II
On a embarqué, en début de matinée, sur une porte de garage. Un gros truc, pas extrêmement frais, mais possible de l'avis du Spécialiste.
Les sacs à dos, Marithé, nous trois, ça ne laissait pas trop d'espace vital. On s'en arrangeait. Mode de propulsion : des pagaies. Des pagaies de fortune, comme l'embarcation. Pas l'idéal. Ca zigzaguait méchamment. Ce qui poussait le Spécialiste à des commentaires acides. Pas content de son équipage, le pitaine. Une paire de cons, voilà ce qu'il avait. Il n'oubliait pas de bien nous en persuader.
Marithé, assise sur un sac, se faisait toute petite et ne mouftait pas. Quand Thomas prend sa voix au maximum de la douceur suave, il impressionne tout le monde. Même elle.
Au positif, un grand beau temps, et pas de mistral. Chaleur féroce en contrepartie, évidemment. En ce foutu monde, rien n'est jamais parfait. Toutes les chances d'arriver au but sans pépins, mais ça allait se payer en litres de sueur.
Pour suer, on a sué. Propulser à la pagaie sur quatre kilomètres un bidule pas spécialement étudié pour la navigation, faut le faire. Un joli petit boulot ! Et le pitaine était aussi trempé que l'équipage. Rien à dire sur ça. Pas le genre de Thomas de laisser aux autres sa part de travail, même quand il est d'humeur salement caustique
En arrivant au port, on a commencé à piger que notre hypothèse d'incendie accidentel ne tenait pas bien.
Plus un bateau ! Quelques épaves calcinées, et les premiers cadavres... Enfin, cadavres, ce n'est sûrement pas le terme exact. Des bouts de barbecue, plutôt, noirs, racornis. Ca se devinait humain à cause de la forme, et des dents qui brillaient dans le charbon. Le cauchemar garanti !
Marithé faisait une sale gueule verte. Pas à blâmer pour ça, la gosse. On était tous un tantinet verdâtres. On a beau avoir l'habitude des décors de squelettes et des tueries, la mort en grand, la mort dégueulasse, ça impressionne quand même...
- Le feu n'est pas venu jusque-là tout seul, a dit Thomas. Et Frédéric aurait protégé ses bateaux avant tout. Il y a autre chose.
Très très juste. Le port est tout béton. Pas de mistral pour souffler les flammes. Et Frédéric tient à sa petite flotte au moins autant qu'à ses mirettes. Il y avait autre chose. Quoi ?
Le village avait cramé aussi. Jusqu'à l'os. Pas une maison épargnée. Et des restes humains calcinés partout. Ca puait. La viande grillée froide, plus des relents de décomposition. En voyant un bout de charbon trop petit pour avoir été adulte, Marithé a eu un hoquet. Dans l'île, elle avait eu pas mal de petits copains...
Nous aussi, on avait eu des amis ici. Beaucoup. A quelques exceptions près, les habitants de Porquerolles nous avaient accueillis chaleureusement. De les retrouver transformés en tisons, ça faisait mal au ventre. Salement.
Il régnait, sur l'île, une épaisseur de silence quasi palpable. Pas un chant d'oiseau, pas un grésillement d'insecte. Même les cigales s'étaient tues. Est-ce qu'il en restait, seulement ?
- Bon Dieu ! a dit Alex. Ils sont tous morts ? Tous ?
On pouvait se le demander.
- Allons voir au phare, a suggéré Thomas.
La bonne idée, le phare, c'est le quartier général parce que Le Chef de Groupe, Frédéric, y loge.
C'est devant l'église qu'on a vu les premiers morts intacts. De vrais cadavres, ceux-là, pas des bouts de charbon. Des cadavres étrangers, uniformément vêtus de toile beige. Une toile épaisse, dont le tissage grossier avouait une fabrication artisanale.
Les attaquants, selon toute probabilité. Pas d'incendie accidentel. L'île avait été agressée.
Les assaillis s'étaient défendus. Au moins un peu. Avec n'importe quoi. L'un des morts avait une fourche plantée dans le ventre. Porquerolles disposait de quelques armes à feu, fournies par les Suisses. Pas des montagnes, ni de quoi faire la guerre. Les attaqués avaient employé ce qui leur tombait sous la main. Quand il est question de survie, n'importe quel mouton peut devenir loup...
