CHAPITRE X

Un élancement le fit gémir lorsqu’il remua. Ses yeux clignotèrent… Il n’était pas dans sa chambre. Une faible odeur de formol chatouillait ses narines.

— Aïe… Où es-tu, ma Rate ?

Il était adossé en position assise contre la plaque aimantée du détonateur, la tête inclinée sur l’épaule. Rien ne semblait avoir bougé. Excepté la Rate, partie en vadrouille. Tant pis, elle manquerait le feu d’artifice. À cette pensée, Hicks grimaça. Il se redressa avec précaution, mais ne put empêcher une pointe de souffrance de s’enfoncer dans ses reins. Il avait trop forcé, la veille.

Il s’appuya au détonateur. Il lui fallait encore le rouler jusqu’au fond de la salle, tout près du réservoir extérieur, puis programmer le boîtier de mise à feu. Saurait-il le faire ? Il haussa les épaules et retroussa ses manches.

Ce fut l’affaire d’une minute. La trappe du boîtier levée, un gros curseur cranté et un bouton rouge, conçus pour un bras de pieuvre télémanipulé, apparurent. Hicks s’aperçut que ses mains tremblaient.

« Allons, pas question d’hésiter ! Il faut juste enfoncer le curseur, puis tourner vers la droite. Quinze crans, chacun correspondant à une minute. Trois suffiront. »

Des idées contradictoires se bousculaient sous son crâne, trop rapides pour qu’il puisse les retenir. Il n’avait pas peur, mais ne pouvait se résoudre à faire pivoter ce curseur. Il attendait quelque chose… une autorisation ? Non de Katz, mais de ce qui était censé gouverner ses actes. Une instance, qui ne s’était pas encore manifestée ou qu’il n’avait pas su percevoir.

Comme pour écraser cette pensée, sa main pesa sur le gros curseur. Celui-ci émit un déclic, quand l’aiguille arriva sur le chiffre <1>. Les yeux de Hicks se brouillèrent soudain, le forçant à retirer sa main et à la porter à son front imprégné de sueur.

La trappe du boîtier retomba avec un claquement sec. Hicks s’enfuit littéralement.

 

Les heures suivantes, il chercha la Rate, mais cette dernière refusa obstinément de se montrer.

« Ne m’en veux pas, pensa Hicks. Je ne peux pas le faire… Pas tout de suite. »

L’âme pensive, il se mit à errer, comme s’il pourchassait son courage. Ses pas le menèrent dans l’aile sud.

En cours de route, il se rappela de sa dernière visite au petit lac résultant d’une rupture de canalisation. Elle datait d’au moins deux semaines. Depuis, insectes et champignons avaient dû proliférer. Les souris squameuses mangeaient les cafards, qui dépeçaient eux-mêmes les champignons vivant des bactéries du lac. De nouvelles espèces étaient-elles apparues, dans cette autogenèse miniature ?

À mesure qu’il approchait, l’air se refroidissait et se chargeait de relents de décomposition. Hicks ne ressentait pas le froid. Son métabolisme paraissait y être devenu insensible. Lorsqu’il se pinça l’avant-bras, il sentit une peau frigide et flexible, comme du caoutchouc.

Comme il atteignait l’endroit, chichement éclairé par une veilleuse solitaire se réverbérant à la surface du lac, la déception le submergea. Ce n’était plus qu’un marigot stérile, noir et gras comme une huile de moteur. Les mécanismes de la vie n’avaient pas tenu. Des plaques de moisissure stagnaient, qui avaient peut-être été phosphorescentes, quand elles étaient vivantes. Tous les champignons avaient crevé, insectes et rats avaient disparu. La puanteur le fit battre en retraite.

Le retour fut morne. Katz demeurait silencieux, comme s’il boudait.

Alors qu’il repassait par la rotonde, la lumière devint rouge. Hicks retrouva la Rate, qui l’attendait sur son lit. Elle ne bougea pas à son arrivée, signe qu’elle lui faisait la tête. Hicks choisit de l’ignorer.

Il se fit chauffer une barquette de bœuf casher aux épinards, et s’allongea. Mais il ne parvenait pas à dormir. Des pensées confuses l’obsédaient. Qui trouverait-il, dans le Tactique ?

