XI
Foutue nuit ! Noire comme le cul bien connu du nègre, et nettement plus chaude. J'avais fini par retrouver la ville, quand même. J'ai encore tâtonné pas mal avant de dénicher la maison d'Erica.
Pas un passant, dans les rues, et pas de patrouilles en uniforme non plus. Ca valait mieux. J'étais torse nu, et le transport de Thomas avait barbouillé mon short de sang.
Chance et malchance, ça s'équilibre, le plus souvent. Tantôt pile, tantôt face... Espérons que la période de poisse était passée...
J'ai sauté le grand mur, plus aisément que le jour de mon évasion avec chaînes. J'avais commencé à tenter de vider totalement mon esprit. Ca marcherait, ou ne marcherait pas... Je comptais surtout sur le sommeil de Dame Bleue. L'aube était proche, mais la belle n'avait pas coutume de se lever matin. Si elle dormait, si je ne l'éveillais pas trop tôt...
J'avais décidé d'éliminer, en priorité, Froid Tombeau. Je voulais tenir Erica bien en main, sans espoir de secours proche. A ce qu'elle m'avait dit, elle pouvait communiquer avec ses sœurs de plus loin que lorsqu'il s'agissait de capter un non-télépathe, mais que je la tienne, et j'aurais un bel atout.
La maison était noire, ultra-paisible, toutes baies ouvertes. J'ai délicatement soulevé une moustiquaire, pour entrer par une fenêtre, en douceur.
Je me suis propulsé, léger comme la feuille voltigeante jusqu'à la piaule en sous-sol du bon domestique. Manque de pot, je l'ai trouvée déserte. Merde ! Où pouvait bien être Froid Tombeau, à cette heure de la nuit ? Est-ce qu'il rôdait dans la baraque, bien réveillé ? Très enquiquinant. Enfin, autant prendre le contretemps comme il se présentait...
Je me suis rabattu sur Erica. Escalade aérienne des marches. Les pieds nus, c'est très pratique.
Quand c'était nécessaire, j'utilisais la lampe torche, un dixième de seconde. Je l'avais entortillée dans un bout de chemise pour ne laisser qu'une mince fente de lumière, que j'aveuglais encore de mes doigts.
J'ai écouté à la porte de la toute belle. Grand calme, et pas de clarté filtrant aux interstices. Je faisais des efforts énormes pour garder l'esprit vide. Vraiment pas facile, ça m'échappait tout le temps, Elle dormait certainement. Sinon, elle m'aurait sans doute repéré.
J'ai actionné la poignée de la porte, très prudemment, et j'ai décollé le battant du chambranle. Toujours rien. Allons-y !
Je suis entré, sur la pointe des pieds. Et crac ! Que la lumière soit ! Explosion de grande clarté !
Erica était assise dans un fauteuil, face à la porte, Aussi réveillée que possible. Et le museau du pétard me braquait. Elle m'a souri, la beauté bleue.
- Il y a bon moment que je t'ai repéré. Je pensais bien que tu pourrais tenter de revenir ici. J'ai guetté longtemps, et j'ai fini par te capter. A propos, tes tentatives pour masquer tes pensées sont minables. Il est vrai que ce n'est pas aisé. Peu de gens arrivent à cesser de penser. J'en ai rencontré quelques-uns quand même, qui y réussissaient. Gamal, par exemple. Je ne parviens que rarement à le capter.
Je n'écoutais qu'à moitié. Je guettais une possibilité, même infime, pour lui sauter dessus.
- Ne sois pas stupide, Gérald ! Tu es venu chercher de l'aide et j'ai l'impression que tu en as vraiment besoin, Ne t'imagine pas que tu obtiendras quoi que ce soit en me prenant comme otage ! J'ai de l'importance, mais je ne suis pas seule en cause. Je peux te jurer que jamais mes saurs ne céderont à un chantage pour me sauver. Et moi, j'utiliserai la télépathie contre toi. Ton camarade sera capturé de suite, et toi-même, tu n'auras qu'un court sursis. Actuellement, il me suffirait d'appeler mentalement une de mes sœurs pour déclencher les opérations. Je ne l'ai pas encore fait. Tu ne penses pas qu'il vaudrait mieux que nous passions un accord ?
- Sur quelles bases ?
- Tu reviens vivre ici, comme précédemment. Et cette fois, tu arrêtes les sottises ! Moi, je m'arrangerai pour effacer celles que tu as faites.
- Et Thomas ?
- Ton camarade sera remis à la justice militaire, pour le meurtre d'un garde, et du Chef des Jeux.
- C'est moi qui l'ai tué !
