CHAPITRE V
En équilibre instable sur la chaise, Hicks desserra l’une après l’autre les quatre vis maintenant en place la grille de la bouche de ventilation. Des rubans colorés attachés au treillis frémissaient sous le léger courant d’air qui en sortait. À sa droite, un boîtier rectangulaire de dix centimètres d’épaisseur, semblable à un disjoncteur d’électricité, dont il ignorait l’usage.
Il procédait avec lenteur malgré l’adrénaline qui électrisait ses muscles et humectait son dos entre les épaules. La chaise oscillait. D’une main qui tremblait un peu, Hicks saisit délicatement les vis avant qu’elles ne tombent, les fourrant à mesure dans une de ses poches. C’était ridicule et il le savait. L’éclat qu’elles feraient en heurtant le sol serait insignifiant, de plus les micros devaient être débranchés. Mais il avait ruminé l’opération toute la journée, décomposant le moindre de ses mouvements. Perturber cet enchaînement était courir le risque de se laisser gagner par le doute, par l’affolement.
Il descendit de la chaise, adossa la grille contre le mur sans faire de bruit, remonta. Puis il plaça le manche du tournevis entre ses dents.
Ses pieds décollèrent. Les bords de la bouche rectangulaire lui mordirent les mains lorsqu’il se hissa dans le conduit d’aération, les jambes battant dans le vide. Au moment où il basculait, sa jambe droite heurta le boîtier, qui émit un son creux. Quelque chose, un appareil, avait bougé à l’intérieur.
Le sang emplissait ses oreilles d’un bourdonnement chaud, oppressant. Il entendit la chaise qui tombait en se repliant avec fracas sur le sol.
« Han ! » Il courba le dos pour éviter de se cogner la tête contre le plafond.
Il était passé… Hicks savoura cette seconde. Elle prouvait que Katz n’était pas inaccessible. Qu’il ne pouvait tout contrôler.
Hicks se contorsionna pour hisser ses jambes dans le tube. Sa tête défonça une toile d’araignée toute sèche. Il entreprit de ramper sur les coudes. Le conduit, d’une obscurité abyssale, était juste assez large pour autoriser sa progression. Dès qu’il faisait un écart, ses coudes frappaient les parois en produisant un bruit qui résonnait comme l’intérieur d’une grosse caisse. Il était hors de question de rebrousser chemin. L’étroitesse du lieu s’apparentait à celle d’un cercueil.
Il porta la main droite à sa bouche, récupéra le tournevis poissé de salive. Le cas échéant, il pourrait s’en servir pour se haler.
L’espace d’un instant, il se fit l’effet d’un petit garçon enfermé par des parents cruels dans un placard exigu. Le conduit de tôle se poursuivait sur cinq mètres jusqu’à l’embranchement de cellule. Ensuite, il faisait un angle droit avec la verticale, remontait le long du mur pour rejoindre la ventilation principale. Là, Hicks serait sans doute plus à l’aise. C’était ce qu’il avait déduit de ses coups d’œil furtifs, à l’occasion de ses repérages. Le Tactique se trouvait droit devant. Les tunnels de circulation d’air étaient indépendants des boyaux de liaison. Cela, on le lui avait appris à son arrivée, sur la vidéo du hall d’accueil du drome. Logiquement, il devait passer sans encombre.
« Cela fait beaucoup de peut-être », lui rappela sa méchante petite voix. Pour la faire cesser, il planta le bout du tournevis dans le plancher du conduit. L’outil crissa longuement, lui écorchant les oreilles.
Il continua sa progression, avec le sentiment fâcheux d’avancer millimètre par millimètre. Depuis combien de temps était-il dans le conduit ? Cinq minutes au moins. Et il ne devait pas avoir avancé de plus de deux mètres. Avec cette impression tenant du cauchemar de faire du surplace… Quel dommage, à la vérité, que l’homme soit dépourvu d’organe permettant de mesurer l’écoulement du temps !
Il avait cru que ses yeux s’habitueraient à la pénombre, mais il ne distinguait pas la moindre lueur. La noirceur était absolue. Les parois se pressaient autour de lui ; il était complètement aveugle. L’exaltation s’était retirée, le laissant nu face à la peur. L’invasion sournoise de la claustrophobie grignotait son esprit, annonce d’une suffocation imminente.