Sans bouger la tête, Hicks fourra une main sous son oreiller et en ressortit le gros cutter, dont il fit jouer le cran plusieurs fois, faisant jaillir et rentrer les lames biseautées. Il en restait quatre dans le chargeur.

Il avait rayé de sa liste le programmeur du khod, Clute. Ainsi que Sernine : étant amis, aucun des deux n’aurait sacrifié l’autre. Et Katz, Hicks en avait acquis la conviction, était seul. Il y avait une éventualité pour que ce fût Monge, le chef du service sanitaire, parce qu’il était mélomane. Ou Karil, à cause du verrou informatique.

Pendant un moment, il avait soupçonné Menahem, le climatologue, ressortissant du Doigt de Gabriel. : celui-ci travaillait souvent dans le Tactique. Mais à la réflexion, c’était peu probable. Hicks n’avait pas suffisamment d’informations sur Piet et Xantief pour se faire une opinion sur eux.

Sa main retomba mollement près de sa gorge, laissant échapper le cutter qui roula de côté.

Dans son rêve, il avançait vers la porte du Tactique, et celle-ci s’ouvrit à son approche. C’était une cellule assez petite, donnant sur les aéroponiques dont chaque mètre carré était tapissé de plantes vertes et de légumes.

Hicks évoluait au milieu d’une double rangée d’écrans. Et Katz lui apparut, assis dans un profond fauteuil au bout de cette allée. D’abord brouillé, comme si son regard se dérobait à lui. Ses traits s’affinèrent. Hicks vit sans surprise qu’il s’agissait du sien.

« — Il ne te plaît pas ? fit Katz de sa voix détimbrée. Dommage, il n’y a que celui-là ! Toi et moi sommes les deux faces d’une même pièce, condamnées à ne jamais se rencontrer.

Entre ses doigts poussait ce champignon noir qui, torréfié, servait de tabac. Katz se déchira l’annulaire, tendit le doigt à l’ongle jaune.

« — Un cadeau pour toi. Veux-tu fumer ? »

Hicks se réveilla dans une mare de sueur, la bouche pleine de salive. Il réalisa qu’il avait éjaculé durant son sommeil. Il en conçut un présage funeste, mais la période de doute était terminée. Le rêve lui avait révélé, même si ce n’était qu’une métaphore, qu’il se rencontrerait dans le Tactique – à défaut de Katz.

La Rate n’avait pas reparu. Sans doute boudait-elle toujours. Trop excité pour manger, Hicks ramassa le cutter tombé au pied du lit et se rendit dans l’atelier de nettoyage des filtres. Le curseur, sous la trappe du détonateur, était resté réglé à une minute. Le jeune homme le déplaça de deux crans sur la droite. Trois minutes devrait être suffisant pour quitter l’atelier, obturer la porte pressurisée, traverser le boudin d’accès et sceller la seconde porte.

Un capuchon transparent protégeait le gros champignon rouge déclenchant le compte à rebours, à gauche du curseur. Hicks l’ôta en tirant le bandeau argenté qui l’encerclait. Son poing s’abattit sur le bouton d’armement. Pas assez fort. Inspirant un grand coup, il le brandit à nouveau.

Au moment où le champignon s’enfonçait sous la pression, Hicks perçut distinctement un couinement.

Le sang se figea dans ses veines et il pivota, affolé.

« Bon Dieu, la Rate… Elle a dû me suivre à distance. Où s’est-elle fourrée ? »

Il avançait dans la travée centrale, ses yeux fouillant avec fébrilité. Le cri avait l’air de provenir de l’entrée. Sur le boîtier du détonateur, l’aiguille du curseur passa en cliquetant sur le chiffre 2.

Hicks courait à travers l’alignement de cuves.

« Allons, disait une petite voix détimbrée au fond de sa tête. Tu ne vas pas risquer ta peau pour un vulgaire rongeur ! »

Mais il ne pouvait se résoudre à l’abandonner. C’était sa faute, il aurait dû vérifier où elle se trouvait. Elle était tout ce qu’il avait. Tout ce que Kibrilon avait pu lui offrir de passion, en échange de sa présence.

Moins de deux minutes avant le déclenchement du détonateur.

