VIII

Quatre jours de paix royale. Dame Bleue s'était tirée, je ne savais où. En me recommandant simplement de l'attendre, d'être bien sage, et de ne pas bouger, sinon elle lancerait l'univers entier à mes trousses.

Je partageais la maison avec Froid Tombeau, qui me préparait mes repas et faisait mon lit. Si ça lui plaisait comme ça...

Je le voyais fort peu. Il circulait comme une ombre, et s'escamotait des heures entières. Lors de nos rares contacts, on communiquait par signes. Et encore. De son côté, il n'en venait que pour l'indispensable. Il avait un visage figé, plus inexpressif encore, si possible, que celui de Thomas. Un visage lisse, brun, sans âge, aux pommettes accusées. Les yeux sombres se dissimulaient invariablement sous les paupières baissées. Drôle de bonhomme. Qui nouait ses cheveux longs au sommet de son crâne, en un chignon serré.

Je lézardais, et me remplumais. Gymnastique quotidienne, pour entretenir les muscles. J'aurais aimé avoir Thomas ou Alex sous la main pour un peu d'encrassement à la châtaigne. Mes lames me manquaient aussi. Pas qu'un peu.

Pour tromper la nostalgie, j'avais chipé deux couteaux à la cuisine. Bien aiguisés, mais côté manche, ça ne gazait pas du tout. Je jouais avec quand même. De temps en temps, ça acceptait de s'enfoncer dans la cible. Rarement. Qu'est-ce que j'aurais donné pour mes lames de jet ! J'en voulais plus à Fine Moustache de les avoir détruites que de tout le reste. Je l'aurais saigné rien que pour ça.

Pour tuer le temps, j'ai visité la maison. Une tripotée de pièces, volets clos ou mi-clos, moustiquaires à toutes les ouvertures. Meubles en bois blond, sièges de cuir. Le tout, impeccablement propre, ciré et poli. Le dallage, une élégante géométrie, luisait. Pas un grain de poussière ou de sable. Trois ou quatre salles de bains, autant de chiottes. Le tout, étincelant. Bonne petite ménagère, Froid Tombeau. Il avait sa piaule au sous-sol. Un nid de tapis, cousins, et couvertures à franges. Je n'y étais pas entré. Puisqu'il avait la politesse de ne pas fermer sa porte...

Erica, elle, fermait la sienne, ce qui m'a donné envie d'y aller voir.

J'ai eu la serrure avec un tournevis. Enfantin.

Rien de bien passionnant. Décor confortable. Un grand lit à barreaux de cuivre, déjà ancien au moment de la guerre. Il luisait dans la pénombre, d'un éclat rosé.

Des placards, des vêtements, une petite bibliothèque. J'ai pensé piquer un bouquin ou deux, jusqu'à ce que je repère le texte. Caractères furieusement arabes. Élégantes petites arabesques, tout à fait incompréhensibles. J'aurais aussi bien pu tomber sur du chinois. Pas de pot, j'aime bien lire.

Une grande porte-fenêtre, que j'ai ouverte comme ça, sans vraie curiosité. C'est pourtant là qu'il y avait quelque chose à voir. Elle donnait sur une terrasse vitrée, ombragée de stores, et abritait une mini serre, et un petit vivarium.

Succession de bottes de verre, qui contenaient des trucs effarants. Mon goût pour la lecture m'a permis de découvrir pas mal d'illustrations sur la faune et la flore exotiques, mais je n'avais jamais rien vu de comparable.

Un scorpion, c'est plutôt banal, surtout en Afrique du Nord. Pas quand il est bleu acier, et presque aussi long qu'un avant bras. Ca s'agitait, contre le verre, queue dressée et pinces cliquetantes. Tout droit surgi d'un cauchemar.

Une araignée, c'est très banal aussi. Pas cramoisie, velue, et assez large pour déborder d'une assiette.

La cage suivante contenait des chenilles. Enfin, quelque chose d'assez analogue à des chenilles. Jaunes d'or, fourrées de très long poils et assez grosses pour flanquer une indigestion à l'araignée.

Une mante religieuse, presque noire, à reflets violacés. Celle-là aurait avalé le scorpion comme hors-d'œuvre, et il lui serait resté un creux à l'estomac. La saloperie devait dépasser les quarante centimètres.

