XVI
Le vent était au rendez-vous. Un petit bout de vent, léger et tiède, qui me pousserait gentiment dans la bonne direction. Belle nuit, ruisselante d'étoiles, et beaucoup trop claire, pour ne pas changer. Mais la perfection, ça n'existe pas.
Le complexe se découpait nettement sur l'horizon, dessiné par une ligne de lumière. Les projecteurs, qui suivaient la grille.
Le camion s'était arrêté à bonne distance, en plein désert. Aucun risque d'être repéré par des gardes trop curieux.
Pour le moment, j'avais deux compagnons un grand blond, un petit brun. Guère bavards. Ils me donnaient un coup de main, pour suivre la consigne mais ils ne s'intéressaient pas passionnément à mes aventures. A chacun son boulot.
Pour extirper la montgolfière du camion, on a sué pas mal. Impatient de s'envoler: le bidule. Il tirait sur ses amarres, avec enthousiasme. Gonflé avec je ne sais quel gaz, mais sûrement pas à l'air chaud. Une sphère, emballée dans un filet à larges mailles. En dessous, pendu à des courroies, une manière de siège tressé pour le passager. A bonne portée, une manette pour lâcher du gaz.
Grand Blond m'a fourni un paquet de détails techniques. En cas de ça, faire ci ; en cas de ci, faire ça. Et merde ! Je ne m'embarquais tout de même pas pour traverser l'océan. Quant à lâcher du gaz pour descendre, un moutard pas doué y aurait pensé tout seul.
Je me suis installé dans le siège. Tout juste de quoi loger mes fesses. Pas prévu pour le confort, le machin. Petit Brun m'a rappelé, avec une certaine gentillesse, où je devais me rendre si je réussissais à ressortir. Pas chez tonton, mais dans un truc d'élevage de moutons, repéré d'avance. Je ne l'ai pas envoyé se faire lanlaire, en lui disant que je savais tout par cœur. Faut pas décourager les bonnes volontés.
J'avais revêtu un uniforme beige. La meilleure couverture en cas de surprise. Tout au moins au premier regard. Pour le deuxième, j'étais paré. Les couteaux, je les avais eus. Je les portais à la ceinture, sous la veste qui les dissimulait très bien. Équilibrés, à vue de nez, mais je n'avais pas pu les essayer. Ca me chiffonnait un brin...
Mes aides ont coupé les amarres, et j'ai décollé. A toute allure, avec la nette impression que mon ballon ambitionnait de rejoindre la stratosphère. Je me cramponnais à deux courroies, en trouvant mon siège bien peu sûr.
La poussée ascensionnelle a fini par se stabiliser, et j'ai dérivé doucement vers les lumières du complexe. Jusque-là tout marchait très bien.
Le camion filait déjà, à grande vitesse. Grand Blond et Petit Brun regagnaient leur port d'attache.
Pas du tout désagréable, la promenade volante. Je me suis dit qu'il faudrait reprendre ça plus tard, dans un cadre de distraction. Ca pourrait être très marrant.
La balade n'a pas duré. Je suis arrivé sur l'objectif beaucoup plus rapidement que je ne l'aurais cru. Et j'ai passé la putain de grille, à grande distance. Aucun garde au nez en l'air n'a repéré l'équipage aérien. La bonne combine !
Sacrément vaste, le complexe. Et malgré la nuit claire et ma bonne vision nocturne, je ne me repérais pas tellement. Temps de descendre, pour voir les choses de plus près.
J'ai lâché du gaz. Avec trop de timidité au début, et trop d'enthousiasme ensuite. Quand on n'a pas la pratique...
Je n'avais pas le temps d'ergoter à propos du point d'atterrissage idéal. Si je lanternais trop, j'aurais toutes les chances d'aller embrasser l'autre grille. Je me suis décidé pronto pour un toit de hangar, bien plat et commode. J'ai sorti mes fesses du siège, et j'ai tout lâché.
Arrivée en roulé-boulé, qui m'a rappelé le parachutage. La même technique.