- Je le sais. Mais il faut bien un coupable. J'ai pu faire passer l'éponge sur tes premiers meurtres. Je n'y arriverai plus pour d'autres. Mon influence est grande, mais je dois compter avec mes sœurs. Elles te jugeraient beaucoup trop dangereux.
- Alors je ne marche pas. Tu ne me reprendras pas dans tes filets !
On a discuté un grand moment. Je la jugeais gourdasse, la mignonne. Puisqu'elle me lisait, elle aurait bien dû saisir que je ne changerais pas d'avis. Et que je n'achèterais jamais ma peau au prix de celle de Thomas. Je n'aurais plus réussi à regarder ma gueule dans une glace.
Erica a souri. Avec comme un arrière-plan de regret.
- Dommage que tu sois si entêté, Gérald. Parce que je vais te tuer.
Tout est arrivé en même temps.
Le doigt bleu qui pâlit à la jointure, du bruit à la porte-fenêtre, un cri bref, et ma plongée désespérée.
J'avais atterri aux genoux d'Erica, surpris d'être vivant, et de n'avoir pas entendu tonner le pétard. Je tenais ferme le poignet de la dame. Un poignet curieusement mou. Le revolver a glissé de ses doigts, et je l'ai annexé vivement.
C'est là que j'ai vu s'agiter la bestiole, juste sous mon nez.
Le grand scorpion bleu acier se promenait sur les cuisses d'Erica, en cliquetant rageusement, queue dressée. Une goutte de liquide perlait au crochet à venin. Il secouait ses pinces, en manifestant une grande mauvaise humeur.
Erica était extrêmement morte. La bouche tordue, un peu baveuse.
J'ai reculé, prudemment, centimètre par centimètre. J'ai fait tomber le bel insecte à terre, en le poussant avec la crosse du pétard, et je l'ai écrasé en projetant dessus un bronze en forme de lion rugissant.
- Tu es rapide ! a dit une voix proche.
Froid Tombeau. Et j'ai bien failli le descendre d'une balle, par réflexe. Si j'avais eu en main une lame de jet, je l'étendais. Ce qui l'a sauvé, c'est ce revolver inhabituel pour moi. J'ai réagi beaucoup moins vile.
Froid Tombeau agitait une main négative. Son visage lisse n'exprimait rien.
- Non ! Attends ! Je ne suis pas ton ennemi. C'est moi qui ai lancé le scorpion sur elle. Je savais qu'elle te tuerait si tu ne cédais pas.
J'étals tout à fait stupéfié. Pour une foule de raisons. D'abord ce silencieux s'exprimait en excellent français, ensuite, il venait de modifier très nettement son image de marque, celle du parfait domestique. D'ordinaire, les dévoués serviteurs n'assassinent pas leur maîtresse... Et "Je ne suis pas ton ennemi". Ca s'expliquait comment ?
- Par le sens des mots, ni plus, ni moins.
Oh merde ! Encore un télépathe ! Pas bleu, pourtant, celui-là. D'après Erica, la mutation n'avait touché que des femmes. Je n'avais jamais vu Froid Tombeau à poil, mais j'aurais bien parié quand même sur une paire de couilles.
- Je préférerais que tu m'appelles Gamal.
Oui, bon. Pas facile de me rappeler que celui-là aussi me lisait. Je me suis excusé
- Je ne voulais pas être blessant.
- Je sais. Et je sais que c'est pénible de devoir surveiller ses pensées. Si tu le préfères, je ne te capterai plus. Nous pouvons parler.
Grande dignité, et grande politesse.
J'ai répondu :
- Ca ne me gêne pas. Sauf si tu utilises mes pensées contre moi.
- Ce n'est pas mon intention. Je voudrais que nous puissions nous entendre. Vois-tu, je servais Erica pour en obtenir des renseignements. Je suis né dans la Démence. C'est une bien petite part de ce pays, et elle n'est pas très peuplée. Mais ses habitants vivent libres, et ils veulent le rester. Pour cela, nous serons contraints de détruire les fous qui se sont groupés sous le symbole de l'Aigle. Ils n'ont pas encore osé pénétrer chez nous, à cause des risques mortels, mais tôt ou tard, ils y viendront quand même. Ils en sont à ratisser toutes les tribus nomades qui refusaient de s'intégrer. Et avec quelles méthodes ! Le feu, et l'élimination immédiate de ceux qu'ils classent inutiles : vieillards, malades, infirmes... Nous devons les arrêter.
La voix unie avait vibré d'une note métallique que, sans que regard perde de son calme. Celui-là, il s'entendrait bien avec Thomas. Aussi froids concombres l'un que l'autre...
Merde ! Thomas ! J'écoutais Gamal en oubliant complètement mon pote ! Il fallait s'occuper de le récupérer au plus vite. Et si j'avais un allié, tant mieux.
- Nous y allons, a dit Gamal. En voiture.
