CHAPITRE IV

Il resta immobile, la mâchoire pendante. La combinaison – « percée », suivi d’un signe qui pouvait être un point d’interrogation. D’une écriture aussi neutre que sa voix.

Un point d’interrogation qui signifiait qu’il avait cinquante chances sur cent de mourir dépressurisé. Mais il ne le ferait pas. Périr de cette manière était trop horrible.

Beaucoup de bruits couraient sur ce genre d’accidents, contradictoires comme tout ce qui touchait à la mort par le vide. Un ouvrier aurait survécu sans dommages importants cinq minutes dans l’espace, le temps pour lui de décoincer la porte du sas qui refusait de se refermer… Une légende parmi tant d’autres. Mais on avait suffisamment entretenu Hicks des dangers liés aux basses pressions – et montré quelques clichés à provoquer la nausée – pour lui ôter à tout jamais l’envie de tenter l’expérience.

Ou bien, ce « ) » n’était qu’un gribouillis. Auquel cas, aucun doute n’était plus permis.

Un couinement le tira de son engourdissement, et il s’aperçut qu’il était resté planté là une bonne vingtaine de secondes.

Le couinement animal semblait provenir de l’intérieur du scaphandre. Hicks se pencha vers la béance du casque, perçut deux épingles rouges, rapprochées, luisant dans les ténèbres. Instinctivement il lâcha l’enveloppe. Dans sa chute la visière se referma en claquant, emprisonnant la bête.

— Un rat, s’exclama Hicks les poings serrés.

Ses lèvres se retroussèrent sur un rictus de dégoût et il donna un coup de pied dans la combinaison, l’envoyant bouler à trois mètres. Il n’en avait jamais vu mais on disait que ceux-là étaient recouverts de fines écailles au lieu de fourrure.

— Calmez-vous, lança Katz. Cela ne mène à rien de s’énerver.

Hicks tressaillit. Sa vision s’assombrit de rouge.

— Me calmer… me calmer…

Il se lança dans un flot de jurons qui le laissa épuisé et nauséeux. Mais ce n’était pas assez. Il lui fallait faire quelque chose, n’importe quoi. Riposter. Pour ne pas perdre la boule, prouver qu’il n’était pas une proie offerte.

Il remonta le boudin à toutes jambes, ne s’arrêta que pour prendre l’haltère qu’il avait déposé dans un atelier obstrué de tuyaux de plastique. Il entra dans une chambre au hasard, couverte de photos de la Vierge Vangke et de Saint-Iscopal, puis se mit à cogner, défonçant l’écran de télévision, le lit, la tablette à charnières, les parois trop minces. Il ne s’arrêta que quand ses bras lui lancèrent des signaux de douleur insistants. Il les laissa pendre le long du corps, telles deux branches rompues.

Il sortit de la pièce ravagée. L’horloge tournante du hall aux murs laqué blanc indiquait [834 : 6]. Sans viser, Hicks balança l’haltère au bout de son bras. Le poids fracassa le cadran vitré, projetant des bris de verre tout autour, retomba plus loin et rebondit avec un bruit énorme sous un des deux escaliers où s’était tenue, avant d’être emportée, la machine à café.

L’horloge continua à tourner, laissant goutter ses cristaux liquides, façonnant un mobile artistique. Tout à fait dans le style de Nade. Elle aurait aimé cela.

Il retourna dans sa chambre, aperçut les clichés holographiques de sa famille, collés au mur. L’ovale allongé du visage de Nade, mais aux pommettes curieusement bouffies, et aux petits yeux noirs rapprochés, comme comprimés par l’étroitesse des tempes. Un de ces visages aux traits réputés délicats. Ses cheveux beige foncé relevés en torsade au-dessus du front, dégageant une nuque fine, étaient maintenus par un bandeau de perles. Elle se tendait en avant comme on tend l’oreille, mais en même temps son expression paraissait perdue.

