CHAPITRE III
— Retour à la case départ, dit-il en s’introduisant dans sa chambre. Ou plutôt, à la case « prison ». Reclus dans une prison ancrée en orbite.
— Prison, reclus, ce n’est qu’une question de point de vue. Disons que Kibrilon est toute à nous.
Hicks ne trouva rien à répondre. Il poussa la caméra de Katz dans le couloir et verrouilla sa porte à double tour. Précaution inutile, bien entendu.
La cartouche vidéo était bel et bien dans le lecteur. On ne voyait pas grand-chose, seulement des lueurs en bordure de l’atmosphère, s’éparpillant. Ce qui restait du Dimanche, qui brûlait. La cargaison se vaporisait en tombant, bientôt elle serait retournée à son état originel. La scène avait été filmée à l’aide de caméras climatiques à balayage de spectre, de celles dont on se servait pour identifier et suivre les nuages-gisements. Il pouvait s’agir d’un phénomène météorologique, mais si haut dans le ciel ? Non, la coïncidence aurait été trop belle de capter une telle chose. Aucun doute n’était possible.
Légalement il était mort.
Il brancha le terminal-télévision, mode VOCAL off, en liaison avec l’ordinateur de la station. C’était la deux ou troisième fois qu’il le faisait depuis son arrivée ici. Il n’en avait jamais éprouvé le besoin, et dialoguer avec un logiciel ne l’avait jamais inspiré. Maintenant, cela devenait une nécessité vitale. L’ordinateur saurait peut-être quoi faire, lui.
Le système-résident s’occupait de la climatisation intérieure, des aéroponiques, de la stabilisation orbitale, bref de tous les éléments qui faisaient d’une architecture un organisme vivant.
Les couleurs criardes du logo en losange de la Compagnie s’affichèrent au bout d’une seconde. Hicks ouvrit le tiroir du haut de sa table de nuit, décolla le papier adhésif collé sur la face supérieure, où s’inscrivait une suite de six chiffres. Un code prioritaire, qu’il entra laborieusement. Le système-résident le pria de patienter, puis rejeta sa demande d’entrer en lui souhaitant une bonne journée. Hicks retapa le code, s’attira la même réponse. Il étouffa un juron : un verrou informatique faisait barrage. Jamais il ne saurait le faire sauter. Shunter un verrou requérait des connaissances approfondies qu’il ne possédait pas. Il pourrait potasser des manuels pendant des années sans pour autant trouver une solution.
Et quand bien même, que ferait-il alors ?
Il était bel et bien prisonnier, sur une station déserte, en compagnie d’un détraqué qui avait conçu l’idée de lui faire porter le chapeau d’une situation dont il n’était pas responsable. Peut-être Katz pensait-il que Bela Hicks n’était qu’une émanation de la société d’extraction. Qu’en l’enfermant, lui, c’était elle qu’il punissait.
Qu’il punissait… mais de quoi ?
Quatre jours il resta cloîtré, remuant des pensées moroses, incapable d’avaler quoi que ce soit hormis de l’eau. Pourtant Katz avait rempli le réfrigérateur du bar de vivres ; il y en avait pour deux semaines au moins. La douche coulait chaud, l’eau arrivait régulièrement. L’esprit engourdi, Hicks se regardait passer par divers états d’abattement, à travers lesquels le temps paraissait s’écouler, indifférent et fluide. Il essaya de se saouler, avec pour seul résultat des aigreurs d’estomac qui le tinrent cassé en deux, la bouche béant au-dessus de l’évier du bar, à régurgiter une bile à l’odeur atroce.
Il se réveillait toutes les deux heures, croyant entendre le choc caverneux produit par l’appontage d’un navire. Il guettait, la respiration suspendue. Mais ce n’était que l’ossature de la station, qui craquait tel un vieillard miné de rhumatismes. Un vacarme infinitésimal, multiplication de bruits infimes : gémissements de courants d’air, grincements d’armoires métalliques, planchers soumis à l’abaissement de température de l’air intérieur.
