adopta une version officielle moins pénible. Le Zèbre était souffrant, certes, mais il remonterait l’Achéron à la pagaie s’il le fallait et, en définitive, triompherait de son affection.
— Mon amour, murmura-t-elle dans un état second, quand tu seras tiré d’affaire, nous irons refaire l’amour dans la chambre sept.
Le Zèbre comprit tout à coup que Camille resterait. Il devait donc recouvrer la santé ; et si l’issue de la bataille médicale lui était défavorable, il se tairait jusqu’au bout et se montrerait violent à l’encontre de ceux qui se mêleraient d’ouvrir les yeux de Camille. S’il devait périr, il souhaitait leurs ultimes grandes vacances aussi légères que la situation était grave.
Mais les hostilités ne faisaient que débuter. Pour Camille, il se sentait capable d’affronter le cancéreux qui sommeillait en lui. L’idée de porter la mort en son sein le rendait euphorique. Il vivait enfin avec sa femme comme si chaque heure devait être la dernière, sans recourir à un artifice.