Il aurait voulu parler pour se rassurer. Mais n’osait le faire, de crainte de se faire repérer par un des micros de Katz. Désormais, le trajet jusqu’au Tactique ne lui paraissait plus une partie de plaisir, bien au contraire. Et le calvaire ne faisait que commencer : il lui fallait traverser la cellule, puis l’embranchement en tâchant de ne pas s’égarer sur un autre chemin. Ne pas dévier de la ligne droite.
Atteindre la conduite principale, ensuite ce serait plus facile.
Un vent coulis, léger mais frais, s’insinuait sous ses vêtements en chuintant, soulevant les poils de ses jambes et de ses bras.
« Une fois que je t’aurai trouvé, eut-il envie de crier, je te passerai sur le gril, mon salaud, je te ferai causer, et tu me diras tout, absolument tout sur toi, jusqu’à la couleur de tes chaussettes ! »
Il continuait de soliloquer, ponctuant chaque fin de phrase d’un « Han » de traction. Puis les phalanges de ses doigts s’éraflèrent sur un pan lisse. Il était parvenu au bout de la cellule. La brise s’incurvait vers le haut, le conduit se changeait en cheminée.
Hicks pivota sur lui-même, de façon à se mettre sur le dos. Il procédait avec minutie. S’il se bloquait ici, personne ne viendrait à son secours et il ne lui resterait plus qu’à mourir d’inanition.
Il se redressa, les genoux repliés sous lui. Là… ça y était. Ses jambes se déployèrent. Il tenait debout. Avec ses mains, il tâtonna au-dessus de lui. Rien… Un nœud lui tordit l’estomac. Non, ce n’était pas possible… Il existait une sortie, c’était obligatoire.
Voilà ! Au bout des doigts, il sentit un rebord. Trop haut. Il lui faudrait sauter pour parvenir à le crocher. Et il avait à peine la place pour se maintenir debout.
Les résultats furent décourageants. Il arrivait tout juste à sautiller de telle manière que ses phalanges agrippent la margelle, mais ce n’était pas suffisant. Une fois, il crut réussir. Mais ses doigts humides de transpiration glissèrent sur la tôle et il se fit très mal en rechutant, la jambe gauche portant de travers.
Hicks s’arrêta quelques minutes, ployant les genoux jusqu’à ce qu’ils touchent la paroi en face de lui. Il dut jouer des coudes, les enfoncer dans les côtes pour les faire passer le long de son corps.
Il fallait se rendre à l’évidence. À demi accroupi, il ne pourrait pas se reposer convenablement. Ses forces le quitteraient peu à peu. S’il stoppait maintenant, il lui serait impossible de repartir.
Hicks ricana intérieurement. Il était sans nul doute le seul être humain à s’être enfermé délibérément dans une cage de torture où il est interdit de s’asseoir…
Les deux autres essais se révélèrent infructueux. Utilisant le tournevis comme d’un pic, il ne réussit qu’à se déchirer la paume sur trois centimètres quand l’outil glissa sur la tôle. Il dégagea la bouteille d’eau de sa poche, but une gorgée tiède qui lui donna envie de vomir. La panique était là, toute proche, tapie sous son crâne.
Encore un essai.
Il remit la bouteille dans sa poche, le dos de sa main frôlant la paroi. Le contact, sous sa peau.
Un joint… La bosse d’une vis.
Maîtrisant sa jubilation, il saisit le tournevis. L’affaire ne prit pas plus d’une minute. La vis tomba à ses pieds. Hicks engagea l’outil dans le trou. La tôle résista, se gondolant. Il poussa de tout son poids. La tige s’enfonça d’un seul coup jusqu’au manche, le choc remontant dans ses épaules.
Grâce à ce point d’appui, il pouvait grimper sans encombre.
Ce n’est qu’en haut qu’il s’aperçut qu’il ne pourrait pas récupérer le tournevis.
« Tant pis, se dit-il avec un haussement d’épaule. J’enfoncerai la grille à coups de pieds. Ou bien je casserai les lames de plastique de la grille, une à une. Le tout sera de faire vite, pour surprendre Katz. »
Il avait franchi la première étape. Plus rien ne pourrait l’arrêter. D’ailleurs, maintenant, cela serait plus facile. Le conduit principal était là, devant lui. Il allait pouvoir remuer plus à l’aise.
Recommencer à se traîner. Un mètre, deux mètres. Une paroi s’effaça, à droite, se reconstitua un pas plus loin.
Il ne tarda pas à déchanter. Il n’y avait pas de conduit principal. Le sien en rejoignait bien un autre, mais le diamètre ne variait pas pour autant.