Drôles de goûts, la chère Erica. Comme chouchous, il y avait plus sympathiques. Moi, ça ne m'emballait pas.

Encore une bestiole, ailée celle-là, rayée de bleu ardent et noir. C'était gros, et ça bourdonnait comme un petit avion.

D'où ça sortait, tous ces ravissants insectes ?

La petite serre abritait des champignons. Exclusivement. C'est le dada d'Annie, mais, malgré ses tentatives d'enseignement, je ne suis pas très calé. Ca me paraissait assez insolite quand même. Surtout ces grands trucs pourpres, ouverts qui jutaient bleu en s'agitant comme des étoiles de mer. Les champignons, ce n'est pas censé gesticuler, pour autant que je sache ?

Il y en avait de longs et minces, de gros et renflés, tous extraordinaires de formes et couleurs. J'en ai repéré un qui ressemblait à une cage de filaments d'un vert intense, quasi lumineux.

Je me suis attardé assez longtemps dans la contemplation, avant de me décider au départ.

La porte refermée, très soigneusement, je me suis souvenu de la sacrée télépathie. Il suffirait que j'y pense, et Erica saurait que j'avais pénétré chez elle. Sûrement, dans son optique ça ne s'appelait pas "être sage". Merde ! Qu'elle aille au diable !

*

**

Dame Bleue est rentrée deux jours plus tard, d'excellente humeur.

- J'ai de bonnes nouvelles pour toi, Gérald. Tout est arrangé. Désormais, tu es affecté à mon service personnel. Et on passe l'éponge sur les deux gardes. On parlera d'un accident. Mais tu les as tués, tu sais ? Tu es vraiment très violent.

- Seulement quand on m'emmerde.

- Tu n'apprendras jamais les bonnes manières ?

Ton plutôt indulgent de maman qui gronde un peu le petit garçon. La suite est venue plus sèche :

- A propos, je n'aime pas du tout que tu pénètres dans ma chambre sans autorisation. Ne recommence pas !

Ca m'a fait sursauter, parce que...

- Mais non, tu n'y as pas pensé. Je l'ai su par Gamal. Il t'a vu.

Tiens, il parlait, Froid Tombeau ? Mais qu'il ait pu se glisser dans mon dos sans que je le sache, ça me défrisait. Sérieux. Je baissais...

J'ai dit :

- Puisqu'un en est là, autant satisfaire ma curiosité. D'où ça sort, ces insectes et ces Champignons ?

- De la Démence. Non, ce n'est pas moi qui "déménage", comme tu le penses avec bien peu de respect. La Démence existe réellement. Il s'agit d'une partie de ce pays où il s'est passé des choses bizarres. On ne sait pas quelles bombes sont tombées là-bas. En tout cas, elles ont amené de très curieuses mutations. Mes petits pensionnaires viennent de la Frange, parce que la Démence proprement dite, nous ne pouvons pas y entrer. C'est un territoire mortel. Dommage, n'est-ce pas. Tu aurais pu y trouver un refuge. On prétend que des gens y vivent.

J'ai enregistré, sans plus, en essayant de tourner mes pensées vers autre chose. Ce truc-là, j'y reviendrai par la suite. Un refuge ?

L'ennui, avec la pensée, c'est que ça se contrôle très mal. Dame Bleue avait saisi.

- Ne rêve pas, Gérald. C'est une légende. Par contre, l'aura de mort qui s'attache à la Démence est parfaitement réelle. Tu as vu l'araignée ? Elle tue en quelques secondes. Le scorpion aussi, et bon nombre de champignons sont mortels par simple contact.

Belle Bleue s'est levée en s'étirant. Appétissante, malgré son insolite couleur de peau. J'avais vécu sans femme un joli bout de temps. Je n'aurais pas craché sur...

- Excellente idée, Gérald. Accompagne-moi donc dans ma chambre. Cette fois, je t'invite officiellement. Et ne te fais pas d'illusions. Ca se passera comme je l'entendrai !

 

Ca s'est passé, très exactement, comme suit :

- Déshabille-toi !

Gérald s'exécute gentiment.

- Couche-toi sur le dos ! Empoigne les barreaux, et ne les lâche plus ! Je ne veux pas sentir tes mains sur moi ! C'est bien compris ?

Ben merde alors ! J'avais bien supposé, entre autres, que la belle pourrait avoir envie de m'utiliser comme étalon mais...