Mais bon Dieu ! d'où sortaient ces agresseurs ?
Pas de Suisse, en tout cas. Ca n'aurait pas eu de sens. Le Suisse - et on commençait à bien le connaître - c'est plutôt brave type, discipliné, moral, et tout. La preuve, ils s'étaient tirés de la guerre, de la Grande Pagaille, des épidémies. Alors que la civilisation croulait partout, ils avaient réussi à conserver la leur, reculant pas à pas, regroupant le reste de leur population. Une belle réussite. Pas si fréquente.
L'idée qui naissait m'a fait brailler :
- Le Canada !
Par les Suisses, qui avaient eu des contacts radio, on savait que le Canada conservait un petit noyau civilisé.
- Tu rigoles, a dit Thomas avec bon sens. De si loin ? Ils seraient venus juste pour faire cramer l'île ? Ca ne tient pas debout.
Exact, ça ne tenait pas debout. La civilisation, quand elle a réussi à triompher de tous les obstacles pour se maintenir, ça marche quand même cahin-caha. En tenant le coup grâce à la récupération sur les ruines du passé. Et le gros truc, c'est l'essence. Le pétrole, tout le monde n'en a pas. Les Suisses en possédaient quelques décilitres. Pour le reste, ils se démerdaient à peu près avec l'énergie solaire. La même qui, depuis qu'ils nous aidaient, faisait marcher l'île.
Alors grosse question, à propos de ces agresseurs : l'essence. Pour voyager, il en faut. A moins d'apprécier la marche à pied. Ou la nage.
On avait pris la route du phare. Décor de cataclysme. Tout ce qui pouvait brûler avait brulé, jusqu'à ce que le feu s'éteigne faute d'aliments. Les maisons, les pinèdes, les champs de céréales... et les hommes. La terre elle-même était archicuite.
La baraque d'Evrard, sise à mi-chemin entre village et phare, elle avait cramé aussi. Jusqu'aux fondations.
Seulement, notre pote, il avait vendu sa peau pas mal cher.
Les cadavres qui s'entassaient par là, guère reconnaissables parce qu'après coup, le feu était passé sur eux aussi, ils avaient tous quand même un signe distinctif : une flèche, qui les traversait.
Chaque solitaire a son truc, pour défendre sa peau. Le mien c'est les lames de jet. Celui d'Alex, des hachettes. Celui de Thomas, une antenne d'acier souple.
Le truc d'Evrard, ça avait été un fusil sous-marin.
- Il en a tué pas mal ! a exprimé Marithé, avec une satisfaction sauvage.
Oui Evrard en avait tué pas mal. Tant qu'il lui resté des flèches...
Ca consolait un tout petit peu, de se dire qu'il n'était pas parti seul.
Pendant un bon bout de temps, on a cherché ses restes. Il devait être là, on le devinait bien. Avec Barbara, et le gosse dans son ventre... Impossible de rien démêler des ruines. Evrard avait brûlé avec sa maison.
Ca aussi, ça faisait mal au ventre. A dégueuler,
On est repartis. Qu'est-ce qu'on pouvait faire ? Un ami de plus, parti pour le Grand Voyage. Ce n'était pas la première fois...
On nageait dans la cendre. Notre avance en soulevait des nuages. On était tous poissés de suie, qui s'infiltrait partout. Ca nous rentrait jusque dans les narines. A l'ouest, des trainées de fumée dérivaient sur le bleu du ciel.
Ce ciel d'azur, avec un beau soleil, ça accentuait l'atmosphère de désolation. Même si le désastre avait laissé des survivants, l'île, c'était foutu. Et bien foutu.
Elle avait eu du nez, ma gosse, d'aller se balader en Suisse. Le seul truc positif dans toute cette merde : elle était à l'abri. J'en aurais drôlement bavé, si j'avais dû chercher Annie dans les morceaux de barbecue... Drôlement...
Le phare était encore debout, mais craquelé, fissuré, grillé comme une châtaigne. L'ardente chaleur avait fait éclater le capteur solaire. Des fragments épars miroitaient au soleil.
Les dépendances étaient en ruine aussi, sauf une petite maison, à l'écart sur la gauche, qui ne semblait pas avoir trop souffert.
C'est là qu'on a trouvé des survivants, occupés au déblayage. Ils évacuaient platras et débris calcinés. Une vingtaine, peut-être, de mens et nanas, tous si noirs de suie que le blanc de leurs yeux donnait une impression d'émail.