« La station… Elle n’en finit pas de mourir. »
Alors qu’il émergeait en sursaut d’un sommeil trouble, il aperçut un cafard en train de se glisser sous la porte donnant sur le couloir, déambuler en zigzag jusqu’au bar, disparaître dessous. Hicks le suivit des yeux sans remuer le petit doigt. Le coléoptère appartenait à cette espèce génétisée dévoreuse de peaux mortes, utilisée en apesanteur pour faire le ménage.
Un autre passager clandestin… Pour lui, la vie continuait.
Le Collier de Bernal dépenserait-il de l’argent pour venir le chercher ? Un aller retour coûtait les yeux de la tête. Combien valait-il à ceux des dirigeants de la Compagnie ? Hicks se dit qu’il ne se serait jamais posé la question trois jours plus tôt. Puis qu’on le laisserait croupir dans ce trou sans vergogne, même si on découvrait son existence. L’environnement morne de Kibrilon n’était rien d’autre qu’une prison, où il allait finir ses jours. Une prison pas même dorée, où demain serait pareil à aujourd’hui.
Après-demain, à demain. Et le jour suivant, au surlendemain.
Une pensée l’effleura. Étaient-ils réellement inconscients de sa présence ici, dans le collier de Bemal ? Ou bien… ou bien la Compagnie avait-elle monté ce coup dans le but de se débarrasser de lui ?
« Je suis en plein délire paranoïaque, une Compagnie ne se débarrasse pas de ses employés de cette manière. Elle les licencie, tout simplement. »
Hicks pouffa. On l’avait enfermé ici, n’y avait-il pas de quoi devenir paranoïaque ? Croire que l’univers entier lui en voulait n’était pas une hypothèse à rejeter a priori.
« Merde », conclut-il en ouvrant la porte. Il n’allait pas tomber dans le panneau, à l’instar de ces otages qui passent du côté de leurs ravisseurs parce qu’ils se croient abandonnés par l’extérieur. S’il tombait dans ce chausse-trape, il était fichu.
Mais il se sentait seul, il avait envie de parler à quelqu’un. Et Katz était mieux que rien. Peut-être apprendrait-il quelque chose, un indice qui lui permettrait d’identifier l’inconnu.
Il saisit le pied de la caméra, la redressa, puis la reposa à l’entrée de sa chambre, là où Katz l’avait placée pendant son inconscience. De l’index, il tapota sur le micro, guère plus grand qu’un capuchon de stylo, afin de manifester sa présence.
— Vous êtes là ?
Il s’assit sur son lit, attendit trois minutes. Enfin la caméra parla.
— Ah, vous avez fini par sortir de votre coquille. Bien. Vous savez que jouer l’inertie ne marche pas avec moi. Et un homme de décisions tel que vous ne pouvait pas rester indéfiniment inactif.
Hicks décela comme une note d’ironie dans le ton monocorde.
— Quelle embûche préparez-vous encore ? Répondez ! Je ne sais toujours rien de vos motivations.
Katz ignora la première question.
— Mes motivations… Je doute qu’un jour vous les saisissiez. Disons qu’il y entre une part de curiosité. J’aimerais savoir si un homme tel que vous est capable de changer. Je ne veux pas parler de s’adapter, comme les jeunes cadres se plaisent à dire – mais changer profondément. Si vous êtes capable de capter une autre voix que la vôtre.
Hicks resta perplexe. Katz était fou, maintenant cela ne faisait plus de doute. Un fou meurtrier, qui n’avait jamais manifesté aucun remords vis-à-vis de ses victimes. Il fallait mettre la main sur lui, l’empêcher de nuire à la société.
— Vous espérez me voir faire amende honorable ? Que je vais me confesser, avec vous dans le rôle du prêtre rédempteur ? Peut-être est-ce que vous cherchez, et d’une certaine façon je dois admettre que cela est tentant. Mais vous vous mettez le doigt dans l’œil. Je n’accepte pas mon sort. Je ne marche pas dans votre jeu. Je découvrirai qui vous êtes.
— Personne ne vous oblige à faire ce que vous n’avez pas envie de faire. Ce n’est pas moi qui ai rebranché la caméra de votre chambre, pensez-y.