À sa gauche Romer, le père de Bela, monolithique et intransigeant. Comme il lui apparaissait ridicule, à présent, avec ses cheveux blancs. Bela ne l’avait approché que rarement ; il ne l’intéressait pas. Il ne savait pas si sa mère était dépourvue d’intelligence, ou si elle s’était laissée convaincre de la chose par son mari, qui lui répétait à l’envi :

« — Tu es trop bête, tu ne comprends rien à rien. » Elle ne parlait jamais et se maquillait beaucoup, se mettait trop de fond de teint. Vers l’âge de treize ans, Hicks s’était aperçu qu’elle masquait les hématomes des raclées que Romer lui administrait quotidiennement. Il devait s’avouer ne s’en être ému que modérément. Sa mère représentait déjà pour lui un mécanisme simple et prévisible, créé pour une seule fonction : servir son époux. Il n’avait rien dit car ce n’était pas ses affaires, et son père avait la main lourde.

Hicks père était un homme épais, aux mains énormes et impulsives. Il avait toujours assimilé débrouillardise et intelligence, et se flattait de ne jamais changer d’avis. Son enfance, il l’avait passée dans un Habitat Humain de métal gris en forme de chapeau de trois cents mètres de diamètre, qui formait, avec une cinquantaine d’autres agglutinés autour d’un caillou crevassé, Ast Seroa.

À l’âge de seize ans, il s’était embarqué clandestinement dans la soute pressurisée d’un céréalier à destination de Bernal. Là-bas, disait-on, on embauchait quiconque avait un peu de cervelle. De la cervelle, cela tombait bien, il en avait à vendre. En cours de route, il fut découvert par une employée de la Kangxi, compagnie de transport à laquelle appartenait le céréalier. Elle avait dix ans de plus que lui, mais il jura de l’épouser dès le débarquement si elle ne le dénonçait pas. Elle promit à son tour, allant jusqu’à faciliter son transbordement – qui, sans elle, aurait certainement été surpris. Chacun tint sa promesse. Une fois mariés, elle parvint même à le faire engager dans la Kangxi, comme docker. Mais Romer Hicks avait le caractère difficile. À la suite d’une provocation, il éborgna un de ses compagnons de travail. Il fut renvoyé sur-le-champ. Pendant deux ans, il vécut aux crochets de sa femme. Puis il monta une cantine dans un ancien entrepôt en basse atmosphère.

Bela fut mis au monde. Sa mère contracta une grave maladie vénérienne, transmise à Romer par une serveuse de la cantine. La Kangxi la licencia sans indemnité. Dès lors, elle passa le reste de sa vie dans les cuisines de la cantine, sans jamais se plaindre de son sort. Son existence lui semblait avoir dépassé les bornes au-delà desquelles il était inutile de s’apitoyer. Romer Hicks avait pris l’habitude de la battre une fois la semaine.

Dès que Bela fut en âge de comprendre, Romer, les cheveux déjà blanchis (non pas par l’âge mais par l’eau oxygénée), lui martela qu’il fallait suivre des études pour réussir sans perdre les années que lui avait gaspillées. Afin d’avoir la paix et bien qu’il ne fût pas particulièrement doué, Bela entra dans une pension d’État où on le spécialisa dans la gestion et le commerce international. Là, loin du père, il avait appris à aimer l’hymne de l’entreprise.

 

Dans un élan spontané, Hicks arracha les photos et les déchira. Puis il ramassa les morceaux et les jeta dans la poubelle.

— Votre petite crise est terminée ? résonna la voix neutre près de l’entrée. Vous serez sans doute amené à regretter ce que vous avez fait avec les photos. Ainsi qu’avec la chambre vide. Pourquoi vous en prendre à Kibrilon ? Vous ne l’avez jamais aimée, n’est-ce pas ?

Hicks hurla :

— Je la vomis, ta putain de station ! Je la démonterai boulon par boulon, et je l’enfoncerai au fond de ta saloperie de gorge électronique !

Mais il était trop éreinté pour se mettre de nouveau en colère. Son mouvement de violence l’avait purgé. Il s’assit sur le lit, soufflant bruyamment. Il lui fallut de longues minutes pour retrouver une respiration normale.

— Que voulez-vous à la fin ? Je ne comprends pas vos règles du jeu, où vous voulez en venir. Me faire partager votre dévotion pour Kibrilon ? Sauf si vous êtes dément, vous savez qu’on ne peut pas forcer quelqu’un à la passion, tout ce que vous réussiriez, c’est à me la faire détester, d’accord ?

— Je ne demande qu’un peu de compréhension de votre part.

— De la compréhension…, murmura Hicks en écho.