Allégé de mon poids, le ballon a repris de la hauteur et filé dans le vent. J'espérais vivement qu'il aurait la bonté d'aller se perdre dans des lieux désertiques, à bonne distance du complexe. Inutile de donner à des petits curieux l'occasion de bâtir trop d'hypothèses...
J'ai guetté les bruits nocturnes. Mon arrivée sur le toit avait dû faire vibrer le béton. En alertant quelqu'un, ou pas ? Sans doute pas. La, nuit restait très paisible. Musique des grillons, et les hou hou hou d'une chouette en balade. Pas de cris d'alarme, pas de lampes fouineuses.
Parfait parfait, et en avant pour l'exploration. J'allais avoir du boulot ! Si la chance ne m'aidait pas à dénicher Alex rapidement, la nuit ne suffirait pas. Donc, entre autres recherches, dégoter aussi une planque possible pour la journée, afin de pouvoir envisager une reprise de l'enquête la nuit suivante. Faut tout prévoir, quand on veut survivre...
Puisque j'étais sur place, autant commencer l'investigation par le hangar où j'avais atterri.
Je me suis baladé sur le toit et j'ai trouvé, dans un des murs, un vasistas à bonne portée pour moi, commodément ouvert. Je me suis introduit dedans. Et j'ai eu le nez de rester assis dans l'embrasure, en tirant ma petite lampe de poche pour un examen rapide des lieux.
Parce que si j'avais sauté avant de bien voir, j'aurais abouti pile dans une énorme cuve de verre, qui se situait tout juste en dessous de moi.
Une cuve à demi pleine de gelée.
Les billes translucides s'aggloméraient, parcourues de remous grumeleux. Elles brillaient, irisées par la lumière de ma lampe, remuées d'une lente pulsation de pâte qui travaille.
Beau, et horrible...
J'ai sauté, prudemment, entre cuve et muraille.
Une petite promenade rapide m'a appris que ce hangar servait à entreposer de la gelée. Une incroyable quantité de gelée ! Jamais je n'en avais tant vu à la fois. Rangées et rangées de cuves, impeccablement alignées, toutes à demi pleines de billes chatoyantes.
Prisonnière: la saloperie. Elle paraissait incapable de se hisser le long des parois glissantes, ou de ronger le verre.
Mais qu'est-ce qu'ils en foutaient, de cette cochonnerie ? Pourquoi ce stockage ? Ça me dépassait totalement. J'avais beau chercher une hypothèse raisonnable, rien ne venait. Ils n'accumulaient tout de même pas une telle quantité de gelée juste dans l'intention de faire dévorer occasionnellement quelques esclaves indociles ?
Et comment la manipulaient-ils ? Avec les sacrés crache-feu, sans doute. La saleté craignait terriblement les flammes, qui la détruisaient. En la menaçant de giclées ardentes, ils la contraignaient peut-être à l'obéissance ? Possible...
Je cogitais trop. J'ai à peine entendu s'ouvrir une porte, à l'autre extrémité du hangar, et l'explosion de lumière m'a surpris. Toute la salle brutalement éclairée par une multitude de grosses ampoules sous réflecteurs. La grande clarté a fait scintiller la gelée et le verre des cuves.
Le temps que mes yeux se fassent à cette illumination soudaine, et l'arrivant m'avait parfaitement repéré. Pas du tout propices à la dissimulation, ces cuves transparentes... La preuve, je le voyais très bien, le type, tout comme il m'avait vu.
Un militaire, un peu galonné. Légèrement surpris par ma présence, mais pas du tout craintif. L'anonymat de l'uniforme me couvrait pour le moment. D'autant mieux que j'étais, moi, bidasse sans importance. Ce qui me classait quantité tout à fait négligeable. Il s'apprêtait à m'engueuler, et voilà tout.
Je me suis rapproché de lui, avec un timide sourire. Et d'une, il était trop loin, et de deux, les cuves le protégeaient. Moi, je le voulais à bonne portée...
J'aurais dû faire, probable un beau salut quelconque. Il commençait à s'étonner.
- Qu'est-ce que... ?
Le couteau, apparu dans ma main, a interrompu la phrase. Il a pris son souffle pour hurler. Beaucoup trop tard. Le cri a avorté en hoquet et en bulles de sang. Ma lame s'était enfoncée jusqu'au manche dans son cou.