- Non ! Ce n'est pas à cela que je te destine. Notre rapprochement aujourd'hui est accessoire. Et je mènerai le jeu !

Elle s'est dépouillée de sa robe, lestement. Corps bien foutu, hanches larges et seins volumineux, mais je n'étais plus guère en train. Tout est question d'atmosphère. Celle qu'entretenait Dame Bleue m'avait quelque peu refroidi.

Elle m'a réveillé de la main, très habilement. La main gauche. De la droite, elle caressait ses propres seins, avec amour et compétence.

Et elle m'a chevauché. En menant, comme elle l'avait annoncé, le "jeu" du début à la fin.

Une dame pleine de volonté. J'ai exercé la mienne en ne lâchant pas ces foutes barreaux. Pas un millième de seconde. Plutôt crever que de la toucher !

*

**

On avait diné, en tête à tête, et sans échanger un mot. Je me récitais des fragments de poèmes, ou je faisais du calcul mental. La ravissante, je ne l'aimais pas trop. Non que J'aie le goût des femmes toute douceur, mais celle-là exagérait. Nettement. La reine des emmerderesses !

- Je t'ai déjà dit, Gérald, que tu devais penser à moi avec respect !

Le revolver était dans sa main, apparu comme par magie. Mais cette fois, j'en avais plus que plein le dos,

- Merde ! Va te faire enfiler par ton scorpion ! Je veux bien tâcher d'être raisonnable, me rappeler qu'il faut dire "vous" et "Dame Erica", mais n'exagère pas, bon Dieu ! Si tu veux m'empêcher de penser le seul moyen, c'est de m'étendre, et tout de suite.

- Certainement pas. J'ai des projets pour toi. Et j'ai dû dépenser beaucoup d'influence pour que soit effacée cette histoire de gardes tués...

- Quels projets ? Sors-les une bonne fois, tu veux ? Que je sache si on va pouvoir s'entendre.

- Je croyais que tu te rappellerais de dire "vous" ?

- Je m'en rappellerai plus tard. Quand on sera redevenus copains. Pour le moment, je suis en rogne, et j'en ai marre ! Je ne suis pas taillé pour être esclave, et encore bien moins pour l'être d'une nana capricieuse. Qu'est-ce que tu veux, au juste ?

Elle a soupiré, l'air douloureux, et capitulé.

- Je veux utiliser tes talents de tueur. C'est ce que tu es, n'est-ce pas ?

Mes talents de tueur ? Comment ça ?

- Je veux que tu portes mes couleurs dans l'Arène.

Ah ! ben merde alors ! V'là aut' chose !

J'étais bigrement estomaqué.

- Tu veux dire des trucs du genre gladiateurs ? Des mecs qui s'entre-tuent ? Et d'autres qui regardent ?

- Ton résumé est simpliste, mais l'idée générale y est.

La meilleure de l'année, celle-là ! Ca manquait au palmarès des Cracheurs de Feu ! Des pauvres mecs jouant leur peau pour distraire les pantouflards amateurs de sensations épicées !

- Je ne vois pas pourquoi tu t'indignes. Tu tues facilement, si je ne m'abuse ?

- Oui. Pour défendre ma viande. Pas pour satisfaire des voyeurs.

- Gérald, je crains que tu ne comprennes pas bien. C'est ça, ou je te rends aux autorités, et tu paieras pour le meurtre des deux surveillants ! Choisis !

Qu'est-ce que je pouvais choisir ? Bon Dieu ! Ma peau, ou celles d'inconnus aussi coincés que moi ?

- Mais non, ils ne sont pas "coincés". Il s'agit de volontaires, qui sont recrutés parmi les esclaves. Mais je dois dire qu'il n'est pas tellement facile d'en trouver pour les combats à mort.

Tiens donc !

Erica a redressé le menton, l'air dédaigneux.

- Je ne comprends absolument pas ton hésitation. Quand je t'ai capté, sous ton arbuste, tu venais de tuer deux hommes, et tu ne rêvais que d'en tuer d'autres !

- Si tu ne piges pas la différence, ma pauvre cocotte, je te plains ! Tu...

- Vous ! s'il te plaît. Et Dame Erica, pas ma "cocotte" !

Oh ! merde ! merde merde et nom de Dieu de merde !