IX
J'avais deux victoires â mon actif.
Et un sacré dégoût de moi-même.
Trop facile, le boulot. Les deux fois, j'avais eu la supériorité de l'entraîné sur celui qui ne l'est pas. Des novices encore marqués par leurs chaînes, franchement recrutés pour ce jeu de cons. Ils arrivaient là, pleins de bonne volonté, mais sans la moindre technique. Ils n'avaient pas, derrière eux, des années de pratique, généralement à un contre cinq.
Deux combats, l'un à mains nues, l'autre au couteau. Deux victoires, aussi décevantes qu'amères. Ils avaient tenté de me tuer, je m'étais défendu. On préfère sa peau à celle des autres, c'est humain...
Erica était ravie. Elle en devenait moins "patronne", et elle chouchoutant son poulain. Je la couvrais de gloire, sans compter les avantages matériels. L'argent n'existait pas, dans l'État des Cracheurs de Feu. Mais il était remplacé par un système de bons et d'échanges, ce qui revenait somme toute au même. Les spectateurs prenaient des paris. Erica aussi, et elle gagnait. Elle m'aimait beaucoup. Moi, je l'aimais de moins en moins.
Elle ne m'avait plus "invité officiellement" dans sa chambre. Tant mieux pour elle. Je ne m'en serais pas tenu, actuellement, à des mains accrochées aux barreaux. J'étais trop rogneux pour ça. Rogneux contre elle. "Mes sœurs et moi dirigeons plus ou moins ce pays." Donc, elle était responsable de toute cette merde.
Moi aussi, puisque j'y participais. Les bonnes excuses en forme de "je ne peux pas faire autrement" ne tenaient pas très bien. J'aurais pu choisir le baroud d'honneur, ou tenter quand même la fuite.
En échange de ma docilité, j'avais la vie facile. Très. Ne me manquait que ma liberté. Erica la faisait miroiter, de temps en temps. Elle "pensait" me faire obtenir bientôt un statut officiel d'homme libre. Quand elle serait tout à fait sûre de moi, et qu'elle me sentirait bien intégré.
Foutaises ! Intégré, je ne le serais jamais, ce qu'elle savait parfaitement, puisqu'elle lisait mes pensées. Elle feignait. Moi aussi, plus ou moins. A part quelques explosions rageuses accidentelles, nos relations étaient bonnes. Sur simple demande, je pouvais beaucoup obtenir d'elle. Dans les limites du "raisonnable".
Qu'est-ce qui était raisonnable, et qu'est-ce qui ne l'était pas ? Raisonnable, par exemple, de me procurer des livres français. Raisonnable aussi de me donner des leçons quotidiennes d'arabe. Pas raisonnable de désirer me balader seul. Moins raisonnable encore de vouloir apprendre ce qu'étaient devenus mes copains.
Quant à Annie, je n'en avais pas soufflé mot. Je me gardais même soigneusement d'y penser. Je craignais une imprévisible réaction de bonne femme...
*
**
Sirocco, depuis deux jours. Inhumain. Ciel de goudron, haleine de four, et chaleur qui s'exhale des portes de l'enfer.
Malgré les jets d'eau, le jardin d'Erica grillait. Moi aussi. Je passais dix fois à la douche, et j'étais toujours gluant. Et exaspéré. Irritation sourde, constante, aggravée par cette certitude : un combat prévu pour demain.
Pas trop fréquentes, les bagarres. Encore heureux. Erica ne gaspillait pas son champion dans les petites bricoles. Luttes à mort, exclusivement. Deux qui entrent, un seul qui sort.
Pour un rien, j'aurais presque souhaité ne pas sortir. Encore un pauvre bougre à saigner, qui se défendrait de son mieux, et qui ne ferait pas le poids...
Le bouquin, un polar sans intérêt que je n'arrivais pas à lire, reposait sur mon estomac. Sous mon dos, la toile de la chaise longue était trempée. Je ruisselais. Je m'étais installé aussi près que possible d'un jet d'eau. A ce qu'il me semblait, la vache distillait des gouttelettes bouillantes. Je respirais mal. Les rafales de vent igné balayaient le jardin, malgré l'écran protecteur des arbres. En règle générale, je préfère la chaleur au froid, mais trop, c'est trop.
Je me suis levé. Il ferait sans doute plus frais dans la maison.
Pénombre, et volets presque clos. Erica était sur le divan, très détendue. Fraîche d'aspect, la garce, les cheveux relevés en chignon, et pas du tout transpirante. Quelque chose dans son métabolisme, peut-être. Elle supportait admirablement la grande chaleur.
Elle a tourné la tête vers moi, paresseusement.
- En forme pour demain, Gérald ?
J'ai craché :
- Non ! Et tu le sais très bien ! Alors pourquoi questionner ?
Elle a souri, conciliante. En acceptant le tutoiement qui ordinaire la faisait renauder.
- C'est le sirocco. Il rend tout le monde nerveux.
Le sirocco, ou autre chose ? En ce moment, la belle, j'avais envie de lui foutre une raclée.
Nouveau sourire, très "tendre maman". J'aimais encore moins ça que son côté "patronne".
- Non, Gérald. Pas une raclée... Mais nous pourrions faire l'amour. Ça te détendrait.
Mais comment donc ! N'importe quoi pour maintenir le moral du champion !
- Va te faire mettre ! Mais pas par moi ! Je n'en ai pas envie.
- Tu mens, Gérald.
Eh oui, je mentais. Elle me tentait quand même, la chamelle... Mais pas question ! Je n'avais pas envie d'être utilisé comme un outil à baisage, et là, je ne mentais pas !
- Tu en es sûr ? Même si je te laissais la direction des opérations, cette fois ?
Elle s'était levée, et retirait sa robe.
Charmant sourire d'invite, assorti d'une tonne d'arrière-pensées, mais tant pis. Je m'en foutais, tout d'un coup...
J'ai plongé dans le stupre, avec une belle ardeur... Que celui qui n'a jamais péché me jette la première pierre.
Ce coup, Je l'ai certainement touchée, la belle Dame Bleue. Peut-être même un peu froissée. Mais ça m'a détendu. Pas d'erreur.