Il l’appelait d’une voix tremblante, tout en sinuant entre les grands bassins vides. Tous ses muscles contractés le poussaient à fuir. Il sentait prêt de céder à cette impulsion, lorsque la Rate apparut enfin, près de la porte d’accès.

Hicks poussa un soupir et se précipita, les mains ouvertes.

La Rate fit un bond en arrière et recula de deux mètres.

Les poings du jeune homme se crispèrent. « Du calme, si tu la brusques, elle ne se laissera pas saisir ! »

— Allons, murmura-t-il entre ses dents. Ne te fais pas prier…

Il se rappela qu’elle boudait depuis qu’il la négligeait. Cela pouvait durer des heures… et il ne lui restait plus qu’une minute trente !

Elle s’était postée sur ses pattes de derrière, presque à portée de main. Mais Hicks savait qu’il n’était pas assez rapide pour la prendre de vitesse. Il s’accroupit avec précaution. Quelques secondes s’écoulèrent, puis la Rate tendit un museau méfiant. Au fond de la salle, un déclic indiqua que le curseur venait de décrémenter. Il lui fallait partir, sinon il n’aurait plus le temps d’isoler la cellule.

« Tant pis », pensa-t-il. Les mains balayant le sol, il bondit sur la bête. Surprise, celle-ci perdit un dixième de seconde. Hicks sentit dans sa paume un petit corps tiède, referma la main frénétiquement. Il l’avait !

Sans perdre une seconde, il fonça vers l’entrée. Combien restait-il avant l’explosion ? Quarante secondes au maximum. La main tenant la Rate sur la poitrine, il s’engouffra dans le boudin, écrasant au passage le bouton de fermeture de la porte d’accès. Puis il courut sans se retourner, le vacarme de son souffle noyant celui du système pneumatique. Vingt secondes pour traverser le boudin…

Hicks déboucha sur une cellule vide, se retourna pour refermer la deuxième porte étanche.

C’est à ce moment-là que se produisit l’explosion.

 

Cela fit un bruit de soufflet troué, et soudain il n’y eut plus rien sous les pieds du jeune homme, comme si la plate-forme s’était arrêtée de tourner sur elle-même, annulant brusquement la gravité. Durant un dixième de seconde, Hicks fut en chute libre.

Celle-ci s’acheva rudement sur le chambranle de la porte. Éblouissement. La conscience ballottée par le choc, Hicks roula sur le côté. Un long gémissement métallique parcourut la structure, et ce fut tout.

Hicks resta un certain temps ainsi, la respiration irrégulière, incapable de penser à quoi que ce soit. C’était comme si la commotion avait déconnecté ses neurones les uns des autres, le privant de toute forme de pensée cohérente.

Puis, lentement, son cerveau se réorganisa. Autour d’une question, revenant sans cesse :

« La Rate, qu’est-elle devenue ? »

Ses mains gisaient quelque part au-dessus de sa tête, comme séparés des bras. Mais ce n’était qu’une impression. Il bougea, agitant la fourmilière qui avait élu domicile dans chacun de ses membres. Plusieurs heures avaient passé. Il ne se rappelait pas avoir desserré l’étreinte de ses doigts, lorsque la déflagration dans la salle des cuves l’avait envoyé percuter la porte. Cette dernière s’était refermée pendant son inconscience. En tout cas, la Rate n’était plus à ses côtés.

Un moment, il imagina que le choc lui avait cassé un bras ou une jambe, et une suée d’angoisse l’inonda. Impossible de savoir, pour le moment. Il n’y avait personne pour le soigner, et lui-même ne connaissait rien à ce genre de blessure.

Une plainte grêle et discontinue sourdait des cellules voisines, là où les caméras n’avaient pas été débranchées. Katz essayait d’entrer en communication avec lui, de savoir ce qui se passait.

Contrairement à la fois où Katz l’avait évacué d’un conduit d’aération, Hicks n’avait pas perdu ses moyens ; ses forces lui revenaient. Il remua, vérifiant qu’il n’avait rien de cassé. Son anxiété se dissolvait, à mesure qu’il apaisait sa respiration.

Un trait de souffrance au niveau du cœur suspendit brutalement une expiration, et une masse chaude envahit la gorge du jeune homme. Il hoqueta, pour régurgiter sur le sol un glaire sanguinolent.

