CHAPITRE XI

Dans le local minuscule parvenaient à se loger une plaque chauffante et une douche. Sur la plaque chauffante, une bouilloire en émail et un quart d’aluminium entartré. Au sol, un jerrican d’eau à moitié rempli, sur une pile de magazines défraîchis. Des dizaines de canettes de lait de soja froissées, jetées dans un seau en plastique servant de poubelle. Entre deux cloisons était tendu un hamac moisi, au fond duquel s’entassaient des emballages vides et d’autres canettes. Échoué près de la douche, un siège à roulettes, sur le modèle de celui qui se trouvait dans la régie.

Et sur le siège tourné de profil, un homme.

 

Ce dernier avait l’air assoupi. La main droite pendait, les doigts parcheminés crochés autour d’un petit pistolet. Le crâne, penché dans une posture d’abandon, avait laissé couler le sang sur l’épaule ; le liquide en l’imprégnant avait amidonné la manche d’uniforme bleu nuit, au point que celle-ci offrait un aspect cartonneux. Seules quelques gouttes étaient parvenues jusqu’au sol, explosant en taches brunes sur le linoléum carrelé. Hicks s’approcha non sans répugnance, fronçant les narines dans la crainte de percevoir une odeur douteuse. Du bout du pied, il imprima une poussée au dossier du siège, afin de le faire pivoter.

L’homme se présentait de face. Il ne correspondait à aucun des suspects auxquels avait pensé Hicks, durant les mois de son incarcération. Affublé de petites moustaches noires, le visage émacié était livide. Un trou noir, du diamètre d’un auriculaire, perçait sa tempe. Le corps était maigre et rabougri, d’un certain âge. La sécheresse de l’atmosphère l’avait préservé d’une fermentation des tissus, mais le décès remontait probablement à des semaines, voire plusieurs mois.

Hicks se mordit la lèvre inférieure. Cela ne collait pas du tout.

« Le vieux veilleur, à demi momifié… Que fait-il là ? Et s’il est mort, où est Katz ? »

Il s’attendait à trouver la vérité. Pas une crypte. Il…

Driiiiing ! Hicks sursauta violemment. Le cœur chaviré, il se précipita dans la régie. La sonnerie du téléphone s’interrompit comme il arrachait le combiné situé à côté du micro.

— Katz, répéta-t-il stupidement.

— Mon cher Bela, susurrait une voix féminine au bout du fil. Tu as deviné, maintenant ?

Hicks essayait désespérément d’ordonner ses pensées. La pièce tourbillonnait autour de lui. Il reposa d’une main tremblante le cutter qu’il n’avait cessé d’étreindre.

— Deviné quoi ? Le mort, là-bas… Je ne comprends plus. Es-tu Katz ?

La voix était si différente qu’il lui fut impossible, dans un premier temps, de l’assimiler à celle qu’il avait entendue si longtemps. Un rire argentin retentit dans le combiné.

— Encore une fois, tu n’as rien compris. Mais je t’en prie, assieds-toi.

Hicks attrapa machinalement le dossier de la chaise à roulettes. Ses yeux cherchaient une caméra au plafond, avant de réaliser qu’il ne pouvait y en avoir, puisqu’il se trouvait dans la régie du circuit intérieur.

— C’est sur ce siège que je t’ai observé, tous ces mois. Te rappelles-tu mon père ? Il est vrai que tu ne l’as pas vu souvent, quand tu étais en fonction. Je ne peux pas t’en blâmer, tout le monde l’ignorait. C’est lui qui se trouve dans le réduit. Là où il vivait. Jour et nuit, pendant trente ans. Je n’étais pas encore née quand il est venu sur Kibrilon. Ma mère est morte peu après, d’une pleurésie foudroyante. Il était certainement le plus vieux locataire.

Ainsi, Katz n’était autre que Tasmine. Hicks se laissa aller contre le dossier du siège. Toute force l’avait déserté. Le brouilleur de voix pouvait aussi bien camoufler une voix masculine qu’une voix féminine. Ses a priori l’avaient trompé de bout en bout. Il avait attribué par défaut cette voix à un homme. Avait-il inconsciemment écarté l’hypothèse de la culpabilité de la jeune fille, parce qu’il ne voulait pas que ce fût elle ? Il était trop perdu pour se poser d’autres questions.

