ÉPILOGUE
L’homme se pencha sur son compagnon qui se comprimait la hanche gauche de sa main.
— Ça va, mon vieux ?
— T’inquiète pas, Arkadie. La balle a ricoché sur l’os, j’ai rien de cassé. Il faudra que je change de combinaison, celle-là est foutue. Occupe-toi plutôt de ce salaud, il est peut-être encore dangereux.
— Je ne crois pas. Il est tombé comme une masse.
Mais il gardait son arme pointée sur le corps, qui essayait en vain de se hisser sur les coudes. Une écume sanglante bullait aux commissures de ses lèvres. Il parut dire quelque chose, puis sa tête retomba.
La jeune fille qu’il avait laissée en arrière le bouscula, pour se précipiter sur le cadavre. Un instant, il crut qu’elle allait lui cracher dessus, ou le bourrer de coups de pieds.
« — Vous avez eu beaucoup de présence d’esprit en sabotant le réservoir du pousseur à l’aide d’un détonateur, lui avait-il dit après avoir abordé, une heure plus tôt. Sans cela, nous ne serions jamais venus voir ce qui se passait, Ringer et moi. »
Mais la fille, Tasmine, ne fit rien de tel. Bien au contraire, elle s’accroupit au pied du corps, puis, dans un geste d’une douceur incroyable, ferma les yeux de l’homme qui l’avait séquestrée et avait tué son père.
Arkadie se dandina d’un pied sur l’autre, envahi par la gêne. Il avait entendu parler des liens étranges qui parfois se nouaient entre un bourreau et sa victime, surtout sur d’aussi longues périodes. Il n’en ressentit que plus de dégoût pour celui qu’il avait abattu. Non, il ne regrettait pas son acte. Bela Hicks, elle avait dit qu’il s’appelait – avait tué son père ainsi que les derniers techniciens devant quitter la vieille plate-forme.
À la stupeur incrédule des deux hommes, Tasmine avait raconté en quelques mots ce qui s’était passé : frappé par une crise de folie, Hicks, le gérant, avait piégé le Dimanche emportant les derniers membres de Kibrilon, après l’avoir droguée. Durant presque un an, il l’avait observée par réseau de télésurveillance interposé. Tous ces meurtres, pour assouvir un vice considéré comme un crime sur Bernal : le voyeurisme. Un meurtrier et une ordure de voyeur, voilà ce qu’était ce type. Tasmine avait été avisée de leur conseiller de se munir d’une arme. Sans elle, ils seraient morts tous les trois. Il la releva doucement.
— Il faut partir, mademoiselle. On reviendra prendre les corps plus tard. Et on filmera tout de fond en comble, pour l’enquête de police. La Compagnie fera en sorte qu’ils ne vous embêtent pas. Vous avez subi de dures épreuves, vous méritez qu’on vous fiche la paix.
— Je sais que je ne risque plus rien, fit-elle à voix basse.
Il ne comprit pas le sens de cette phrase, mais sentit qu’elle résistait à sa pression. Enfin elle céda, se laissant aller contre son épaule. Arkadie l’entraîna vers les aéroponiques.
— Je la dépose et je reviens, lança-t-il à l’intention de Ringer. Essaie de ne pas bouger.
L’autre eut une mimique évocatrice, et fit le signe que tout irait bien.
L’homme et la femme traversèrent les aéroponiques, du moins ce qu’il en restait : un carré de verdure concentré à l’entrée, des légumes rachitiques alignés en plans alternés (arachides, épinards génétisés, salades aqueuses) et quelques fruits pâles, perdus au milieu de plates-bandes sous-éclairées, recouvertes d’une croûte craquelée.
Il percevait, à travers la légèreté du tissu de son scaphe, la chaude pression du corps de la jeune fille contre le sien. Il constata un début d’érection.
— Vous savez, dit-il pour masquer son malaise, ce qui vous est arrivé est l’œuvre d’un fou extraordinairement retors. Un accident imprévisible, hors norme. La Compagnie prend soin de ses enfants. Je ne peux rien affirmer bien sûr, mais elle vous trouvera sûrement un poste sur CaseStation kvar, en dédommagement.
La fille se crispa entre ses bras. La navette de liaison était au bout du couloir.
— Un emploi, dans votre station, murmura Tasmine d’une voix sans timbre.
Elle eut un sourire triste.
— Oui, je crois bien que ça me plairait.