L’inquiétude s’insinuait dans son esprit. Premier accroc. Y en aurait-il d’autres ?
La brise se faisait plus insistante. Hicks pensa que s’il s’arrêtait ne serait-ce qu’une minute de ramer, il ne tarderait pas à grelotter. Combien fallait-il de tractions pour franchir un mètre ? Trois, quatre ? Dans le noir dépourvu de repères, il l’ignorait. Comme il ignorait totalement le nombre de mètres il avait déjà parcourus, combien il en avait encore à faire pour parvenir jusqu’au bout de la cellule. Ensuite, le plus difficile, l’embranchement – ne pas se fourvoyer –, le conduit menant au centre tactique. La canalisation aéraulique était en principe isolée de l’espace, mais il n’avait aucune idée de la température qui y régnait. Ou s’il se trouvait des ventilateurs, chargés de puiser l’air.
La lente reptation reprit. Des idées incongrues lui traversaient l’esprit :
« Ai-je bien fermé la lumière, avant de partir ? Moi qui suis si vigilant quant aux dépenses de maintenance… J’aurais mieux fait de ne pas sortir. Ce n’est pas prudent, le soir… Et puis, Katz a toujours assuré ma subsistance jusqu’à présent. Comme la Compagnie. Sauf que lui ne me demande rien en échange… Grâce à lui, je n’ai plus à traîner le boulet de ma petite histoire personnelle, comme tout un chacun. Il faut avouer qu’il est bien utile, parfois…»
Il secoua la tête, ses cheveux se hérissant sur sa nuque comme il se rendait compte de ce qu’il venait de proférer. Il songea à ces expérimentations de privations sensorielles, où les cobayes humains, au bout de quelques heures, étaient sujets à des rêves éveillés.
Une bouffée d’angoisse diffuse lui comprima la poitrine. Et s’il se mettait lui aussi à ressentir ces phénomènes, à laisser ses terreurs prendre le contrôle ? Si un fantôme né de son imagination n’allait pas l’attirer dans les méandres des canalisations, le poussant à tourner inlassablement, le reste de sa vie, dans les terriers de tôle… Les conditions n’étaient pas tellement différentes de l’intérieur de ces caissons aveugles. Il n’avait jamais soupçonné que des divagations puissent acquérir une si grande intensité, comme si le noir agissait à la manière d’une chambre d’écho.
— Il faut que je parle », dit-il à voix haute – et le son faillit l’assourdir. « Ne pas laisser la nuit déteindre sur mon imagination. Du reste, on m’a toujours dit que je n’avais aucune imagination, rigoureusement aucune…»
Il aurait voulu la verrouiller, comme Katz l’avait fait du système informatique. La réduire à un trait plat, telle une ligne d’électroencéphalogramme branché sur un malade en coma dépassé. Il aimait les faits sans équivoque, les données claires. Tout ce qui appartenait au domaine de la fantasmagorie l’emplissait d’un malaise morbide et suscitait chez lui une certaine agressivité.
« — À quoi ça sert, d’inventer des trucs qui n’existent pas dans la réalité ? répétait-il à Nade. L’imagination ne fabrique rien. Elle est un faux-fuyant pour ceux qui se sentent inutiles, une perte de temps qui empêche de se concentrer sur son travail et ses devoirs. Tout le monde le dit, à l’entreprise. »
C’est à ce moment-là qu’il entendit le bruit de pattes.
— Cette fois, je deviens fou.
Des pattes, des centaines de pattes, raclaient le métal, loin devant lui : un bruit continu, comparable à celui que produiraient des dizaines de fourchettes tapotant le fond d’une casserole.
Il interrompit sa progression. Les crissements n’avaient pas cessé. Hicks eut même l’impression qu’ils s’amplifiaient… comme s’ils venaient dans sa direction.
« Des rats », songea-t-il en se rappelant ce qu’il avait trouvé dans le scaphandre de sortie. Une nouvelle onde d’effroi le parcourut. Il avait entendu des tas de choses sur les rats de station orbitale. La stupéfiante intelligence dont ils étaient capables de faire montre. Une fois, on avait dû décompresser toute une station infestée, et même alors, quelques rats avaient trouvé le moyen de se protéger contre le vide.
Les raclements provenaient bien de devant. Avec ses mains, ses ongles, il pouvait espérer les tenir à distance. Mais s’il y en avait qui venaient par derrière, il serait sans défense. Et ils le dévoreraient en toute quiétude, lui dénuderaient la chair de ses jambes sans qu’il puisse seulement se mettre hors de portée.