Il secouait la tête tel un métronome déréglé. Une phrase de Nade lui tournait dans la tête : « Aime ce qui te fait souffrir ». Cette phrase avait toujours eu la faculté de le mettre hors de lui, sans qu’il sût pourquoi. Voilà ce qu’elle disait, quand il l’accusait de masochisme. Quand il l’avait découverte sur le lit, les paumes crevées par des aiguilles à tricoter, le sang imprégnant l’oreiller…

Il s’était enfui en courant.

« Aime ce qui te fait souffrir. »

— Mais moi j’en suis incapable, dit-il machinalement.

Cependant, aucune colère ne l’habitait plus. Commençait-il à changer ?

— Laissez-moi tranquille un jour ou deux. Que je fasse le point.

Caquètement dans les haut-parleurs. Puis, avec une connotation mutine :

— Je vous l’ai dit, nous avons l’éternité pour nous connaître.

Hicks se reprit. Mais non. La condescendance, la joie, la lassitude, étaient des couleurs dont le sous-sol de sa conscience parait cette voix nue, effrayante dans son uniformité. Un artifice contre la peur.

Il s’était allongé. Ses yeux se fermèrent.

— Vous, vous me connaissez…

Il se rendait compte que depuis qu’il avait fait la connaissance de Katz, cette connaissance, justement, se réduisait à presque rien. Qui était-il ? Quel âge avait-il ? Était-il marié, une femme l’attendait-elle sur le Collier ? Jamais son discours n’avait laissé filtrer le moindre renseignement. Katz ne livrait aucune de ses pensées secrètes. Hicks avait cherché à sa conversation un double fond philosophique. Mais rien de tout cela.

« Il doit être de petite taille. Un mètre cinquante-cinq, un mètre soixante. Les petits sont les plus sournois. Qui était le plus petit de tous… Piet ? Ce pourrait être lui. L’homme doit être veuf, ou ne pas avoir de famille du tout, pour décider de se couper à jamais de la vie civile. Les cheveux noirs, les yeux rapprochés… Pas trop âgé ; il faut une vivacité d’esprit qui confine au génie, pour avoir monté un tel coup en si peu de temps. »

Il regrettait son absence de curiosité pour les hommes qu’il avait dirigés. Aujourd’hui, ce manque d’intérêt se retournait contre lui.

« Ou bien Karil. C’est lui qui a élaboré le logiciel de suivi climatique, il connaît le système-résident mieux que personne. Il peut l’avoir verrouillé pour m’en interdire l’accès…

« Petit, le visage sévère d’un homme renfermé sur lui-même car il ne s’épanche jamais, ne dévoile rien de lui. De complexion nerveuse, aux bras maigres parcourus de veines apparentes… Mais Karil ne ressemble pas à cela…»

Il se forgeait une image de Katz, un portrait de plus en plus précis. Il revêtait de chair une abstraction. Chose néanmoins difficile car un ordinateur altérait la voix, et son geôlier demeurait obstinément muet sur son passé.

« Tout ceci ne mène à rien, songea-t-il découragé. Aucun ne colle exactement à l’idée que je me fais de Katz. »

Puis il ne songea plus à rien, car il s’était endormi.

 

La semaine qui suivit, il se contraignit à de longues déambulations à travers la station. Au début, il concevait ces incursions – ses patrouilles, disait Katz – comme un passe-temps destiné à combattre l’oisiveté. Une sorte d’exutoire, qui relevait également d’une forme de lutte dont il n’avait pas pleinement conscience, une lutte contre la tentation de s’enfermer dans son œuf. Et dire que pendant deux ans, il s’était confiné dans le triangle dortoir-cantine-bureaux ! Un triangle allongé, ou plutôt une flèche dont la pointe se tournait vers le garage à pieuvres, un énorme entrepôt uniquement accessible par l’extérieur.

Le reste lui apparaissait comme un labyrinthe d’antres recelant des machines ramassées sur elles-mêmes, fœtus d’acier voués à l’oxydation.

À présent, il se sentait comme en bordure d’une jungle de fer dont il découvrait peu à peu les sentiers.

Très vite, il s’était aperçu qu’il mémorisait facilement les chemins qu’il empruntait. Jadis, il n’aurait eu qu’à demander à l’ordinateur de lui livrer la disposition et le plan de chaque cellule, mais son accès lui était désormais refusé.

