XIX

 Le moutard exclu du jeu, c'était moi.

Parce que le jour J, je l'ai passé dans la chambre impeccablement aseptique d'un hôpital de Lausanne. Furax, ulcéré, et vilainement envieux.

Question épaule, moi, je me sentais plutôt bien mais le Médecin-chef ne m'estimait pas guéris, et voilà tout. Comme le cher homme avait une mentalité dictateur de première bourre... J'aurais pu me tirer sans demander son avis. Ca m'aurait avancé à quoi ? Les opérations guerrières, ça se déroulait sur la côte d'Afrique du Nord, et moi, j'étais en Suisse...

J'ai suivi les opérations, comme n'importe quel pékin, sur un poste à transistors. La radio helvétique se perpétuait même si elle ne ressemblait guère à celle d'autrefois. Ni zizique, ni pub. Des flashes d'informations, à heures fixes, et rien de plus.

C'est tout ce que j'ai eu. Des communiqués, fort peu explicites, du genre "on a investi ça, et encore ça", heure après heure. Rapports de victoire, exclusivement. Je me demandais s'ils la bouclaient sur les revers éventuels. Possible... De toute façon, je n'avais pas une vue très claire de la situation dans son ensemble.

D'après Thomas, qui m'a relaté les événements longtemps après coup, je n'en aurais pas découvert beaucoup plus en étant dans le bain.

- J'ai trouvé ça minable ! Crois-moi, Gérald, tu n'as rien perdu. Tu suis un mec qui braille. Tu tires sur les autres et les autres te tirent dessus... Tu ne piges rien à rien. Aucun sens. Tu n'as même pas l'impression de vraiment défendre ta peau. Un vrai jeu de loterie. Le gus d'à côté se fait béquiller, et toi pas. T'en es encore à te demander pourquoi. Tu avances, ou bien tu recules. Le type qui braille te pousse comme un pion. Au-dessus de lui, il y a d'autres mecs qui braillent, et d'autres encore plus haut. Je te jure que ça ne tient pas debout ! T'es paumé, là-dedans ! Un grain de sable que le vent balaye... Les salauds, j'aurais voulu leur en rendre pas mal, mais là, je n'ai même pas eu l'impression de me venger... Je béquillais un uniforme. Et alors ? Tu crois que c'était juste le bon ? Juste celui qui avait grillé Evrard, ou Barbara, ou Bernard ? J'aurais bien voulu, mais faut pas charrier... Conclusion, mon pote, j'aime mieux notre façon de faire, question bagarre. Au moins, le côté personnel est respecté... Remarque, fallait les liquider, ces salopards, je l'admets, mais je te parle de mes réactions... Si c'était à refaire, je laisserais les autres y aller sans moi. Je n'étais pas tellement utile, n'importe comment. Je t'assure, Gérald, t'as été verni de rester hors du coup. Ca ne t'aurait pas plu. Garanti, Alex n'a pas aimé davantage que moi. Il n'y avait que Hans pour se sentir à l'aise dans cette foire... Pour les guerres à grande échelle, on n'a pas la mentalité qui convient. En plus, le civilisé, quand ça se déchaîne... J'ai des tripes qui tiennent le coup, mais là, j'ai vu des trucs à dégueuler... Ils ne savent pas tuer proprement...

Sincère, le Thomas, sans l'ombre d'un doute.

Bon, mais ce récit, je ne l'ai eu que bien après. Et en écoutant la succession des flashes radio, j'étais très rogneux. Les petits copains jouaient aux billes, et pas moi...

 

Après l'opération, quand j'étais devenu capable de voir autre chose qu'un brouillard où flottaient des blouses blanches, j'avais eu des visites. Celle d'Annie, en priorité. Qui avait attendu, angoissée et fébrile, les résultats me concernant. A présent que la Faculté m'estimait tiré d'affaire, elle venait me dire au revoir. Elle partait pour Porquerolles.

- Papa me réclame, Gérald, tu comprends ?

Voix suppliante et grosse inquiétude dans le gris-bleu des yeux. Est-ce que je n'allais pas lui en vouloir terrible d'être abandonné ?

Je l'avais rassurée, O.K. ! je comprenais. Qu'elle aille rejoindre papa sans se biler.

On s'était embrassés. Avec énormément de tendresse. J'étais encore trop faiblard, et trop abruti par les drogues pour que monte le désir.

N'empêche qu'après son départ, j'avais glissé dans la déprime. Ma gosse... Pas encore pour ce coup, le grand jeu de l'amour sauvage...