— Cela a dû se passer quelques heures avant de partir, raconta Tasmine d’un ton égal, comme si l’absence de timbre de Katz avait fini par déteindre sur le sien propre. Je venais chercher mon père, pour le cocktail d’adieu… Il ne disposait pas des qualifications des autres techniciens, rien derrière quoi dissimuler son désarroi. Et Kibrilon, il pouvait la revendiquer autant que les ingénieurs qui l’ont conçue. Je l’ai découvert assis devant la batterie de moniteurs, tous éteints. Tout de suite, j’ai compris. Et su ce que j’avais à faire.

— Et tu as trafiqué ta voix, pour ne pas que je te reconnaisse. En camouflant ton identité, tu m’offrais un objectif : celui de la deviner, alors que je n’en possédais aucun. Si j’avais eu à lutter pour ma survie, si tu m’avais placé dans des conditions limites… Ç’aurait été si simple : ne se préoccuper que de l’air que l’on respire, de la nourriture et de l’eau. Si, pour marcher, on avait à penser à chacun de ses pas…

— Le risque à courir était que tu ne supportes pas l’enfermement, reconnut Tasmine. Que tu sombres dans la démence, ou dans un état d’apesanteur, d’indifférence à tout. D’autres seraient devenus schizophrènes, ou apathiques. Mais à l’inverse de ce que je redoutais, tu ne t’es pas retranché derrière cette absence sensorielle qui aurait compromis le plaisir que j’ai pris. Aucun homme n’est une île, prétend-on. On a peut-être tort.

— Du plaisir », répéta Hicks, stupide, n’arrivant pas à imaginer un cerveau au-delà du corps de vingt ans, si désirable dans sa mémoire, de la jeune fille. Un cerveau génial et malade tout à la fois. « Mais qu’as-tu voulu faire ? »

Elle eut un rire de dérision.

— D’abord, te laisser patauger dans tes contradictions. Mais tu n’as pas compris, après tout ce temps ? Te faire ressentir ce que mon père a ressenti, voilà ce que j’ai voulu faire : le sentiment de solitude, de solitude absolue. C’était le néant qui l’attendait après la fermeture de Kibrilon. Le cône de son existence se refermant au-dessus de lui, comme un diaphragme. Alors que toi, tu étais à l’opposé. Le cône de ton existence s’épanouissait.

« Mais je m’étais trompée. Je voulais t’isoler, alors que tu avais toujours été seul. Te pencher sur toi-même, alors que tu n’étais qu’une coquille vide. Certains ne l’auraient pas supporté.

Hicks l’écoutait les yeux plissés, comme s’il lui fallait fournir un effort intense pour la comprendre.

Il s’entendit protester.

— Je suis désolé pour la mort de ton père. Que pouvais-je y faire ? Est-ce que j’y pouvais quelque chose ?

Elle soupira.

— Disons que c’est le destin qui t’a frappé, d’accord ? Qui nous a frappés, tous deux.

— J’en étais venu à ne plus détester Katz, murmura Hicks. Mais toi, je ne sais pas, je ne sais vraiment pas… Tous mes repères se sont évanouis à nouveau. Comment as-tu arrangé tout cela ? Je peux comprendre la piqûre, les somnifères dans le tabac : cela faisait partie de ton métier. Ainsi que tes connaissances, même succinctes, de la régie vidéo : tu avais pu voir procéder ton père à maintes reprises. Quant au détonateur installé dans le tanker, moi-même j’ai su le programmer. Mais le verrou informatique… Ce n’est pas ta spécialité.

— Le verrou était affaire de hasard. Pendant un mois, Karil a été mon amant. Il m’a expliqué pour s’amuser comment en poser un. Ça n’était pas compliqué. À l’époque, je n’imaginais pas que cela me servirait.

« Elle a couché avec Karil », songea Hicks en s’étonnant de cet accès incongru de jalousie. Il éprouvait surtout de l’irritation. Toutes les réponses avaient été à sa portée, sous forme de puzzle. Et il n’avait pas compris, ni même approché de la vérité.

— Je suis un imbécile, dit-il pour lui-même.

Il commençait à saisir. Que l’expérience absolue qu’il avait vécue, le cadre de la Compagnie idéal, arrogant et glacé, qu’il avait vu dépérir en lui, tout cela n’était que le résultat d’un banal fait divers. Une fille qui perd la raison à la suite du suicide de son père. Pitoyable, du gibier pour journal à sensation. Il en ressentit l’impression d’avoir été berné. Que ce n’était qu’une vaste blague, orchestrée par une chaîne de virtua-life pour la distraction du public. Une blague de mauvais goût.

Il n’y avait plus rien à ajouter. Hicks s’apprêta à reposer l’appareil, mais il se ravisa.

— Au fait, d’où appelles-tu ? Il n’y a plus aucune raison de te cacher. Je suppose que tout est fini.