(Jadis… ce mot lui était venu spontanément. On l’employait pour évoquer des temps reculés, des durées supérieures à la vie d’un homme. Il était stupide de l’utiliser ici. Stupide, et dangereux.)

Il dormait de plus en plus, pour se stabiliser à douze heures par jour.

— Je devrais dormir quinze heures par jour, avait-il confié un jour à Katz, le temps me paraîtrait moins long.

Le soir, il se faisait à manger. C’est-à-dire qu’il plaçait les barquettes de plats préparés sur sa plaque chauffante. Katz avait remis en marche une armoire frigorifique des cuisines, située près du fournil électrique, et l’avait bourrée de nourriture à l’intention de son prisonnier. Il ne manquerait de rien avant longtemps.

Le matin il se levait, faisait sa toilette et partait en promenade. Il ne voulait pas tracer de plan, pour s’obliger à mémoriser tous les parcours.

Petit à petit, l’élargissement du périmètre d’exploration l’obligeait à rendre ses trajets plus complexes. La topographie du dédale lui devenait familière, avec ses salles de repos, ses cafétérias jouxtant la cantine et ses rangées de tables rainurées. Sur l’une d’elles, des majuscules gravées en angles durs :

LE SIÈGE DE LÂME ÉTANT LESTOMAC
ÂMES SENSIBLES SABSTENIR

Au mur, un tableau d’affichage où ne subsistait qu’un placard en lambeaux vieux de cinq ans, annonçant un spectacle de marionnettes pour adultes réalisé par la deuxième équipe de nuit, un vaudeville au titre évocateur :

LE DOUBLE TROMPÉ

Fredric, un Driovien, apprenant quil a un frère jumeau établi sur Haute-Enclave, se rend sur l’Habitat. Mais au conapt de Sordi, c’est l’amie de celui-ci que Fredric trouve. Le coup de foudre est réciproque : Irena découvre en ce frère la finesse et la spiritualité qu’elle a en vain cherché chez l’autre jumeau. Les amants décident de monter une mise en scène, destinée à faire croire à Sordi qu’il est Fredric.

Mais Sordi ne rentre pas seul… Lequel des deux jumeaux se montrera le plus fin ?

 

Les locaux administratifs jonchés de classeurs métalliques, de vieux chiffons encollés et de bouteilles crevées ; les salles de pompage entrecroisant d’énormes canalisations annelées ; les réservoirs (vides) d’acide concentré tout à côté, ivraie du plancton moléculaire… Le poste de police et son unique cachot, le bloc hospitalier au-dessus du gymnase. Un concentré de ville, avec sa crèche, son école équipée de bancs de plastique moulé rayés au compas, qui lui paraissait plus sinistre encore que les bureaux déserts.

« C’est idiot, se morigénait-il. J’ai toujours détesté la marmaille. »

Il n’entra qu’une fois dans son bureau. Il ne restait que la table ovale de bois ciré, avec des écrans noyés dans le plateau, un porte-magazines en fil de fer chromé et un ventilateur ornemental, également chromé. Hicks se promit de ne plus jamais y remettre les pieds.

Dans les ateliers, on avait laissé les grosses machines PARK de tressage des câbles et de nettoyage des filtres d’écopes. Sur la station neuve, elles étaient inutiles. CaseStation absorbait les particules organiques par succion magnétique, ou quelque chose de ce genre, il ne se rappelait plus.

À la lueur des veilleuses, les PARK déployaient leurs bras monumentaux peints de bandes noires et jaunes alternées, étranges divinités chassées par les cultes nouveaux. Hicks rentrait la tête dans les épaules et pressait le pas. Il se faisait l’impression saugrenue d’un infidèle marchant sur la pointe des pieds dans une crypte abandonnée.

« Allons, s’admonestait-il, tu ne vas pas te mettre à lorgner par-dessus ton épaule. »

Les rares fenêtres ouvertes sur l’extérieur n’offraient au regard qu’une perspective d’entrecroises dont la ligne de fuite formait l’unique horizon. Curieusement, cette trouée sur l’extérieur n’éveillait aucun intérêt chez lui.

Les cellules bâties sur le même modèle ne se ressemblaient pas. Il arrivait que Hicks s’enfonçât dans un capharnaüm indescriptible de brochures usagées, pots de plastique fendus, sections de câbles et adaptateurs, baguettes de brasure, piles mortes, portiques à balancelle cassés ou renversés, – provoquant des éboulements d’emballages. Ici, il était obligé de se pencher pour passer sous d’énormes conduites ou des machineries proliférantes, et plus d’une fois son front avait résonné sur des obstacles qu’il n’avait pas vu venir.