Pas trop perdu la main, le Gérald. J'étais ravi.
J'ai récupéré mon joli couteau et je l'ai essuyé avant de le ranger.
Ma victime avait beaucoup saigné. Le sagouin ! Il allait m'obliger à faire le ménage...
Je l'ai dépouillé pour lui entortiller le cou de sa chemise. Inutile de répandre du sang partout.
J'ai soulevé le cadavre et j'ai dû me mettre sur la pointe des pieds pour le faire basculer dans une cuve. La gelée a recouvert le corps d'un gonflement avide. Pour peu qu'on lui laisse un peu de temps, la petite mignonne le ferait totalement disparaître. Chair, os, vêtements, et jusqu'au métal de sa boucle de ceinture,
J'ai utilisé la veste du défunt pour nettoyer les traces de sang sur le sol dallé. Aussi proprement que possible. J'ai fignolé en m'aidant de giclées de salive.
Pour parfaire l'assainissement, j'ai balancé la veste dans la cuve aussi. Qu'ils le cherchent, leur bonhomme...
C'est juste à ce moment que j'ai repéré la tête du petit vieux, qui pointait, en allongeant un cou de tortue, par l'entrebâillement d'une porte, juste en face de moi.
Très intéressé, le cacochyme. Derrière des lunettes rondes, les yeux d'un bleu fané se passionnaient. Une tête de gnome à boîte crânienne volumineuse et à crinière de cheveux blancs hirsute. Un nez fort, un visage à bajoues, rose, peu ridé, et de gros sourcils en broussaille.
Merde ! Encore un ! Trop loin aussi pour l'exécution rapide. Toute la séquence à refaire ! Vite ! Ca m'étonnait bougrement qu'il ne soit pas déjà en train de glapir...
J'ai amorcé un pas vers lui, en ressortant mon sourire humble.
Il a agité négativement un doigt et lâché une longue phrase en arabe. Fleurie et entortillée. Je n'ai pas pigé trois mots. Aucune importance. Je n'avais pas l'intention de me lancer dans la conversation mondaine. Tout ce qui comptait, c'était qu'il s'abstienne de piailler avant que je ne sois assez près...
Deuxième pas en avant, comme ça, presque avec négligence. Histoire de l'intriguer et de le faire tenir tranquille encore un peu, j'ai dit en français :
- Du calme, pépère ! Te bile pas, tout va très bien s'arranger.
La surprise, c'est moi qui l'ai eue, pas lui. Parce qu'il m'a répondu en français aussi :
- Justement, Jeune homme, je crains que rien ne s'arrange pour moi. Restez où vous êtes ! Je lis le meurtre dans vos yeux. Mais vous auriez tort. Je ne suis pas du tout de leur côté, vous savez.
"Pas de leur côté" Qu'est-ce que ça voulait dire, ça ? Une petite ruse gentille ? Très possible. Enfin, tant qu'il se gardait de hurler...
Pépère a jacassé :
- J'ai trouvé votre façon d'agir très astucieuse. Mais vous allez donner une indigestion à ma petite Médusa. Ce nom vous étonne ? Je l'ai baptisée ainsi: Medusa habitua. Un organisme remarquable, vous savez. La nature n'est jamais à court d'invention. Oui, tout à fait remarquable. A l'extérieur, c'est un estomac. Exactement un estomac. Glandes à acides et glandes à mucus... A l'intérieur, c'est... Mais je vous ennuie, avec ces détails, et vous commencez à douter de ma raison. Je ne suis pas fou, jeune homme. Venez donc, nous bavarderons un peu. Vous me direz pourquoi vous avez tué ce pauvre Antoine. C'était mon assistant, savez-vous ? Enfin, disons qu'il était supposé me servir d'assistant... En réalité, il me surveillait, comme les autres... Venez, venez, nous serons mieux chez moi pour parler.
Il n'avait pas tort, le birbe, j'avais tendance à le cintrer cinglé. Mais puisqu'il m'invitait à m'approcher, ça m'arrangeait très bien.