Nouveau rire, indéniablement féminin.

— Dans la réalité, l’histoire ne s’achève qu’avec la vie. Pour être logique, il faut que je te tue.

— C’est vrai que tu es folle, grimaça Hicks en écartant l’appareil de son oreille.

Le calme de la jeune fille lui avait glacé l’échine. Il plaqua le combiné sur son support, et, durant plusieurs minutes, ne fut capable que de happer l’air à la façon d’un poisson hors de son bocal.

Enfin, il s’arracha du siège et se dirigea vers le réduit où gisait le corps du vieil homme, dont la main étreignait toujours l’arme à feu. Il dut se mettre à genoux et desserrer l’un après l’autre les doigts verrouillés par une rigidité cadavérique datant de plusieurs mois. Les tendons s’étaient racornis, emprisonnant l’arme dans une cage d’os gantés de peau. Un léger relent de putréfaction émanait de l’uniforme. Chaque poil du jeune homme était dressé à angle droit, mais il s’acharna, s’efforçant de ne rien regarder d’autre que cette serre. Pas le visage, surtout. Tout son corps luisait de transpiration, dont le goût amer se mêlait à celui, aigre-doux, de la mort.

Le pouce céda avec un craquement. Et, à l’instar du mécanisme d’une serrure se débloquant, les autres doigts s’ouvrirent d’eux-mêmes, libérant la crosse du pistolet qui tomba dans les mains du jeune homme.

Celui-ci se releva. L’horreur de son effraction lui tournait la tête à la manière d’un parfum puissant. Il ne se souvint pas être revenu dans la salle de régie. De nouveau, il était affalé sur le siège mobile et attendait, les bras ballants. Le pistolet pendait au bout de son bras.

Hicks braqua le canon vers sa tête. Puis il se secoua. Non, ce n’était pas la solution. Ce n’était une solution pour personne, pas même pour le pauvre bougre qui reposait à côté. Même si rien ne l’attendait, sur le Collier de Bernal. Qui l’attendait, lui, Bela Hicks, hormis Nade ? Sans doute était-ce pire que de n’avoir personne.

La sonnerie du téléphone interrompit ses pensées. Cette fois, il ne sursauta pas.

— Je suis dans l’arboretum des aéroponiques, Bela. Viens m’y rejoindre.

La hâte qu’il perçut l’étonna : il avait été habitué à une voix dépourvue de toute trace de sentiment, au point que la moindre variation dans le ton se trouvait amplifiée.

— Pourquoi maintenant ?

— Dans cinq minutes, j’aurai disparu. Tu ne me reverras jamais.

« Ainsi tout n’est pas fini », songea Hicks en se levant. Il devait tuer Katz, car c’était dans l’ordre des choses. Il traversa d’une démarche assurée les salles de contrôle du Tactique, marcha jusqu’au bout de la cellule pour s’engager dans le boudin aboutissant aux aéroponiques.

Une forme humaine se profila à l’autre extrémité du tunnel souple.

— Attention, il est armé !

Comme dans un rêve, Hicks leva le pistolet, et, sans viser, appuya sur la détente. Cela avait pris moins de deux secondes. Voilà, c’était fait.

De l’autre côté, la silhouette s’effondra en arrière. Hicks approcha. Quelque chose n’allait pas. La voix…

Celui qu’il venait d’abattre n’était pas Tasmine. Ce n’était pas une femme, mais un homme.

Une autre silhouette apparut dans la porte-sas. D’un mouvement réflexe, Hicks brandit à nouveau la main. Un claquement mat. Quelque chose le toucha de plein fouet, le faisant reculer d’un pas. Ses jambes se dérobèrent sous lui, la poitrine vomissant du rouge. Pas encore de douleur. Son nez s’écrasa contre le froid métal du sol. Sa tête roula, lui permettant de voir la scène devant lui. L’homme sur qui il avait tiré remuait, tandis que son compagnon se penchait sur lui et lui parlait avec rapidité. Puis il avança vers lui, l’arme toujours braquée, un pistolet beaucoup plus gros que celui du père de Tasmine.

Un troisième personnage surgit. Plus petit et plus svelte que les deux autres.

— Tasmine, marmonna Hicks en essayant de se redresser sur les avant-bras. Tasmine…

Elle courut à lui, échevelée. Malgré ses yeux cernés et son teint de cendre, il la trouva belle. Le sang dans sa gorge l’étranglait, mais il était heureux de la voir, enfin. Pas encore de douleur…

Ses yeux se figèrent. Au moment où il bascula sur le dos, ceux-ci ne reflétaient plus que la mort.