Parfois au contraire, ses pas résonnaient dans un intérieur désert.

Certaines cellules le rendaient perplexe. Celle-ci, alignant un damier d’armoires métalliques d’un mètre cinquante de hauteur. Il y en avait des centaines, rigoureusement identiques, sonnant le creux. Pourquoi une telle disposition géométrique ? Qu’avaient-elles pu contenir ?

Il ne mangeait plus qu’une fois par jour, et s’apercevait que cela lui suffisait. Peut-être se nourrissait-il de silence ? Le silence : pas cette absence de bruit qui l’avait caractérisé jusqu’à présent, mais quelque chose de positif ; une trame, qui avait la particularité de fixer des sensations informées, des idées fantomatiques, de même qu’une mauvaise photographie prise dans la nuit impressionne de fugaces silhouettes et des particules lumineuses.

L’isolement le privait d’une foule de petites choses dont il n’aurait pas cru être capable de se passer. Il s’efforçait de rester propre, d’organiser son temps en fonction de ces tâches répétitives : manger, se laver, dormir à heure fixe. Katz l’avait dépouillé de tout, au moins restait-il maître de sa propre vie. La routine était un rempart contre la tentation du laisser aller, et il se surprenait à prendre plaisir à ces menues corvées. Maigre consolation de la solitude, il n’avait pas à craindre la contamination de poux, puces ou champignons parasites.

Katz lui tenait compagnie au fil de ses dérives. Quelquefois, il « s’absentait » un ou deux jours. Hicks supposait qu’il travaillait à l’entretien de la serre aéroponique et des systèmes de régulation. Puis sa voix, un matin, sortait du silence. Hicks avait fini par s’habituer à ce timbre neutre, dépourvu d’humanité. Leurs rapports prenaient une tournure étrange. Une grande partie de lui-même détestait Katz, mais cette partie-là se faisait moins véhémente, s’enfouissait comme une braise s’enfonce dans une couche de glace, laissant le liquide recristalliser par-dessus.

Un matin il s’éveilla, et durant cinq secondes il fut certain que Katz allait se faire entendre. Il guetta plusieurs minutes, les yeux clos, mais il demeura seul.

Il réalisa qu’il pouvait tomber malade, se casser un membre, sans que quiconque s’en soucie. Il avait toujours cru avoir été seul au milieu des autres. Mais les autres, précisément, l’empêchaient de penser à lui. Aujourd’hui, il était contraint de se contempler, de vivre avec lui-même. Et de cela, il devait s’accommoder. Reviendrait-il jamais, entendrait-il à nouveau une voix chaude et vivante autre que la sienne ? Il se demanda si Katz ressentait la même chose – le mal du pays. Hicks avait essayé à plusieurs reprises de le faire parler de Bernal, mais avait vite dû renoncer : pour Katz, l’Habitat Humain ne présentait plus aucun intérêt.

Cette attente le rendit furieux, à la fois contre Katz et contre lui-même. Toute la journée il fut d’une humeur massacrante, et le soir, une crampe d’estomac le tint plié en deux. Il clopina jusqu’à l’infirmerie, l’antichambre, en quelque sorte, du bloc hospitalier. Murs jaune citron antibactérien maculés de taches de café, étagères coulissantes protégées par des panneaux vitrés quadrillés, où l’on rangeait naguère des produits pharmaceutiques. Il ne restait qu’un flacon pour eau oxygénée huit volumes, d’où jaillissaient trois brindilles desséchées, trois fleurs de pissenlit provenant de la serre. Plus loin, un distributeur à moitié plein de gazes rectangulaires.

— Ce n’est probablement qu’une gastrite bénigne, diagnostiqua Katz. Votre esprit se sent agressé par votre claustration. Il lui faut un coupable, or vous n’êtes pas en mesure de lui en fournir un. Il se retourne contre vous. Cela passera.

Hicks ricana.

— Charmant diagnostic. Merci pour la consultation, docteur.