Nous parlerons en route.
Très valable, l'allié. Et très utile. Bien commode, la jeep d'Erica. Et moi, je n'aurais pas pu la prendre.
L'aube arrivait. Le Sirocco soufflait toujours.
Pendant qu'on roulait, et que j'indiquais de mon mieux à Gamal la direction du village en ruine, j'ai dit :
- Continue ton histoire. Tu disais qu'on pourrait s'entendre ?
- Je l'espère. Je voudrais obtenir ton aide en échange de la mienne. Penses-tu que ce Général Suisse nous fournirait des armes ? Nous en manquons terriblement.
Quant à ça, ou je me trompais fort, ou le brave René sauterait sur l'occasion. Avec enthousiasme ! A plus ou moins longue échéance, ils auraient les crachent de Feu sur le dos, et il devait bien le prévoir. Alors s'il pouvait aider â les détruire, sans grand-peine... Le père Cathelin, il se classait très réaliste.
Gamal avait certainement déjà lu la réponse, mais j'ai dit quand même :
- Je suis certain que oui. Et il vous offrira sans doute en prime un appui militaire pour le jour J. Il y avait des Suisses, dans l'île de Porquerolles, quand les crache-feu l'ont cuite.
- Je comptais plus ou moins sur cette possibilité. J'ai passé beaucoup de temps à capter tes pensées. Tu me le pardonneras. Je voulais te parler quand est survenue cette histoire dans l'Arène.
- Tu avais pris ton temps.
- Je voulais être sûr de toi. Trop de hâte est source d'erreurs.
Défendable, son point de vue, même si ce genre de sagesse patiente n'était pas dans mes mœurs. Restait un petit truc, qui m'est brusquement revenu en mémoire. Gamal a répondu avant que je ne lui pose la question :
- Si j'ai signalé à Erica que tu avais pénétré chez elle, c'est parce qu'elle l'aurait su de toute façon. Elle ne fermait jamais sa chambre à clé sans tendre un fil en travers du chambranle. Et en lui relatant ton intrusion, j'accréditais l'idée de serviteur dévoué.
- Elle n'a jamais su que tu étais télépathe ?
- Jamais. Une théorie veut que les télépathes aient la peau bleue, et appartiennent exclusivement au sexe féminin. En réalité, si la mutation de couleur n'a effectivement touché que des femmes, il existe des télépathes mâles. Tous sont nés dans la Démence. Nous utilisons nos facultés pour accumuler des renseignements sur l'ennemi.
Je pensais qu'il avait dû s'imposer une sacrée contrainte ! Tantôt fermer son esprit, tantôt l'ouvrir, en s'obligeant à des pensées anodines...
- C'était moins dur que tu ne le croies. Un télépathe sent quand il est sondé. J'ai fait en sorte qu'elle n'ait jamais de soupçons. J'étais le parfait domestique, et rien de plus. Elle ne s'intéressait pas beaucoup à moi.
La jeep rebondissait sur un terrain très inégal. Nous avions quitté depuis un bon moment les routes entretenues.
*
**
Ca m'a bigrement soulagé de retrouver Thomas. J'avais craint qu'une patrouille, alertée après notre passage dans le verger, n'ait soigneusement ratissé le secteur. Heureusement, les Pas Beaux traînaient, par excès de confiance. Le ratissage viendrait sans doute, mais ils avaient pris leur temps. A cause de cette certitude : nul ne nous aiderait, ni ne nous offrirait un refuge.
Thomas avait le pétard à la main, et pour une fois, le self-control ne fonctionnait pas très bien. Il avait dû suer, en entendant la voiture. Moi, ou quelqu'un d'autre ? Il était très heureux de reconnaître ma bobine. Et ça se voyait.
Il en avait sûrement pas mal bavé, seul dans son coin, blessé, et ne sachant pas si je reviendrais ou non. L'attente, c'est bien plus dur que l'action.
Il était fiévreux, les pommettes trop rouges, le noir du regard trop brillant.
Quand Je l'ai soulevé, avec l'aide de Gamal, pourtant très précautionneusement, il a blêmi. Mais je n'ai pas entendu un son.
Une des vieilles lois de la Survie : blessé, on apprend à se taire, même si ça fait vraiment très mal, parce qu'une blessure handicape, et que le bruit pourrait alerter des groupés en mal de viande... Le réflexe s'enracine si bien qu'il fonctionne tout le temps, même quand la boucler n'est pas indispensable.
On a fait un voyage retour rapide et sans histoires. Le jour s'était levé. Un jour boueux, épais, brûlant. Thomas était à l'arrière de la jeep, sous une couverture. Il devait transpirer, mais autant éviter qu'un regard curieux plongeant dans la bagnole n'y repère un insolite blessé.