L’angoisse le reprit. Plusieurs côtes s’étaient brisées au terme de sa chute, cela ne faisait plus de doute. Mais ce sang, d’où venait-il ? Résultait-il d’une réaction ordinaire à l’accident, ou un de ses poumons avait-il été touché ?

La douleur avait cessé. Hicks décida de ne plus bouger. Il respirait sans entraves. Aucun autre caillot de sang ne vint encombrer sa trachée.

Un remue-ménage provenant de la cellule adjacente, à droite, le fit sursauter. Quelqu’un venait !

Ce n’était pas une illusion. Hicks essaya de dominer son excitation, qui faisait frissonner ses muscles. Katz était là, à côté. L’explosion l’avait débusqué. Hicks ne répondant pas à ses interrogations, il avait décidé de venir se rendre compte par lui-même, voir de ses propres yeux si son prisonnier était mort.

Le but de sa tentative était d’attirer l’attention sur la plate-forme. Hicks n’en demandait pas tant. Son cutter se trouvait sur dans une des poches de sa combinaison. Il le saisit, fit sortir la lame de deux crans.

— Bela, tu es là ?

Katz était tout proche. Il entra dans la cellule, dérangeant des bidons vides. Hicks crispa son poing sur le cutter. Il fallait à tout prix qu’il cesse de trembler : Katz verrait du premier coup d’œil que son inconscience était feinte.

Un objet fut poussé à quelques pas de lui. N’y tenant plus, Hicks se redressa, ramena son bras en arrière et frappa. L’arme rencontra un obstacle dur, où la lame se brisa dans un claquement.

Il y eut un instant de flottement. Puis Hicks réalisa son erreur. D’ailleurs, la voix qui l’avait appelé n’avait pas changé, elle provenait toujours d’une machine. Ce qu’il avait en face de lui n’était pas Katz. Et pas une seconde il n’avait songé au khod.

Il s’adressa un juron. Il aurait dû attendre. Katz s’était méfié et avait envoyé des yeux et des oreilles. Si Hicks était resté sur le sol, sans bouger, Katz aurait fini par venir en personne.

Il avait tout gâché.

— Bela, dit le khod, qu’as-tu fait ?

Le coup avait déséquilibré la machine, qui gisait sur le flanc. Le jeune homme pouvait enfin le voir en pleine lumière. Au centre du châssis, une cocotte-minute de métal chromé contenant l’azote liquide qui servait à faire fonctionner les petits moteurs indépendants. De grosses roues à pneus élastiques conféraient à sa silhouette une allure pataude. Le coup qu’il avait reçu avait brisé son réflecteur infrarouge.

Hicks chercha où le déconnecter. Ses mains palpèrent les flancs glacés de la machine, trouvèrent les deux prises habituelles derrière la caméra vissée à une sorte de perche réglable surplombant la cocotte-minute et qui faisait comme une tête à ce corps pansu. Il débrancha seulement l’image.

— Maintenant, lança le khod, je sais que tu es tout près. Je crois comprendre ce qui s’est passé. Ce qui a provoqué ce ravage était un détonateur, n’est-ce pas ? Si tu m’avais soumis ton idée, j’aurais pu sans peine te dissuader de la mener à bien… à mal, devrait-on dire. Heureusement, le réservoir du pousseur était vide. Sinon, la station toute entière aurait explosé. Les systèmes d’isolation ont bien fonctionné. Le boudin lui-même s’est disloqué, mais la succion du vide a aidé la seconde porte à se refermer.

— On dirait que tu tiens à moi, pour avoir dépêché ton robot.

— Ne te méprends pas. Ami, ennemi, peu importe au bout du compte. Étant donné que ton action n’a rien changé, je devais m’assurer que tu n’étais pas blessé.

Hicks détourna la tête. Ses yeux cherchaient machinalement la présence de la Rate. Où s’était-elle cachée ? Il faudrait sans doute plusieurs jours avant qu’elle ne refasse surface.