Il se mit en devoir d’inventorier la pharmacie : compresses hydrophiles enveloppées dans des pochettes stériles, tampons alcoolisés 70°, une paire de gants élastiques sous sachet transparent. L’arsenal de médicaments se résumait à un tube de cachets antinévralgiques périmés, de la cortisone en timbres et des emplâtres intestinaux. Les drogues avaient disparu. Hicks prit plusieurs boîtes d’emplâtres.

*
*   *

— Venez, lui dit Katz du couloir. J’ai quelque chose à vous faire écouter.

Hicks sortit. Les haut-parleurs grésillèrent, puis un tintamarre infernal emplit la station. Hicks leva les mains à ses oreilles, mais avant d’avoir pu les plaquer dessus, le bruit s’était évanoui.

— Excusez-moi, reprit Katz, le son est mal réglé. Là, ça va aller.

Une musique enfla, une balade à la mode que le jeune homme fut incapable d’identifier. Il ne chercha d’ailleurs pas à le faire : il n’avait jamais eu l’oreille musicale. Il s’était habitué à l’absence de bruit de fond perpétuel baignant chaque instant du jour et de la nuit, composé du vacarme étouffé des machines, de la respiration cadencée des pompes, des pas et des conversations de couloir, des annonces par haut-parleurs. Après dix jours avec la seule voix neutre de Katz pour briser le mutisme de ces choses, la mélodie forçait son cerveau à la façon d’un corps étranger.

— Quelles sont vos préférences ? J’ai tout un éventail de musiques à votre disposition.

Hicks eut un instant de vacillement.

— De musiques… Quelles sortes de musiques ?

— Quelle drôle de question. Celles que vous voulez, naturellement.

— Je n’ai pas écouté de musique depuis l’école, dit Hicks, obscurément contrit.

— Je doute que vous aimiez les variétés. Les classiques de l’ancien millénaire, ça vous tente ?

Hicks dut lui avouer sa totale ignorance en la matière.

— La septième symphonie de Beethoven est parfaite pour débuter. À partir de l’allegretto.

— Attendez ! » fit Hicks, subitement pris d’un sentiment incongru, qu’il reconnut pour l’avoir éprouvé quelques instants avant d’entrer dans une salle d’examen. Le trac.

L’autre semblait ne plus l’entendre. Les premières mesures symphoniques résonnèrent. Il les laissa s’imposer, rendant son esprit perméable. Il perdit la mesure du temps.

Le silence qui suivit la fin du dernier mouvement le laissa pantelant. Le lendemain Katz lui passa une autre musique très ancienne, d’un compositeur pré-expansionniste nommé Mozart, mais Hicks lui demanda d’arrêter, saisi d’un inexprimable malaise.

Il retourna dans sa chambre, se fit à manger, revint à son lit. Il avait besoin de penser à autre chose. Son regard se posa sur une cartouche vidéo sans étiquette, posée sur l’écran du terminal. Une des vieilles cartouches qu’il avait dégotées non loin d’ici. Chez Sernine ou un autre. Tiens, il les avait oubliées.

Il ouvrit un tiroir de la table de nuit. Elles étaient là, entassées comme des dominos. Certaines portaient des étiquettes raturées, prouvant qu’on avait réécrit plusieurs fois dessus. Hicks en introduisit une au hasard dans le lecteur du terminal. Des stries envahirent l’écran. Deux secondes de bruit blanc, puis la lecture démarra.

L’homme avait choisi la plus basse résolution de la caméra, afin de gagner le maximum d’espace mémoire sur la cartouche. Cela ressemblait à ce que devait voir Katz, sur la régie du Tactique : une image tamisée, grisâtre. Certainement la première cartouche de la série.

L’homme balayait la chambre avec lenteur, comme s’il voulait incruster chaque détail dans la RAM de la caméra. Une chambre étriquée, peuplée de craquements, aux murs recouverts d’un papier plastifié représentant des poissons, des dragons et des serpents, des oiseaux, une guitare, des tortues, des escargots, un faune et d’autres personnages oniriques s’emboîtant les uns dans les autres. Dans son errance l’objectif croisa un miroir rond, posé sur la table de nuit qu’éclairait une lampe de chevet du plus pur style Seroa. L’homme zooma à la rencontre de son portrait. Sernine qui souriait, habillé d’un pantalon de pyjama de papier compressé et d’un long chandail noir pourvu de renforts de cuir aux épaules et aux coudes. Qui articulait en silence :

« — Salut, les gosses ! »

La caméra s’attarda complaisamment, puis se décala vers la gauche.