- Soyez gentil, jeune homme, et laissez ce vilain couteau dans votre ceinture. Je suis tout à fait inoffensif, je vous l'assure. Vous n'avez tout de même pas peur d'un vieil homme ?
Eh bien, oui et non. D'évidence, je pouvais le casser en deux simplement en soufflant dessus, mais un birbe, c'est généralement très rusé. Ca a vécu longtemps, et ça a bien l'intention de continuer à s'accrocher... Méfiance, méfiance...
Je suis entré derrière lui dans une pièce qui m'a rappelé le labo d'André, le chimiste de Porquerolles. Cornues, éprouvettes, et petits tuyaux dans tous les coins. Plus ou moins remplis de bizarres mixtures.
Le birbe s'est installé dans un fauteuil qui avait connu des jours meilleurs.
Il continuait à jacasser. Le moulin à paroles type ! Je n'écoutais pas trop. Je balançais. J'allais le tuer ou pas ? Qui c'était, ce birbe ?
J'ai pose la question. Il m'a répondu qu'il s'appelait Johannes, ce qui ne m'a pas grandement renseigné. Sauf que j'ai pris conscience du léger accent qui teintait ses mots. Assez analogue à celui de Hans, mais moins évident. Un fritz, probable, et survivant de l'avant-guerre.
Il a confirmé :
- Herr Doktor Johannes, autrefois... C'est bien loin... J'étais avec eux au début... Ah! Une terrible époque, jeune homme. Terrible !... Je pouvais admettre la nécessité du réalisme. Pour survivre, nous y étions contraints. Mais ensuite... J'avais réussi à trouver un remède contre la peste bleue... Nous aurions dû revenir à des méthodes civilisées... Et au contraire... Cette histoire d'esclaves ! Indécent ! Je n'ai pas caché mon opinion ! La vérité est la vérité ! Mais cette vérité-là ne leur plaisait pas... Ils m'auraient éliminé si je n'avais été aussi utile... J'ai continué à vivre grâce à mon cerceau. Ils l'exploitent. Je ne porte pas de chaînes, mais je suis esclave, moi aussi. Ils me surveillent, ils épient mes travaux... Mes assistants noircissent des pages de rapports. De jeunes imbéciles ! Que je pourrais tromper comme je le voudrais...
Un sacré débit dans le bla-bla ! Intéressante quand même, la chère vieille chose. Il "avait réussi à trouver un remède contre la peste bleue". Comme ça, tout seul. Simple comme bonjour. Oui. Avec une cervelle de génie, peut-être...
Je cogitant très ferme.
J'ai interrompu le discours du pépère pour demander :
Qu'est-ce que vous fabriquez avec cette gelée ?
- Vous ne le savez pas ? Mais du carburant, jeune homme, du carburant. C'est assez simple. Il faut commencer par tuer l'organisme, bien sûr. Sous l'action d'une décharge électrique, Médusa développe un hydracide mortel pour elle, ensuite...
- Te fatigue donc pas, parère, les explications, je m'en fous. De toute façon, je n'y pigerais rien. Tu fabriques du carburant avec la saleté ? C'est tout ce qui m'intéresse.
- Mais oui. La composition interne de Médusa est à base de...
Il était reparti dans son jargon. J'ai laissé glisser. Je calculais. J'avais la nette impression que René Cathelin adorerait mettre la patte sur ce petit vieux savantissime. Une cervelle aussi active, ça se chouchoute, et ça s'utilise avec profit. Supposons que j'embarque le birbe avec Alex ? Ca n'en ferait jamais qu'un de plus à sortir... En prime, le vieux machin, il pouvait peut-être m'aider à dénicher mon pote... Grosse question : est-ce que je pouvais lui faire confiance, ou pas ?
Je décidé pour un essai. J'ai coupé net dans un discours filandreux bourré de "gel colloïdal, enclaves d'hydrogène, méthane, cyclanes, hydrocarbures" aussi clair pour moi que du chinois.
- Ca te plairait, pépère, la liberté ?
Les yeux bleus ont flamboyé.