— Saloperies ! » s’égosilla-t-il, et tant pis pour les micros de Katz. D’ailleurs il n’y en avait probablement jamais eu. « Foutez le camp, vous m’entendez ! Vous ne me boufferez pas ! »
L’outil butant sur un obstacle l’interrompit. Une rainure de métal lui retourna un ongle. Il poussa un juron sonore, qui rebondit dans le conduit.
Son index suivit le tracé de la rainure. Celle-ci coupait le tube en deux. Hicks sentait l’extrémité du panneau rétracté sous son doigt. En cas de dépressurisation de la cellule, le système-résident déclenchait la fermeture du panneau de séparation à la façon d’une guillotine, isolant la cellule du reste du bloc orbital.
Il passa précautionneusement par-dessus la cannelure, puis reprit sa reptation. Les crissements continuaient, mais ils semblaient se maintenir à distance. Hicks était à peu près certain qu’il ne s’agissait pas de rats. Les pattes qui produisaient ce bruit étaient bien plus petites. Comme des pattes d’insectes.
— Les cafards, réalisa-t-il soudain.
Il lâcha un hennissement de rire dans le conduit. Maintenant il en était sûr. Comment avait-il pu se laisser impressionner par des cafards ! Ceux-ci empruntaient les conduits pour voyager entre les cellules. On les tolérait parce qu’il s’agissait à l’origine d’espèces génétisées chargées de manger les débris organiques et les acariens.
Par leur faute, il avait perdu la moitié de sa sueur. Mais il ne pouvait leur en vouloir. Après tout, il avait empiété sur leur territoire.
Un peu plus tard, son regard accrocha quelque chose. Une lueur écarlate, à cinq mètres, délayant l’obscurité. Hicks se hissa à sa hauteur. Le halo s’élevait d’une lucarne de ventilation, exactement semblable à celle qu’il avait utilisée.
« Il suffirait d’ôter la grille, pour voir la fin de ce cauchemar », lui souffla sa petite voix.
Il avança la main vers les lames de plastique. Les moutons de poussière accumulée en rendaient les contours flous dans la lueur nocturne. Hicks était presque étonné qu’il fasse encore nuit. Il lui semblait avoir passé plus de douze heures, rampant comme une chenille.
Il retira la main de la grille comme si elle était électrifiée.
« Non ! Renoncer, ce serait quitter un cauchemar pour un autre, un peu plus vaste…»
Il se sentait très faible, comme si son corps l’encourageait à abandonner.
« Tu pourrais revenir demain, insistait la voix, sournoise. Reprendre de cet endroit… ce que tu aurais dû faire dès le début. Disons que c’était un essai. Une répétition, avant la grande première. Extirpe-toi de cette tanière où l’on est aussi à l’aise qu’un doigt coincé dans un trou de serrure ! »
Il se mordit les lèvres jusqu’au sang, secouant la tête comme pour en extirper la petite voix. Sans laisser à celle-ci le loisir de continuer, il planta les ongles dans la grille et se hala brutalement. Les lames grincèrent contre son torse, accrochèrent le bouton de son pantalon. Ça y était ! Levant la tête, il aperçut un bourgeonnement noir, gros comme le poing, ancré à la paroi.
Sa paume effleura un bulbe soyeux et charnu. Un des champignons dont les hommes se servaient pour fabriquer leur succédané de tabac. Il le palpa du bout des doigts, l’enveloppa délicatement dans sa main comme il l’aurait fait d’un sein féminin.
« Une plante femelle », songea Hicks. Il la porta à sa bouche, lécha la peau d’un noir d’encre de Chine. Elle avait une saveur fade. Il détacha du bout des dents un morceau à goût de navet. Pour recracher immédiatement : la chair se révélait âcre quand on la mâchait.
L’embranchement ne devait plus être loin. Hicks redoubla d’efforts. Un nouveau doute le tenaillait. Katz avait rendu impraticable le boudin menant au centre tactique. Si, en implosant, celui-ci avait endommagé le conduit de ventilation, obligeant le système-résident à condamner l’accès ? Il se retrouverait alors coincé, sans espoir de faire demi-tour, aussi inexorablement bloqué qu’une motrice de locomotive en bout de course, heurtant son butoir.