En passant devant la lampe ses capteurs usés saturèrent, sans doute trop vieux, et la trace de l’ampoule resta plusieurs secondes gravée, en rémanence, sur l’image qui continuait.

Hicks avança la main pour faire défiler plus vite, puis son doigt se rétracta.

« Après tout, je ne suis pas si pressé. Mes rendez-vous peuvent attendre. »

Le plan changea. Plus tard, ailleurs.

Des guirlandes de papier coloré tapissaient les murs. La lumière était filtrée par des volutes blanches stagnant au plafond.

— Ils fument ! s’exclama Hicks malgré lui.

La salle était grande, quatre ou cinq fois plus longue qu’une chambre ordinaire. Quinze ou vingt personnes se pressaient à l’intérieur, des gobelets et des assiettes de carton sulfurisé en équilibre instable au bout du bras.

Des barquettes de papier graisseux contenant des amuse-gueule circulaient : filets d’anchois passés dans des olives vertes dénoyautées, allumettes de chips oranges, cacahuètes laquées. On avait démonté les cloisons auto-portantes de cinq chambres en enfilade (les traces linéaires sur la moquette permettant de les dénombrer aisément), drossé les lits contre les murs, regroupé le mobilier dans un coin. Les sièges tulipes provenaient des salons de repos, ou bien des salles d’attente du drome.

Au mur, une aquarelle réalisée au dos d’une feuille rose en quoi Hicks reconnut un formulaire administratif de transfert. En haut de chaque formulaire était imprimé une maxime de la Compagnie. Chaque type de formulaire possédait sa propre maxime, Hicks les connaissait par cœur. Pour les formulaires de transfert roses : « L’oisiveté est mère de tous les vices. »

L’aquarelle montrait une jeune fille en robe blanche boutonnée jusqu’au col, flânant dans une prairie où, plus loin, broutait un cheval ou une mule. L’herbe folle battait ses mollets. La concavité du décor bistré à l’ancienne, ainsi que la fine rainure métallique barrant un horizon avec effets d’orage, incitaient à penser que le tableau avait été peint dans le biotope artificiel d’un tore spatial, sans doute les Länder Driov.

Un groupe s’affairait autour d’un percolateur, dont l’eau semblait avoir été remplacée par une boisson alcoolisée pétillante. L’appareil était posé contre une étagère ployant de livres.

En arrière-plan, s’amenuisant :

« — Et ce putain de khod m’a encore semé, avant-hier…

« — Lâche un peu ta caméra, Sernine ! s’écria une voix féminine. Prends du gâteau et amuse-toi !

L’objectif pivota pour rencontrer une paire de jambes interminables, juchée sur une table de nuit. Remonta jusqu’à la poitrine. La première fois que je vois Tasmine en civil, se dit Hicks. Chemisier de cotonnade, pantalon coupé au-dessus des mollets, sandales de toile. Sans blouse, elle était foutrement bien faite. Assise sur les genoux d’un type, Karil, l’informaticien. Bras négligemment passé autour de son cou, elle jouait avec un puzzle pour enfants représentant les Länder Driov, une vue d’artiste réalisée au fusain. Entre le pouce et l’index de la main droite, une longue cigarette torturée. La sensualité de lèvres épaisses que ne parvenait pas à tempérer une paire de lunettes de corne. L’homme l’embrassa sur la joue, elle rit un peu vulgairement et lui donna une tape avec le dos du puzzle presque reconstitué.

La touche d’arrêt figea la scène. Katz se manifesta par un toussotement poli.

— Tiens, vous étiez là ?

Il se leva, se propulsa jusqu’au bar.

— Je ne voulais pas vous déranger.

— Vous participiez à cette fête ?

Le haut-parleur laissa échapper un rire.

— À celle-là, ou à d’autres. Vous avez des soupçons ?

— Vous êtes Sernine.

— Merci du renseignement. Pourquoi donc ?

Hicks se versa un verre d’eau, puis il essuya le verre avec un mouchoir en papier.

— Il faut être un peu voyeur pour filmer constamment son entourage, et conserver tout cela. Or, à quoi passez-vous vos journées, en dehors de m’espionner à distance ? Sernine est une piste.

— La croyez-vous sérieuse ?