D'après Gamal, nous n'avions pas à craindre un contrôle inopiné. Seule l'Elite pouvait disposer d'un véhicule à moteur, ce qui nous plaçait au-dessus de tout soupçon, Très bien bravo !
Pour distraire un peu Thomas des cahots du voyage, je lui ai raconté ce que Gamal faisait dans le tableau.
On a discuté jusqu'à l'arrivée. Des possibilités d'avenir. Gamal pensait que l'on pouvait sans risque rester dans la maison quelque temps, pour soigner Thomas.
- Si un visiteur se présentait, je dirais que Dame Erica s'est absentée sans préciser la date de son retour et que je ne sais pas où elle s'est rendue. Cela passera pour un temps, je pense. Dès que Thomas sera plus valide, nous partirons pour la Démence. Nous enterrerons Erica dans le jardin. Lorsque sa disparition deviendra trop évidente, nous serons loin. Et à la Démence, je m'arrangerai pour vous procurer une radio émettrice.
Un nouveau problème apparaissait. Je l'ai signalé.
- Mais je ne connais rien aux radios. Thomas non plus.
Gamal a ri.
- Le problème n'en est pas un. Nous trouverons un opérateur. Tu dois bien avoir les coordonnées ?
- Oui, mais pas le code. Ca, c'était le boulot de Hans. Tu crois que ce serait prudent de faire des appels en clair ?
Ca m'aurait étonné s'il avait répondu oui. Appels en clair, ça voulait dire que n'importe quel salaud de la mauvaise équipe pourrait éventuellement en prendre sa part. Gênant, quand on veut rester dans la clandestinité...
- Eh bien, a dit Gamal, il faudra commencer par retrouver Hans, voilà tout.
Plus facile à dire qu'à faire, sûrement. Enfin, un problème à la fois.
On était arrivés au but. On a transporté Thomas dans la maison, avec précaution, et on l'a installé dans un lit.
Opération soins. J'ai nettoyé les plaies à l'eau bouillie comme le voulaient les bons principes inculqués par Annie, et j'ai désinfecté. Ce n'était pas très beau. Deux larges blessures, qui saignaient moins, mais vilainement enflammées.
Gamal est arrivé en portant une cuvette. Il l'a posée sur la table que j'avais approchée du lit.
J'ai jeté un coup d'œil. Thomas aussi.
- Bon Dieu ! Qu'est-ce que c'est que ça ?
Ca, c'était deux champignons pourpres, juteux de bleu, qui se tortillaient allégrement au fond de la cuvette. Les bras charnus, qui évoquaient une étoile de mer, s'ouvraient et se fermaient sur un rythme paresseux. Les cordons mycéniens, analogues à des vers d'un rose bleuté, se tordaient lentement.
- Ca, a répondu animal avec bonne clameur, ce sont les guérisseurs. Ils poussent dans la Démence. Et tu as beaucoup de chance qu'Erica en ait justement possédé deux. Ils vont t'aider à cicatriser, très très vite. Ils pomperont tous les mauvais sucs de tes blessures, et...
- Tu n'as pas l'intention de coller ces saloperies sur mes plaies ?
Thomas était incliné. Sa voix devenait trop douce.
- Tu refuserais un excellent remède parce que tu ne le connais pas ? Je te donne ma parole que ces champignons te guériront plus vite que n'importe quelle médecine. Simplement, il faudra les surveiller, et les retirer avant qu'ils ne deviennent totalement bleus. A ce moment-là, ils sporulent. Si on attend trop longtemps, les spores répandues germent dans la blessure. C'est extrêmement désagréable.
Thomas a rigolé.
- Et c'est en me racontant ça que tu espères me convaincre ?
- Certainement. Si, comme je l'espère, tu as une cervelle, et si tu t'en sers pour raisonner.
Coincé, le Thomas, pour une fois. Il avait trouvé aussi froid que lui.
Du coup, il a accepté que Gamal pose sur ses blessures, d'un geste preste, les champignons au moment où leurs bras étaient ouverts.
Sans laisser paraître son dégoût. J'ai admiré. Parce que ces trucs, à regarder, c'était franchement dégueulasse !
Gamal a fait un pansement par-dessus, pas trop serré. Ses gestes étaient mesurés et adroits.
- Curieuse sensation, a dit Thomas. Ca tiraille un peu, mais j'ai moins mal.
- Les guérisseurs vont t'anesthésier presque totalement d'ici peu.
Gamal parlait avec une totale conviction, mais j'étais un peu incrédule quand même. Difficile de dire si Thomas l'était aussi...
Mais, incrédulité ou pas, Thomas n'a pas tardé à s'endormir, très paisiblement. La rougeur de ses pommettes s'était effacée.