— Tu te trompes. Tout a changé. Ils vont venir, après ce qui s’est passé. Ne serait-ce que pour…

Sa voix mourut sur ses lèvres. Près de la porte d’accès condamnée par le système de sécurité. Il pouvait la voir, ratatinée, grise sur le sol de plastique crème. La tête entre les pattes, comme lorsqu’elle dormait. Mais tordue. Sa nuque s’était rompue, ou bien Hicks avait trop serré, au moment de sa chute. Ou autre chose, il ne savait plus. Le comment n’avait pas d’importance. Le résultat était devant lui, et le désarroi le disputait à la colère. Mais il aurait été incapable de dire si cette colère était dirigée contre lui-même, ou contre Katz.

— … Je n’allais pas laisser déranger notre huis clos, était en train de dire ce dernier, qui ne voyait rien, ne se rendait compte de rien.

Hicks s’agenouilla devant le cadavre. Ses paupières papillotaient, comme si ses pupilles avaient peine à accommoder la lumière. Il leva les yeux vers le khod.

— Que viens-tu de dire ?

— Rappelle-toi du cadeau. Les cigarillos, je les avais drogués pour une raison bien précise. Dès que j’ai su par les informations du canal satellite que CaseStation envoyait un drone, un engin inhabité, afin de vérifier que Kibrilon était bien vide, j’ai agi. Ils avaient détecté une consommation anormale d’électricité, ou je ne sais quoi. Leur drone a fait le tour de la plate-forme avant de repartir, n’ayant remarqué aucune trace d’activité humaine. La station est désormais considérée comme définitivement déserte. Aujourd’hui, j’avoue que le drone m’a fait peur. C’est la raison pour laquelle je t’ai neutralisé, à l’heure qui me convenait. Comprends-tu pourquoi, contrairement à ce que tu pensais, ton explosion ne fera bouger personne ? Kibrilon est vieille, fatiguée. On croira à un dysfonctionnement de son système de stabilisation.

Hicks n’eut pas la force de répondre. Tout à coup l’univers se remettait à exister, reprenait vie pour mieux l’écraser. La Rate était morte, et il savait que nul ne viendrait plus.

Il s’étonna de ne plus éprouver de colère. Son esprit s’était éclairci, de même qu’une eau troublée décante lentement. La colère s’était déposée, telle une vase, au fond de ses yeux.

Surpris de son silence, Katz demandait au jeune homme s’il était encore là. Hicks ne répondit pas. Au bout d’un moment, la voix se tut.

Il mit ses mains en coupe pour recueillir le corps. Celui-ci ne pouvait pas rester dans cet endroit. Dans le lit, là où il avait aimé à se coucher. Hicks se releva et l’emporta jusqu’à sa chambre.

Dès que la Rate reposa sur les couvertures, Hicks se sentit l’esprit plus libre. Il s’était cru dans une impasse, alors qu’il lui restait une issue. D’une certaine manière, c’était la mort de la Rate qui la lui avait rouverte. Car désormais, plus rien ne le rattachait à la station.

Il repassa par la rotonde. Les deux magasins vides, puis la direction de l’aile ouest : le groupe de cellules attenantes à l’aile nord. Le Tactique était à droite. Hicks prit à gauche.

Le boudin était dans l’état où il l’avait laissé, la dernière fois, lorsqu’il était venu y prendre la boîte de cigarillos dissimulés par Katz. La porte donnant sur le module des sas de sortie était restée entrebâillée. Hicks s’en approcha, pénétra dans la salle à huit côtés, les parois ornées de placards et de consoles, tatouées de bandes velcros.

Hicks se dirigea directement vers le scaphe roulé en boule sur le sol, au pied du râtelier vide. Il le saisit et le secoua, afin de le détendre. Comment l’ouvrir, déjà ? Par le casque : un quart de tour, un déclic. Le plastron se désolidarisait automatiquement, permettant d’enfiler le vêtement. Dans son dos, la caméra de contrôle l’épiait en silence.

Peu habitué à endosser ce type de vêtement, une demi-heure lui fut nécessaire pour l’enfiler sans faire mal à ses côtes meurtries. Il se rendit compte avec surprise que la peur lui tenaillait le ventre. Ainsi, le réflexe de survie fonctionnait encore, à son corps défendant !

Il passa en revue tous les jurons qu’il connaissait, ajoutant à son catalogue quelques nouveautés lorsque la fermeture du plastron se coinça sous ses doigts. Il ignorait si Katz avait menti, en laissant le mot : « PERCÉE ) ».