Le jeune homme revint jusqu’au lit.

— Parlez-moi de ces fêtes.

— Une tradition s’était instituée, une sorte de rite. On célébrait les anniversaires d’arrivée des hommes sur Kibrilon. Cela permettait de cumuler. On passait quatre heures à boire et à fumer, dans le battement du changement d’équipe.

— J’ignorais ces festivités clandestines, dit Hicks légèrement vexé. On m’a laissé à l’écart.

— C’est vous-même qui vous êtes mis à l’écart. On ne vous appréciait pas tellement, vous avez dû vous en apercevoir.

Hicks préféra changer de sujet. Voir des gens fumer lui donnait l’envie de bourrer une pipe. Il avait conservé un fond de tabac dans sa blague, de quoi en remplir la moitié.

— Des gens fumaient. Je croyais être le seul.

— Une sorte de privilège, n’est-ce pas ? Fumer alors que les autres ne peuvent pas le faire. Voilà ce qui vous donne du plaisir, non le fait de fumer. Les gens de votre espèce aiment bien ce mot, « privilège ». On se moquait de votre pipe. Je ne vous dirai pas comment on vous surnommait dans votre dos.

Hicks encaissa sans broncher.

« Les cigarettes, on les fabriquait nous-mêmes. Avec un champignon ou un lichen, je ne sais pas, qui se met à pousser dans les aéroponiques quand la climatisation débloque – c’est-à-dire, quand les types de l’entretien la faisaient débloquer. On le faisait sécher dans la salles des cuves, puis on le coupait en petites lamelles.

— La climatisation, répéta Hicks comme frappé de stupeur. Excusez-moi, j’ai sommeil.

Il sortit la caméra de la chambre et referma la porte. Le bouillonnement de l’excitation faisait trembler ses mains et frissonner tout son corps, comme si la température s’était abaissée dans la pièce. Une salive acide lui agaçait la bouche. Mais il était trop tard pour agir. Hicks conservait les quelques grammes de tabac, pour quand il déciderait de se suicider avec le cutter. Ce n’était plus la peine. Il alluma la pipe, en tira dix longues bouffées avant qu’elle ne s’éteigne.

Pour la première fois depuis des jours, il dormit d’un bloc.

Le lendemain, il partit en repérage, récupéra discrètement le tournevis abandonné à l’entrée du module de sortie, qu’il fourra dans une de ses poches.

Il ne restait plus qu’à attendre.

Lorsque le jour devint rouge, il réintégra sa chambre, mangea, puis, selon un rituel bien établi, déposa la caméra tripode de Katz à la porte de sa chambre. Il régla sa montre à une heure, et s’allongea sur son lit, s’obligeant à vider son esprit. Mais il ne pouvait empêcher son cœur de battre la chamade, heurtant douloureusement le carcan des côtes. Ses mains tripotaient le tournevis avec nervosité.

Sa montre sonna. Il se dressa d’un bond, comme un diable de sa boîte.

« C’est le moment. »

Sa peau frissonnait, comme si le sang s’était replié dans ses organes vitaux, laissant ses extrémités glacées. Il prit la bouteille d’eau en plastique qu’il avait préparée, la glissa dans une poche, auprès du cutter.

La porte coulissa, et il se faufila au-dehors, contournant le trépied. Le sang puisait dans ses veines, vrombissait à son cerveau. L’adrénaline de l’excitation et de la peur. Le boudin était plongé dans cette lumière vermeille, douce, censée représenter la nuit. Dans une des chambres, Hicks prit une chaise pliée en chevalet.

Il dépassa l’amphithéâtre sur la pointe des pieds, se dirigea vers le centre tactique. Des points rouges palpitaient sur les caméras fixées aux murs, comme des pointes de cigarettes allumées dans l’obscurité. Si Katz était devant ses écrans en ce moment précis ou s’il était parvenu à les doter d’un repérage de mouvements, il était fichu. Tout son plan reposait sur le fait que son geôlier était en train de dormir.

Il s’arrêta à l’entrée de la cellule précédant celle du Tactique. Sa main glissa sur la tige chromée du tournevis. Il dut s’y reprendre à deux fois pour le tirer de sa poche.

Il posa le siège en tubes de plastique. Celui-ci grinça quand il le déplia.

S’il réussissait, dans deux heures il serait libre.

Dans le cas contraire…