Resté seul, le Zèbre fit rapidement l’inventaire du sinistre. De Camille évanouie ne lui restaient que quelques ongles, des cheveux, un flacon de parfum, une robe démodée, des bas qui dans leurs plis retenaient son odeur prisonnière, des lettres et des photographies bien sûr, leurs mains enlacées coulées dans le plomb, ainsi qu’une cassette de répondeur téléphonique sur laquelle elle prévenait qu’il ne fallait pas l’attendre : « Mon chéri, je rentrerai tard ce soir. J’ai une réunion de parents d’élèves. » Maigre butin, chétif même, au regard de l’immensité de l’amour qu’il avait dilapidé dans cette aventure. Cent grammes d’ongles… Cent tonnes de peine l’accablaient quand il déambulait seul dans cette Maison des Mirobolants qu’il n’avait acquise que pour lui plaire.

Une fois, il se posta à la sortie du lycée Ambroise Paré pour l’observer à la dérobée, s’emplir de sa beauté. Il ne recommença pas. Ses jambes imaginées sous la jupe soyeuse… Torture des souvenirs qui en vrac venaient battre sa mémoire, ressac infernal. Ses reins cambrés, ses seins blancs qui appelaient la main…

A force de mal vivre, Gaspard devint aveugle à la beauté des choses. Cécité du désespoir. Doucement, il gomma les couleurs des jours et oublia sa fantaisie. Fini les objets qui ne servaient à rien, sinon à rire. La machine à fumer fut mise au rebut. Il renonça également à la construction de l’hélicoptère en bois et refusa, malgré l’insistance d’Alphonse, d’aller hongrer le Claque-Mâchoires mâle pour fêter la Saint-Sylvestre. Administrer des lavements à son clerc ne le mettait même plus en joie. De mois en mois ses affaires déjà piteuses achevèrent de pourrir sur pied. Son unique bonheur semblait être de s’esquinter. Ses frères – également notaires – reprirent une partie de la clientèle de son étude pour qu’elle restât dans le giron familial.

Un dimanche matin qu’il badaudait le long d’une rue commerçante, Gaspard aperçut Camille de dos. Elle taillait une bavette avec une poissonnière au caquet bien affilé qui brassait la crevette d’un geste machinal. Une brusque chaleur lui empourpra le visage. Il se retourna, la regarda dans le reflet d’une vitrine et s’aperçut alors qu’il s’agissait d’une autre, une femme dont la silhouette et la chevelure semblaient décalquées sur celles de Camille.

Cet événement laissa le Zèbre songeur. Un instant, il avait oublié l’océan d’affliction dans lequel il se noyait depuis des mois. Retrouver ces quelques secondes de félicité douloureuse devint rapidement l’unique objet de ses pensées. Une idée extravagante se présenta dans son esprit. Il était prêt à tout pour atténuer sa détresse.

Muni d’une mèche des cheveux de Camille, il se rendit dans une boutique de prothèses capillaires et acheta une perruque pour femme de la même couleur ; puis il se saisit d’une paire de ciseaux et lui donna tant bien que mal l’apparence de la coiffure de Camille, à l’aide de photos.

Ceci fait, il alla trouver une jeune femme connue à Laval pour louer ses étreintes et lui expliqua ce qu’il attendait d’elle :

—  J’aimerais que vous mettiez cette robe, ces bas et cette perruque, que vous vous parfumiez avec ce flacon et que, ce soir vers onze heures, vous veniez me retrouver chez moi.

—  Pour la nuit, c’est…

—  Non, non, je n’ai nulle envie de vous toucher. Je voudrais simplement que vous fassiez semblant de revenir d’une réunion de parents d’élèves, comme si vous étiez professeur. Vous comprenez ?

La fille eut un regard au velours usé, esquissa un sourire empreint de tristesse et acquiesça. Comprendre et louer des rêves, c’était son métier. Depuis qu’un marlou lui avait assigné un réverbère, toute la souffrance du monde était venue se soulager entre ses jambes. Il faut bien que les corps parlent quand on ne trouve plus les mots. Les mots tendres, surtout.