- Premièrement, jeune homme, je m'appelle Johannes, pas pépère ! Deuxièmement, j'apprécierais que vous cessiez de me tutoyer ! Troisièmement, on ne demande pas à un prisonnier s'il aime la liberté ! C'est manquer totalement de tact !
Je me suis promis de faire un effort dans le "vous", et d'éliminer les "pépère", sinon, il allait me choper une foudroyante jaunisse !
En attendant, J''étais très satisfait de sa réponse. Se tirer, il en mourait d'envie. Vraiment. Et ça valait le coup de continuer dans cette voie.
- La liberté, vous pourriez l'avoir.
- Et où cela, mon Dieu ?
- Dans un endroit super, tout plein civilisé.
- Ne plaisantez pas avec ça, jeune homme, c'est trop cruel ! La civilisation est morte.
- Pas partout.
- Vous vous moquez de moi. Ce n'est pas bien.
Il était prêt à chialer. Derrière les lunettes, les yeux bleu fané étaient pleins de misère.
- Écoutez, pé... Johannes. Je vous donne ma parole qu'il existe un havre civilisé. Vous pourrez y aller. Mais donnant donnant. Mois je vous sors d'ici, vous, vous m'aidez à retrouver un ami. Il est esclave et logé quelque part dans ce complexe. Vous devez bien savoir où ?
- Pour quelle raison cherchez-vous cet homme ?
- Pour le tirer de là ni plus, ni moins.
- Vous voulez dire, jeune homme, que vous avez pénétré ici, je ne sais comment, pour libérer un ami ? Racontez-moi tout ça.
Des yeux de moutard excité, Il s'en pourléchait les babines. Il vivait la Grande Aventure, le birbe. Oui, mais moi, j'étais pressé.
- Pépère, je n'ai pas toute la nuit ! Je sais, je sais, vous n'aimez pas "pépère" ! A propos, moi, je m'appelle Gérald, et je n'aime pas tellement "jeune homme". Maintenant, dites-moi en vitesse où je peux dénicher Alex.
Avant de répondre, Johannes a cogité. Il a retiré ses lunettes les a frottées soigneusement d'un pan de chemise. Je bouillais.
- Je sais où sont les esclaves, bien sûr. Mais je pourrais faire mieux que vous le dire. Supposons que j'aille en réclamer un pour un travail urgent ?
- C'est possible ?
- Certainement. J'ai quelques privilèges quand même...
J'étais un tantinet bilieux. Est-ce qu'il pensait vraiment m'aider, ou est-ce qu'il me baratinant, en espérant me planter là et courir à la garde ? J'avais parié sur sa sincérité mais...
Pas stupide, la chère vielle chose. Il a très bien deviné la réticence.
- Vous pouvez m'accompagner, Gérald. Avec votre uniforme, les gardes ne vous soupçonneront pas. Et il n'y aura pas de risques. Il m'arrive très souvent de travailler de nuit. Je ne dérange pas les esclaves, les malheureux ont besoin de leur sommeil, mais je pourrais le faire. Décrivez-moi votre ami.
- Il est grand, blond, avec des yeux d'un bleu très vif. Mais surtout, il a une caractéristique : ses mains. Elles sont roses, et couturées. La gelée les a rongées pendant qu'Alex tentait de sauver son frère qui commençait à se faire bouffer.
Pépère a avalé sa salive, en battant des paupières. La gentille petite Médusa ne présentait pas que des avantages...
- Grouillons, Johannes !
Pépère s'est décidé à se lever, en appuyant sur les accoudoirs des mains ravalées de taches brunes. Une petite bedaine arrondissait la toile bleue de son pantalon. Il a soufflé un bon coup. Question rapidité, ce n'était pas le rêve. Enfin, en m'offrant Alex sur un plateau, il me ferait quand même gagner du temps.
On s'est mis en route, à petite vitesse de croisière. En sortant du hangar, on est tombés pile sur des gardes qui faisaient une ronde et qui nous ont braqué leurs lampes dans la gueule. Pas pour longtemps. Salut très poli, et départ. Une huile quand même, le pépère. Prisonnier sans doute, mais on le ménageait...
Pépère a gentiment rendu leur salut aux gardes, sans rien tenter pour les alerter. Ouf ! J'avais été prêt à la bagarre. Sait-on jamais ?
