Les jours suivants, le Zèbre eut de l’humeur contre les Claque-Mâchoires. Il affirmait avec toujours plus de véhémence que le couple maléfique lui avait jeté un sort destiné à l’occire à petit feu, pour lui succéder dans ses murs. Il les soupçonnait de guigner sa demeure moins par passion des belles pierres que par cupidité ; car il n’avait jamais douté que la Maison des Mirobolants recelât un trésor.
Pour appuyer ses dires, il se fondait sur une légende locale selon laquelle le premier propriétaire, Maximilien d’Ortolan, aurait enterré sa fortune en louis d’or dans les soubassements, au moment de la Révolution. Aussi le Zèbre avait-il signé l’acte de vente, au début des années soixante-dix, avec la secrète espérance d’être remboursé au centuple le jour où un coup de pioche heureux viendrait redorer son blason ; mais à la grande surprise de Camille, il ne se hâta pas d’ausculter les sous-sols. Cette richesse virtuelle le rassurait. L’estimation qu’il en faisait était directement fonction des sommes que lui réclamaient ses créanciers.
Les années s’écoulant, son passif ayant pris de l’embonpoint, il n’avait cessé de réévaluer son trésor. Il faut dire que la presque totalité des revenus du Zèbre était affectée à l’extinction de ses dettes les plus criardes. A peine avait-il apaisé la situation que l’incendie se déclarait à nouveau dans ses finances. Sa vélocité à dilapider n’avait d’égale que la vitesse à dégainer de Jesse James.
C’est ainsi que le fantomatique trésor des Mirobolants demeurait encore en terre, protégé par les nimbes du mystère. Mais aujourd’hui que la santé du Zèbre se gâtait chaque jour davantage, que son souffle se faisait de plus en plus court, il songeait à cet avenir qui ne serait plus le sien, à Camille qui bientôt devrait seule régler les factures et apurer ses dettes, fiscales ou autres, pour continuer d’élever leurs enfants ; et il ne voyait guère que le trésor comme solution sérieuse. Le modeste traitement de Camille n’y suffirait pas.
Aussi le Zèbre s’était-il mis à prospecter les fondations avec autant d’ardeur qu’il pouvait encore en dépenser. L’étude tournait sans lui. Ses deux frères et néanmoins confrères, le volubile et volcanique Melchior et Arnaud, dit la Belette, tâcheron malingre, assuraient le suivi de la clientèle. Gaspard avait réquisitionné son clerc, Grégoire de Saligny, pour l’atteler aux tâches harassantes qu’il n’était plus à même d’assumer. Appuyé sur sa canne, il exhortait Grégoire à montrer plus de vigueur à chaque pelletée et, quand ce dernier mollissait, le menaçait d’un double lavement.
Craignant que son rectum fût à nouveau sollicité, le malheureux s’activait. Il fallait voir ce rejeton d’une grande lignée, chétif et corseté de bonne éducation, manier la pioche avec des gants de lapereau. Ami du linge fin plutôt que du marteau-piqueur, il ne s’en tirait cependant pas trop mal. Les travaux se déplaçaient de pièce en pièce. Dans le salon, là où l’altitude du plafond varie, le plancher éventré laissa bientôt voir un trou béant qui ravit Natacha, toujours grisée par les chambardements ; mais Camille, usée par les nuits de veille du Zèbre, supportait de plus en plus mal la destruction de son intérieur.
Du trésor nulle trace, quand soudain, un vendredi soir, la pelle de Grégoire heurta une plaque métallique. Le Zèbre exhuma une cassette, renfermant à ses yeux toutes les espérances de survie matérielle de sa famille. L’ensemble de la tribu, excepté la Tulipe, ainsi que ses alliés furent convoqués pour l’ouverture. Grégoire ameuta Alphonse et Marie-Louise et l’on fit cercle.
Natacha ruminait un chewing-gum avec perplexité. Habituée aux délires quotidiens de son père, elle s’était toujours méfiée de ses prophéties ; mais là, force lui était de constater que les entrailles de la maison venaient de rendre un coffret aussi lourd qu’intriguant.
— Tu vois ma chérie, à force de croire aux trésors, ils finissent par exister, lui chuchota le Zèbre du haut de son fauteuil.
Epuisé par sa participation aux travaux, plus verbale que manuelle, Gaspard avait été hissé pour la circonstance sur un vieux siège rembourré, digne des trônes des rois nègres d’antan. L’assistance se tut et Grégoire procéda au désossage de la cassette. Quand le dernier rivet eut lâché prise, Natacha s’avança et souleva le couvercle en fermant les yeux. Chacun eut beau retenir son souffle, il n’y avait que le nombre minimum de louis d’or pour permettre d’employer le pluriel quand, plus tard, on raconterait l’histoire en la déformant pour rehausser la qualité du récit. Pour l’heure, deux piécettes d’Ancien Régime se battaient en duel sur un écrin moisi.
La déception générale fut balayée par le contagieux enthousiasme de Natacha pour qui le mot « or » évoquait la caverne d’Ali Baba et les galions espagnols aspirés par les hauts fonds des océans. Personne ne jugea opportun de la détromper et, pour célébrer dignement la mise au jour du trésor des Mirobolants, le Zèbre suggéra d’organiser une expédition punitive afin de couper les couilles du Claque-Mâchoires mâle, une bonne fois pour toutes. Cette vieille obsession le démangeait à nouveau depuis que le couple médisant se répandait dans le village en pronostiquant sa dernière heure ; du moins aimait-il à le croire.
Transporté par cette idée, Alphonse alla quérir une paire de tenailles gigantesques, conçue initialement pour sectionner les tiges d’acier, au cas où les parties du monsieur Claque-Mâchoires se révéleraient difficiles à guillotiner. Grégoire battait des mains, pour une fois qu’il n’était pas la victime ; mais les femmes réprimèrent leurs velléités castratrices. Sous la pression calme et résolue de Camille, appuyée sourdement par Marie-Louise, l’opération fut remise à une date ultérieure. Le Zèbre dut se contenter d’une bonne bouteille de bourgogne pour fêter l’événement ; mais on décapita le goulot avec la pince qui aurait dû châtrer cette engeance de Claque-Mâchoires.
Seul Alphonse détenait le secret du trésor des Mirobolants. Il trinqua sans dévoiler que c’était lui qui avait enterré la cassette sous une dalle, au fond de la fosse excavée par Grégoire. Il s’était promis que son vieil ami ne tirerait pas sa révérence sans avoir découvert les légendaires pièces d’or de Maximilien d’Ortolan. Si les hasards de l’existence l’avaient placé à la tête d’un consistant pécule, sans doute l’aurait-il déposé dans le coffret ; mais peu doué sur le chapitre de l’épargne, Alphonse n’avait pu contribuer aux rêves du Zèbre qu’à hauteur de deux louis.