Après être allé apéroter avec Alphonse, histoire de s’étourdir la conscience, le Zèbre s’en retourna chez lui passablement aviné. Il faisait déjà nuit.

Camille va venir, articulait-il à voix haute pour s’en convaincre, puis il se reprenait. Non, c’est une putain travestie en Camille, mon amour, mon ancien amour…

Comme prévu, il écouta les messages enregistrés sur son répondeur téléphonique. Il n’y en avait qu’un : « Mon chéri, je rentrerai tard ce soir. J’ai une réunion de parents d’élèves. »

Cette voix, il ne l’avait plus entendue depuis… Gaspard ne put interdire à son cœur de trépider dans sa poitrine et, submergé par son désir d’y croire, il s’abandonna à sa folie.

Il décida même de faire une surprise à Camille, de lui mitonner un dîner, oui, ils festineraient aux chandelles. Son allégresse nerveuse était telle qu’il brisa deux verres en dressant la table. Il s’activait fébrilement, fricassant un lapin pour la régaler – elle en raffolait – allumant un feu dans la cheminée, réécoutant le message téléphonique. Un moment transpercé par des éclairs de lucidité, il lampa une gorgée de cognac, récidiva, vida six verres. Plus l’alcool se mêlait à ses globules, plus il en était sûr, oui, elle allait venir.

Comme onze heures sonnaient, Gaspard commença à piaffer. Il s’étonna même que Camille ne fût pas déjà de retour.

—  Les réunions de parents d’élèves ne se terminent pourtant jamais après dix heures et demie, s’entendit-il proférer.

Encore un verre et il la soupçonna de s’être servie de cet alibi pour rejoindre un amant, autre que lui cette fois. Mais il n’eut pas le temps de laisser sa jalousie s’épanouir.

A onze heures cinq, la porte d’entrée s’ouvrit.

Une caricature de Camille s’avança. Ses bas étaient filés, ses cheveux mal coupés, sa robe trop étriquée faisait saillir son volumineux fessier et, horreur de l’horreur, elle avait le sourire et les yeux d’une autre.

—  Pardonnez-moi, murmura Gaspard, mais je crois que je vais souper seul. Vous pouvez rentrer chez vous. Voilà l’argent.

La fille palpa les billets et s’éclipsa. Le Zèbre demeura longtemps immobile, en proie au vertige. Non, le jeu ne le sauverait pas. On ne peut reconstituer la réalité à la façon d’un puzzle. Il avait péché par orgueil, comme avec Camille.

Les trimestres qui suivirent lui parurent une succession d’hivers. Décharné de tout, il perdit du poids. Marie-Louise, qui n’osait l’admonester, essayait de surveiller son alimentation mais il s’ingéniait à sauter les repas, prétextant que sa dépense de bouche était excessive. Chaque matin, il se pesait pour s’assurer qu’il avait déjà commencé à disparaître et, toutes les semaines, sa balance lui certifiait que plusieurs centaines de grammes de lui-même n’existaient plus.

Saturé de chagrin, Gaspard déclarait à qui voulait l’entendre qu’une maladie mortelle le terrasserait bientôt. Il avait pris la vie en aversion et multipliait ses accès de toux avec un plaisir morbide.

Le Zèbre ne se ressaisissait que les week-ends, lorsque la Tulipe et Natacha venaient camper dans leur chambre d’antan. Marie-Louise lui imposait alors de ne rien laisser transparaître ; mais sitôt la page du dimanche tournée, il renouait avec ses démons.

Aucun désir ne l’éperonnait plus. Son anémie grandissante le confirmait chaque jour dans la certitude qu’il mourrait sans un cheveu blanc. La chiromancienne de son enfance ne s’était pas trompée. Sa ligne de vie n’était pas de celles qui donnent droit au grand âge.