Ils ont lâché le boulot pour foncer sur nous avec ensemble.
- Ah ! a dit Charlot. Vous êtes rentrés ! Merci au Bon Dieu, parce que des bras supplémentaires, on en a drôlement besoin ! On est dans la merde jusqu'aux yeux. Et même pas moyen d'appeler les Suisses au secours. La putain de radio a brûlé avec le reste.
- Mais qu'est-ce qui s'est passé, bon Dieu ? a demandé Thomas.
- Une razzia. Des salauds qui sont venus. Toute une armée ! Tu me crois si tu veux, ils avaient un navire de guerre ! Vieux, hein, mais bien entretenu, Un putain de navire tout hérissé de canons ! Remarque, c'est pas de ça qu'ils se sont servis. Leur combine, c'était le feu !
Un gamin blond nommé Denis a crié d'une voie aiguë :
- Ils avaient des machins sur le dos, des drôles de machins avec un tuyau qui crachait du feu !
- C'est bien le plus beau, a approuvé Charlot. Ces raclures d'humanité, ils travaillaient au lance-flammes ! Ca ne vous dit rien, ce truc-là, mais moi, j'ai assez entendu le vieux René raconter sa guerre de 39 !
Lances-flammes ? J'avais de vagues souvenirs de lecture. Un truc qui remontait loin. Pendant la dernière guerre, c'était déjà vachement démodé.
- Au lance-flammes ! a répété Charlot, avec une hargne impuissante, On a été pris par surprise. Dès le début, ce feu, ça a foutu la panique. Impossible d'organiser la défense. Et Frédéric qui n'était pas là ! Parti à la pêche, avec Denise. Ah ! il l'avait choisi, son jour de vacances ! Ces mange-chrétien, ils ont grillé l'île comme un nid de fourmis ! Tous ici, on s'en est tirés parce qu'on a pu se foutre à l'eau, dans un coin ou un autre.
- J'y suis resté des heures, a dit Denis. C'est tout juste si j'osais sortir mon nez. J'étais pas loin du port. Je les ai vus brûler nos bateaux. Et quand ils sont partis, ils ont emmené plein de prisonniers !
Une jeune femme nommée Simone, qui portait un bébé sur le bras, a éclaté en sanglots bruyants.
- Ils ont embarqué son homme, a expliqué Charlot. Le petit l'a vu.
Martine, une brune ronde comme un petit muid, a enlacé Simone.
- Pleure pas comme ça, ma belle, que tu vas faire tourner ton lait. Au moins, ton André, il est vivant.
- Mais qu'est-ce qu'ils vont lui faire ? Qu'est-ce qu'ils vont lui faire ?
Ca ! La question à poser. Ils avaient razzié pour quoi, ces Cracheurs de Feu ? Pour ramasser des esclaves ? Ou de la viande de boucherie ?
J'ai demandé :
- Et Frédéric ? Il est mort, ou prisonnier ?
- Ni l'un ni l'autre, a répondu Charlot, Il s'en est tiré. Il a eu de la chance, comme nous.
- Où il est, alors ? a questionné Marithé.
- Quelque part dans l'île. Avec un autre petit groupe. Ils cherchent des survivants, qui se seraient terrés. En fait, il cherche surtout sa fille...
J'ai pris le choc en pleines tripes, Une explosion d'acide.
- Annie ! Mais Annie est en Suisse !
Charlot s'est frotté le menton, très embêté.
- Ah ! c'est vrai, tu ne sais pas... Non. Annie était rentrée. Le prétexte, elle s'ennuyait de l'île et de son père, mais je crois que surtout, elle s'ennuyait de toi. Elle pensait que tu reviendrais bientôt...
Oh ! non ! Non ! Bon Dieu ! Non !
J'ai empoigné Denis par les épaules. J'étais frénétique.
- Ils l'ont emmenée ?
- Je sais pas. Je pouvais pas tout voir... Y avait beaucoup de monde, et ces types étaient autour... Je sais pas...
Il a crié :
- Lâche-moi ! Tu me fais mal !
Je me suis assis sur un muret. Plus de jambes, et je n'y voyais plus.
Ce que j'avais dans les yeux, en plein, c'était une fille blonde qui se recroquevillait comme une feuille brûlée dans le jet des flammes.