Ni le sens du signe qui le terminait.

Il avança d’une démarche lunaire vers l’un des deux sas de sortie individuelle : un tunnel-sas saillant comme un mufle dans l’espace, en trois parties séparées par deux écoutilles lenticulaires. Hicks ouvrit la première porte, enjamba un rebord pour se retrouver dans un réduit aveugle, d’un mètre cinquante de longueur. Il porta le casque à sa tête. Dès que celui-ci s’enclencha, le silence s’abattit. L’homme percevait à peine sa propre respiration. Plus rien de l’extérieur. Un air glacé à goût d’acétone se mit à puiser, le hérissant de chair de poule. Des paramètres s’inscrivirent en vert, au bas de la visière, palpitant faiblement. Hicks demanda un check-up à l’ordinateur intégré, mais n’obtint aucune réponse. Il ignorait la procédure manuelle pour ouvrir la radio, d’ailleurs la plupart des commandes s’effectuaient vocalement. Sa seule compétence se bornait à répondre « Oui » et « D’accord » aux informations ordinairement fournies par le système. En temps normal, jamais il n’aurait été autorisé à sortir avec un matériel à ce point défectueux.

La première porte refermée, il entra dans le deuxième tronçon de cylindre, un peu plus long, où un panneau faisait corniche. Le moment de vérité. Hicks ne pensa plus. Il appuya sur le bouton de purge, sentit le vide décoller la combinaison de son corps, comme pour l’écorcher de cette seconde peau. Instinctivement, il avait écarté les bras et les jambes dans une position ridicule, à l’affût du moindre sifflement, du gonflement de ses chairs exposées à la chute de pression. Sentirait-il le sang bouillonner dans ses veines ? Ses tympans claquer, ses bourses se vider de leur sperme, ainsi qu’on le prétendait ?

Rien ne tel ne sembla se produire. Katz avait menti, le scaphe était étanche. Hicks s’appuya à la paroi, son souffle relâché embuant sa visière. La faible réserve du scaphe ne lui octroyait que quelques minutes pour parvenir jusqu’au Tactique. Là, se rendre maître de l’inconnu qui le retenait prisonnier depuis des mois.

Ensuite, il aviserait.

*
*   *

Le troisième tronçon était un kiosque ouvrant sur une passerelle tarabiscotée, suffisamment vaste pour permettre aux drones de maintenance de manœuvrer à l’aise. Des câbles de sécurité pendaient d’une rampe à la queue leu leu. Hicks fixa celui de tête au harnais cousu à son scaphe. Puis il sortit, centimètre par centimètre. Coup d’œil à l’extérieur – le vide lui sauta à la figure, recroquevillant son scrotum. Les abîmes l’entouraient de toutes parts. Ses mains étreignirent le mousqueton brillant d’usure de son câble de sécurité, comme pour le briser.

— Oh, non…

Il se demanda s’il n’allait pas rebrousser chemin. L’explosion du pousseur avait déséquilibré la station, dont le plan faisait dorénavant un angle droit avec la planète, de sorte qu’il chevauchait une falaise, un à-pic d’un kilomètre de profondeur donnant sur un océan de vide. De l’intérieur, il ne s’était aperçu de rien. Les angles du losange disparaissaient au-delà des limites de sa vision.

Le Tactique se situait à deux cent cinquante mètres à peine, mais il paraissait aussi inaccessible qu’un nid d’aigle pour un alpiniste débutant. Le corps ruisselant, Hicks déboucla le câble, le greffa à une autre rampe. Ses mains tremblaient, travaillées par une peur rétrospective. Mais le sentiment de désorientation ne fut que temporaire.

Il entreprit de marcher le long d’une passerelle faisant le tour du module de sortie, et qui prenait la direction du Tactique. Son poids s’allégea rapidement, comme il s’éloignait du plan de la station.

Soudain, sa tête se rejeta en arrière : une amibe rouge, grosse comme une phalange de son pouce, dérivait à hauteur de l’œil gauche. Elle roula en tremblotant sur la paroi transparente du casque jusqu’au rembourrage intérieur, où elle s’accrocha pour se faire lentement digérer par le revêtement de nylon, à un centimètre de ses sourcils. Hicks renifla un liquide chaud.