Ensuite était venue Marithé, Infernale, comme toujours. Elle avait foutu le bordel dans le calme religieux de l'hôpital, avec une belle ardeur. Elle voulait savoir quand je serais guéri, pour qu'on file tous les deux pronto sur Porquerolles. Le séjour en Suisse ne lui déplaisait pas trop, mais enfin... Je m'en étais tiré avec des "on verra, on verra" grandement vagues. Je ne savais pas trop si Frédéric jugerait utile dans l'immédiat le retour du poison.

J'avais eu aussi la visite de Pépère. Un Pépère épanoui, rose et parfaitement béat. Sa crinière hirsute lui dessinait des cornes guillerettes, et les yeux bleu fané pétillaient. Il adorait la Suisse, et plus que ça encore. On lui avait offert un beau labo tout neuf et plein de gens ultra-soumis pour le seconder. Il faisait joujou avec mille et une éprouvettes. De l'expérience à tout va ! A mon avis, il vivrait deux cents ans.

Puis était venu El General, en grande pompe. Ce qui m'avait valu, au moins pour un temps, la considération déférente des infirmières dragons. La Grosse Légume s'était déplacée en personne pour me remercier de lui avoir amené Johannes. "Un savoir inestimable." Sans parler du tour de passe-passe qui transformait une emmerde : la gelée, en quelque chose de très utile, du carburant. De joie, le René, il en aurait dansé la java en chantant la tyrolienne.

Quand j'avais commencé à me sentir presque en forme, j'avais commencé aussi à voir, beaucoup trop souvent, un corps doré et des yeux gris-bleu. Insatisfaction sexuelle, et je faisais un tantinet d'obsession...

Ça s'était arrangé avec l'aide d'une infirmière bonne fille, et sans complexes. La Fée parmi les Dragons. Une grande rousse, plutôt walkyrie d'allure, qui avait mené les opérations avec ardeur et grand souci professionnel de ménager mon épaule. Elle se tapait tout le boulot, la grande, en virtuose...

Ceci mis à part, le séjour à l'hôpital, je n'en raffolais pas. Canulant, le plus souvent. On me manipulait sans jamais s'inquiéter de savoir si ça me plaisait ou non. Quant à rouscailler ! J'aurais aussi bien pu flûter dans un violon. Bibliques, les habitudes. Ils ont des oreilles, et ils n'entendent point.

Supposons que je demande le pourquoi d'une énième piqûre dans mes pauvres fesses lardées. Réponse : "Tournez-vous, s'il vous plaît !"

Et ne parlons pas du Médicastre en Chef ! Celui-là, il semblait regretter atrocement de ne pouvoir bâillonner ses patients. Je le soupçonnais de ne les visiter qu'après avoir bourré ses oreilles de coton.

Un avantage, quand même. Première fois de ma vie que je guérissais d'une blessure en douceur, sans douleur à mater. De ce côté-là, ils vous épargnaient absolument tout. Appréciable, faut bien l'avouer...

La guéguerre en Afrique du Nord ça a duré exactement trois jours. Tous records battus. Puis on a eu les premiers communiqués qui chantaient victoire. Vaincus, les Pas Beaux, ratatinés, anéantis. Et les Belles Dames Bleues, ultra-réalistes, faisaient risette aux vainqueurs. Avec offres de collaboration éventuelle. Côté Suisse, parce que côté la Démence, elles devaient très bien savoir -et pour cause- que le coup du retournement de veste opportun, ça ne prendrait pas.

J'ai pensé à Gamal, il devait jubiler, le frère.

Lui et ses potes, ils auraient du boulot sur la planche ! Libérer les esclaves et établir dans le pays une structure convenable. De quoi faire dans les mois à venir. Je me suis dit qu'un de ces jours, je retournerais visiter la Démence. Ma curiosité n'avait pas du tout été satisfaite...

L'hôpital a fêté la victoire. Par une floraison de petits drapeaux et un repas de jour faste. C'est-à-dire à peine moins insipide que d'ordinaire.

Moi, j'ai fêté en compagnie de ma rousse Walkyrie, qui était par chance de garde ce jour-là.

Pendant qu'on s'activait, enfin qu'elle s'activait, la radio transmettait, en bruit de fond, un discours du Général. J'ai bien peur d'en avoir raté la majeure partie. Aucune importance. Ca se résumait facile : "suis bien content d'avoir gagné ! Comptez sur moi pour défendre, en toutes circonstances et à jamais, la civilisation contre la barbarie". Ta ta ta ta ta ta, hymne national. Je l'aime bien, le René, mais dans ses fonctions officielles, il tourne fichtrement politicien rasoir. A la décharge de Frédéric : son pays est plus petit. Ce qui lui évite de donner dans ce genre d'orchestration.