D’un mouvement rageur, il fit crier ses ongles sur le fer laminé. Il ne devait pas penser à cela. Il avait presque parcouru la moitié du chemin, il n’allait pas craquer ! D’ailleurs, que s’était-il produit au juste ? Rien, tout s’était déroulé comme prévu. Il n’avait pas à se mettre martel en tête.
Il tâcha de se bloquer sur cette idée et continua de plus belle, fredonnant une des musiques que lui avait passées Katz, la deuxième symphonie de Zemön.
L’embranchement le prit au dépourvu. Les parois s’effacèrent et il dévala sur quelques mètres un pan convergent, incliné comme un toboggan. Son front enfonça des remparts flexibles qui plièrent l’un après l’autre, tout en le ralentissant – puis ses coudes heurtèrent le sol.
Hicks se ramassa sur lui-même, heureux de pouvoir enfin ployer ses genoux condamnés à l’extension. Pour bouler dans un réduit d’un mètre cinquante sur deux, au plafond légèrement surélevé. Sa main étreignait une des lames flexibles qui avaient freiné sa glissade. Cela ressemblait à un store en plastique de grandes dimensions, probablement destiné à défléchir le flux d’air.
Il le laissa tomber et entreprit d’explorer les parois à tâtons. Huit orifices s’étoilaient de façon symétrique.
Il lui suffisait de prendre la gaine en face de lui… Le contact mou d’un champignon sous sa paume le fit tressaillir. D’un mouvement réflexe, sa tête porta au plafond, l’assourdissant.
Il plaqua une main sur son crâne.
— Bon sang.
Il lui fallut une quinzaine de secondes pour se rendre compte que le coup lui avait fait perdre son orientation initiale. Il avait tourné d’un quart de tour, oui… mais dans quel sens ? De quel côté ?
La panique menaçait. Vite, il fallait qu’il retrouve d’où il venait.
Encore un quart de tour. Que pouvait-il faire, à présent ? Prendre un conduit au hasard. Il déboucherait bien quelque part. Ou se casserait le nez. Mais aurait-il le courage de renouveler sa tentative ? Au fond, il savait que non. Il courait son unique chance, il le savait depuis le début.
Sa volte-face écrasa le champignon sous lui. Oh, s’il avait eu un briquet sur lui ! Mais il avait cru bien faire en choisissant une pipe pourvue d’un filament à incandescence.
Puis l’idée lui vint, et il se maudit de ne pas l’avoir eue avant. Peut-être était-il déjà trop tard.
Ses doigts parcoururent l’entrée de la gaine à sa gauche. Glacée. Il fallait procéder méthodiquement, cela ne marcherait qu’une fois. Maintenant, le bord qu’il venait d’effleurer conserverait, pour quelques secondes, la trace calorifique de son passage. Comme devait le faire, il l’espérait, le tunnel qui l’avait mené ici.
Au troisième tunnel, il décela une tiédeur suspecte. Il ne pouvait être affirmatif – l’écart était infime –, mais cette simple présomption suffisait.
Il traça une ligne imaginaire du bout de l’index jusqu’à un autre tube, s’y engouffra avant de laisser le doute le faire reculer.
À mesure qu’il s’enfonçait, il acquit la certitude qu’il s’était trompé. Normalement, il aurait dû dépasser une autre grille d’aération. Or, pas le moindre halo rouge ne s’infusait dans le goudron de la nuit. Sans doute avait-il trop présumé de sa sensibilité à la chaleur, ou bien son désir de trouver une trace à tout prix l’avait induit en erreur. En tout cas, il était trop tard pour faire demi-tour.
Il ne lui restait plus qu’à atteindre la prochaine bouche de ventilation.
La somnolence s’empara de lui, alourdissant ses muscles, lui embrumant l’esprit.
Il perdit la notion du temps. Une envie d’uriner le réveilla, les narines pleines des relents de sa transpiration. Il leva la tête, faisant craquer ses vertèbres cervicales. Sa lèvre inférieure émit un bruit de ventouse en se détachant de la tôle. Il avait bavé durant son assoupissement. Son cœur accéléra d’un coup, noyant son cerveau sous un flot d’adrénaline.
« Quelle heure est-il ? »
Ce devait être le matin, là dehors. Il remua une langue collante dans sa bouche, la gorge rêche comme du carton. Souvenir d’hallucinations vagues, rythmées par un lointain tambour cardiaque.
— Il faut que je boive, dit-il sans avoir conscience qu’il parlait tout haut.