Le dortoir des esclaves puait. Pépère s'est fait introduire à l'intérieur, par des surveillants de nuit très déférents. Il voulait un homme, pour une tâche très précise, et il entendait le choisir lui-même. Ah mais ! Ça n'a pas fait un pli. Tout ce que désirait le grand cerveau, on le lui donnerait.
On s'est promenés, entre les rangées de paillasses superposées. Deux gardes obligeants nous accompagnaient, la cravache en main.
J'avais pris l'air froid du parfait robot militarisé. Pépère poussait des soupirs. Le spectacle ne l'enthousiasmait pas.
Pauvre humanité, bigrement souffrante ! Meurtrie, affamée, misérables ronflante et gémissante, entortillée dans ses chaînes... La plupart des dormeurs ne s'éveillaient pas.
Alex, si. Il s'est assis d'une détente, en se cognant la tête au châlit supérieur. Il s'est frotté le crâne, ce qui a placé en pleine lumière sa main rose et gaussée. J'ai quand même donné un coup de pied discret dans la cheville du pépère.
Il a pigé et annoncé :
- Je prends celui-là !
Alex s'est raidi. La peur, toujours présente. "Qu'est-ce qu'ils me veulent, cette fois ?" Il avait une sale gueule épuisée. Une balafre saignante traversait sa joue, de la tempe au menton. Sous la peau crasseuse, l'ossature ressortait forment. Tout en angles, le copain.
J'étais en retrait, et il ne m'avait pas encore repéré.
Il m'a vu tout d'un coup. Le bleu vif des yeux s'est intensifié, mais fugitivement. Pas de sursaut, pas de grognement. Belle maîtrise ! Parce qu'il devait quand même être vachement surpris.
Les gardes ont aboyé des ordres. Alex s'est levé docilement. La troupe s'est mise en route.
Il fallait s'y attendre, et un garde a été désigné tour nous accompagner. Tant pis pour lui. Il finirait dans une cuve à gelée.
Petite promenade sous les étoiles. On se faufilait entre les hangars. Pépère devant, moi ensuite, puis Alex et le garde. J'entendais ferrailler les chaînes, dans mon dos. J'essayais de me repérer. Pas facile. Les bâtiments se ressemblaient tous. Il me donnait un sacré coup de main, le brave Johannes.
J'avais l'intention de m'occuper de notre escorteur dès qu'on serait à proximité d'une cuve. Tout à fait inutile d'agir avant.
Alex m'a devancé. On avait à peine pénétré dans le hangar à gelée qu'il a chopé l'Affreux avec sa chaîne. Proprement. Juste sous le cou. Travail vite terminé, presque sans bruit. Pépère n'en revenait pas. Quand il s'est retourné, c'était déjà fini.
J'ai aidé Alex à faire basculer le cadavre dans une cuve. Il souriait, mon pote.
- Ca m'a soulagé ! Depuis le temps que j'en crevais d'envie !
Grande aspiration d'air, qui lui a dilaté les narines.
- Bon Dieu, Gérald ! Je rêve, ou quoi ? Mais tu arrives bien. Je m'étais donné encore une quinzaine pour tenter d'en sortir avec quelques chances de survivre. Sinon, je risquais n'importe quoi. Il y a des fois où c'est plus facile de crever que de vivre... Mais dis-moi un peu d'où tu sors ? Et Thomas ? Et Hans ?
- Venez, a dit Pépère. Pour bavarder, nous serons mieux au labo. Je crois qu'il me reste un fond de cognac. Ah ! pas du cognac d'avant-guerre, hélas ! mais cette cuvée-là n'est pas mauvaise. Nous fêterons la libération !
Il jubilait, le vieux machin. L'œil bleu fané pétillait. J'étais de bonne humeur aussi. Ca marchait très bien.
Pas mauvais, ce cognac. Mais j'y allais mollo. On n'était quand même pas encore sortis de l'auberge, et comme je n'ai pas l'habitude de pinter... Alex ménageait son fond de verre aussi. Par contre, il a englouti en deux bouchées un morceau de gâteau poisseux que Pépère avait sorti d'un placard. La grosse grosse fringale... Enfin, il se remplumerait...