« Simple déséquilibre de pression », se dit-il en essayant de refouler la panique. Images de décompression, de gens devenant subitement fous. Il respira par la bouche, attendit, immobile, une demi-minute. Pas d’autre effusion. Fausse alerte. La progression reprit, laborieuse. La passerelle enjambait un boudin intercellulaire. Hicks ferma les yeux, les rouvrit. Oh, bon sang, il marchait au-dessus du vide… Il essaya d’imaginer qu’il se trouvait à l’intérieur de ce boudin. La traversée était interminable. Puis, la paroi de la cellule vint à sa rencontre. Il la contourna.

L’air avait pris un drôle de goût, Hicks avait tendance à suffoquer. Il fallait se hâter.

La cellule suivante était le Tactique. La passerelle faisait un pont au-dessus d’un boudin aplati, ratatiné comme un ver de terre abandonné au soleil : celui que Katz avait décompressé. La poutre porteuse avait été légèrement gauchie. Des résidus d’atmosphère avaient déposé sur le métal une poussière de strass scintillant.

Hicks courait presque. Une voile glacial de transpiration brûlait ses paupières et son pénis à la base du gland. La vue brouillée, suffoquant, il tituba vers un kiosque analogue à celui du module de sortie, mais beaucoup plus petit.

Le tunnel-sas ne comportait que deux compartiments. L’espace d’un instant, Hicks se demanda si Katz ne l’avait pas saboté. Mais non, cela lui aurait ôté à lui aussi le pouvoir d’agir sur l’environnement, la seule supériorité réelle qu’il possédait sur son prisonnier.

Le sas refermé, le scaphe se détendit. Lorsque le bruit de soufflerie s’arrêta, Hicks arracha presque le casque.

« Je suis sorti de la nasse…»

Une chaleur irraisonnée le submergea, l’envie saugrenue d’embrasser l’humanité entière.

— Cette fois, j’en suis sorti, de ton foutu piège ! hurla-t-il dans le vide. Je suis là, avec toi, dans le cerveau de Kibrilon !

Le flash du triomphe rugissait dans ses veines. Tout ce qu’il avait enduré, tout cela semblait soudain valoir le coup. Puis l’exaltation disparut tout aussitôt.

D’autant que son intrusion ne paraissait pas avoir été remarquée. Il se déshabilla maladroitement du scaphe, traversa le sas minuscule, entra dans une série de salles de contrôle météo aux écrans éteints, encrassés de poussière : scanners, radiomètres de traque des nuages-gisements, planisphères d’animations satellitaires. L’air avait un goût de moisi séché.

Plus loin, il avisa une porte à double battant :

RÉGIE

CIRCUIT TV INTERNE/COMMUNICATIONS EXTÉRIEURES

Sa main chercha dans sa poche, trouva le cutter. Tout à l’heure, la lame s’était cassée sur le projecteur du khod, mais il ne l’avait sortie qu’à moitié. Il restait deux crans intacts. Hicks poussa la lame à fond.

Aucune poussière sur la poignée. La porte n’opposa pas de résistance. Savoir, il allait enfin savoir.

— Katz !

Un damier de dalles blanches et bleues disposées en losange composait le sol. Le mur à droite était couvert de cartouches vidéo portant sur la tranche des dates marquées au feutre noir. Devant lui, un siège à roulettes vide faisait face à une mosaïque de moniteurs dont un tiers seulement était allumé, découpant des portions de couloirs monochromes et de salles anonymes. Chaque écran portait une lettre et un chiffre : A-01, B-12, etc. De la console émergeait un micro fixé à un tube flexible.

Il n’y avait personne ici.

La console, sur le pan gauche, des récepteurs extérieurs avait été méticuleusement martelée à l’aide d’un objet lourd. Hicks s’approcha avec lenteur. Les dégâts paraissaient irréparables. Bricoler un émetteur pirate ? Jamais il ne saurait, même si on lui fournissait un mode d’emploi. Il ne pouvait plus correspondre, ni avec Bernal, ni avec aucun autre Habitat de la Rosace.

À droite de la régie du circuit interne s’ouvrait une petite porte. Hicks hésita – la tanière de Katz, enfin – puis se décida à la franchir.