La bouteille d’eau était dans une de ses poches dorsales. Il se meurtrit la hanche à essayer de faire passer un bras dans son dos.
« J’aurais dû boire à l’embranchement, se dit-il, énervé contre lui-même. Et j’aurais dû sortir le cutter, au cas où. Comment puis-je être si bête ! Depuis le début j’accumule les faux pas. »
Mais cette autocritique ne lui venait pas en aide. Il ne songeait qu’à sa vessie, à ce bloc de chaleur comprimée irradiant dans le bas-ventre. Cependant, il ne pouvait se résoudre à uriner sous lui. L’atmosphère deviendrait vite insoutenable, et il se sentait malade à l’idée d’insuffler les miasmes ammoniaqués.
Une respiration se fit entendre, loin en avant. Le bruit s’amplifia très vite, pour atteindre l’intensité d’un ouragan.
« La soufflerie ! »
Quelque part, des pales montées en série s’étaient mises en branle, faisant circuler de force l’air dans les conduits. Il fallait attendre que l’ouragan s’arrête. La pression de l’air appuyait sur ses tympans, qui devenaient de plus en plus douloureux. Il renifla, du sang dans les sinus. Le courant d’air le glaçait, l’empêchait de respirer à fond.
Hicks gémit sourdement. Il n’était pas taillé pour une telle aventure. Il était capable de lutter contre les ennuis de tous les jours, les chefs de bureau, l’ambition rongeante, la migraine, le buzzer irritant du réveille-matin. L’envie d’envoyer tout balader, qui lui avait passée avec le reste. Cette lutte perdue d’avance contre le lendemain où tout est à recommencer. Mais cette souffrance physique, non, il n’était pas fait pour cela.
L’ouragan passa comme il était venu. Hicks avait l’impression que cela avait duré une heure – ce qui était peut-être le cas, après tout.
Il se remit à ramper dans le silence. Le boyau fit un coude, obligeant le visiteur à écarter un rideau d’aubes de réflexion, puis repartit dans une nouvelle direction.
Hicks se rendit compte qu’il fredonnait depuis déjà quelques minutes. Il s’arrêta. Quelque part, loin dessous, la musique continua. Katz lui passait cet air de temps en temps, à l’heure du lever. Le premier mouvement de Daphnis et Chloé, Hicks ne se rappelait plus de quel auteur il s’agissait.
— Il fait jour alors, murmura-t-il. Katz doit croire que je lézarde dans ma chambre. Il ne s’inquiétera pas avant deux ou trois jours, pensera que je veux être seul. Cela me laisse tout le temps de parvenir jusqu’à lui.
Mais il avait la sensation désagréable qu’il venait de prononcer ces paroles pour se convaincre lui-même. En réalité il calculait dans combien de temps Katz se mettrait à sa recherche, avant que… avant que quoi ?
— Allons, ne te laisse pas aller comme ça ! lança-t-il dans le vestibule.
Il aurait donné une année de sa vie pour pouvoir replier ses jambes, dont les muscles engourdis le démangeaient horriblement. Prenant appui sur ses coudes, il se propulsa en avant. Durant plusieurs minutes, l’effort absorba toute velléité de pensée cohérente. Puis ses avant-bras ripèrent sur un obstacle qu’il reconnut : un panneau de séparation. Toutes les gaines de ventilation en étaient pourvues, à l’entrée et à la sortie d’une cellule. Dès qu’une chute de pression survenait, ou que quelqu’un tirait une des poignées d’alerte anti-DPS truffant la station, les panneaux s’obturaient. Celui-ci saillait du sol de quelques centimètres. Pas suffisamment pour l’empêcher de passer – mais c’était tout juste.
C’est à mi-chemin que la double crampe le prit. Au dépourvu, sans le moindre tiraillement annonciateur dans les mollets. Hicks se cabra, le panneau de séparation lui sciant les reins. Il essaya de se dégager avec frénésie, tandis qu’une barre de souffrance cassait son corps. Un instant, il craignit défaillir, tant la douleur était intense.
Puis celle-ci reflua, remplacée par une impression d’étouffement proche de la syncope. Quelqu’un calfeutrait ses poumons avec des bourres de coton. Il aspira à petits coups spasmodiques, confusément conscient que l’hyperventilation ne contribuait qu’à le bloquer davantage.
Il déglutit une salive à goût de sang. La douleur, à présent lancinante, ne parvenait plus à gommer l’horreur de la réalité.
Il était immobilisé au-dessus du panneau de fermeture.