J'ai bavassé pas mal. Même en résumant, j'en avais beaucoup à raconter. Pépère écoutait, en sirotant son cognac avec la mine gourmande d'une chatte qui lape de la crème. Heureux de vire, le doux vieillard.
J'avais terminé mon récit et j'ai dit :
- Bon, c'est bien gentil, le blabla, mais reste à sortir d'ici. Vous deux, vous connaissez mieux les lieux que moi. Une idée ?
- Attends, Gérald, a dit Alex. J'ai quelque chose à te dire. Quelque chose de très important...
- Quoi ?
- Annie est ici.
Très très gros choc. Énorme, même. Mon palpitant s'est lancé dans une charge accélérée. Heureusement que j'étais assis. J'avais les jambes tremblantes. Je me taisais. Je n'étais pas sûr de ma voix.
- Elle est ici, a répété Alex. Je l'ai vue. De très loin. Elle ne m'a pas repéré.
J'ai réussi à sortir des mots qui ne chevrotaient pas.
- Tu en es certain ? Il ne s'agissait pas d'une ressemblance ?
- C'était Annie. Je la connais, bon Dieu ! Tu crois que je te donnerais de faux espoirs ?
Non, évidemment. Sans certitude, il n'aurait pas parlé.
- Qui est Annie ? a demandé Pépère, très intéressé.
- Boucle-la, papa !
J'avais nettement aboyé. Pépère ne l'a pas trop mal pris. Un peu d'indignation, dans le regard bleu fané, mais il s'est bien gardé de moufter. Pas con, le bonhomme. Il pigeait vite.
- Je l'ai vue devant une de ces baraques où habitent les huiles militaires, a dit Alex. En compagnie d'un mec borgne. Une sale gueule avec un bandeau sur un œil.
Pépère a sursauté.
- Brice !
Du coup, je suis revenu à lui.
- Tu le connais ?
- Comme tout le monde ici. C'est lui qui dirige le complexe. Un homme affreux ! Affreux !
Affreux ou pas, je le bénissais, le gus. Une huile qui avait trouvé ma gosse à son goût. Même s'il lui en faisait voir de dures, ce n'était pas pire que l'esclavage. Elle vivait ! Et je l'avais retrouvée par un coup de chance gigantesque ! Gloire à Dieu, Allah est grand, et toutes ces sortes de choses !
Seulement, à présent, il y avait une troisième personne, à sortir du piège. Et la nuit avançait...
J'ai bousculé tout le monde. Je voulais savoir où, exactement, logeait Annie. Alex me l'a indiqué. Je voulais aussi un plan des lieux, si possible. Ça, c'est Pépère qui me l'a donné. Lui-même disposait d'une baraque semblable, et elles étaient toutes bâties sur le même modèle. Je voulus aussi savoir si des Dames Bleues habitaient par là. Non, d'après Johannes, il n'y en avait aucune sur place.
Ensuite, j'ai demandé :
- On peut faire du bruit ici sans alerter ?
- Mais oui, a répondu Johannes. Je ne suis pas souvent bruyant, mais ça peut arriver, et tout le monde sait que je travaille volontiers de nuit.
Parfait. Trouvez un truc assez lourd pour faire sauter les chaînes d'Alex. Moi, je vais aller récupérer Annie. Pendant que vous travaillerez, utilisez vos méninges à propos de la sortie. Je pensais la forcer, mais vous aurez peut-être une meilleure idée. Et grouillez-vous, tous les deux ! On n'a plus tellement de temps.
- Tu ne préfères pas attendre, Gérald ? a demandé Alex.
Sous entendu : que je libre pour te donner un coup de main.
- Non. Trop peu de temps. Je me débrouillerai.
Je ne l'ai pas avoué, mais J'étais très content d'avoir une bonne excuse pour ne pas accepter l'aide d'Alex. Récupérer ma gosse, ça me revenait de plein droit. A moi tout seul.
J'étais à la porte quand Johannes a dit :
- Faites attention, jeune homme. Brice est un tueur !
Oui ? Quant à ça, moi aussi.