— Alors, c’est autre chose… Vous me poussez à vous détester pour vous détruire, n’est-ce pas ? Vous désirez me voir renverser les rôles. Devenir le coupable, dans l’affaire…
— Coupable… Vous savez, la situation où nous sommes échappe à la morale traditionnelle. Nous ne pouvons pas nous punir l’un l’autre en cas de mauvaise action. Cela modifie pas mal de données. Bien sûr, vous pouvez essayer de m’attraper…
— Oh, je vous attraperai, soyez-en sûr.
— Je vous y encourage vivement. Entre-temps, vous apprendrez également à vous détester.
Énervé par la moquerie, Hicks se leva et déconnecta les fils de la caméra, la réduisant au silence.
Que pouvait-il faire pour s’en sortir ?
Il claqua dans ses doigts. Le sas de sortie, bien sûr ! Comment n’y avait-il pas pensé plus tôt ? Le Tactique était impénétrable par l’intérieur. Mais sûrement pas par l’extérieur. Toutes les cellules avaient été conçues avec une issue de secours de ce genre. Et Katz ne l’avait certainement pas sabotée, sinon il se serait coupé du reste de la station, et de la possibilité d’intervenir sur lui.
Une bouffée d’espoir lui gonfla la poitrine.
Il traversa la station, en direction des sas de sortie. Ceux-ci se trouvaient deux salles à gauche du Tactique, au nord de l’aile ouest du groupe de cellules constituant l’espace pressurisé. On les utilisait pour les sorties dans le vide, en procédure normale ou à l’occasion d’un accident : lorsque les moteurs de poussée refusaient de s’allumer, ou quand les filins de traction des écopes atmosphériques s’embrouillaient.
Hicks connaissait cela par cœur. Démêler un nœud pouvait prendre une semaine, et se résumait souvent à pratiquer un pont, puis à faire sauter la partie du filin nouée à l’aide de gros détonateurs appelés « soleils », cisailler les câbles presque indestructibles étant impossible. On se servait d’unités orbitales bardées de pousseurs disproportionnés et de grappins tentaculaires qui les faisaient ressembler à des pieuvres. Mélange incongru de maniabilité et de gigantisme, les pieuvres constituaient de véritables usines volantes capables de véhiculer un kilomètre de câble, munies de projecteurs de plasma à soudure. Hicks avait déjà assisté, sur le terminal de sa chambre, à l’intervention d’une pieuvre en basse orbite. Les hommes désignés partaient en manœuvre comme on part en campagne militaire. Le danger était de perdre une écope dans le trou gravifique. Chaque exemplaire valait une fortune en crédits lourds.
Hicks, au début, s’était gavé de documentations sur leur fonctionnement. Jusqu’à en avoir la nausée.
Les écopes ressemblaient à des manches à air poreuses de quatre cents mètres de longueur, garnies à l’intérieur de tamis osmotiques faisant le tri entre les molécules qui passaient dans ses évents, les orientant par éluage vers des ballonnets dispersés tout autour.
De la rotonde, on les voyait parfois, du moins la portion de câble en contact avec l’ionosphère, sous la forme de parenthèses orangées. L’opération elle-même durait moins de vingt-quatre heures. Une fois pleine, l’écope était remontée grâce au mouvement de rotation de la station, qui agissait comme le moulinet d’un pêcheur ferrant une prise. Généralement, c’était là que se nichaient les pépins. Quand l’écope, alourdie telle une corne d’abondance de ce que l’on appelait le « plancton moléculaire », devenait moins gouvernable. Quelquefois aussi, elle se mettait en torche ou faseyait. On devait alors la hisser hors de l’atmosphère, la déplier et remplacer les tiges de silicone brisées permettant de la maintenir rigidement ouverte. Une besogne de précision qui nécessitait trois ou quatre jours, creusant un trou dans la production qu’il fallait ensuite combler pour l’approvisionnement des tankers. Vingt pour cent du plancton était remis aux Yuweh qui terraformaient les planètes extérieures de la Ceinture. Le reste était vendu aux multimondiales de chimie lourde et de levures industrielles.
Pendant deux ans, Hicks avait dû gérer les retards, les accidents souvent mortels, la tension générée par le danger permanent. Le respect douteux de ces hommes trop conscients de leur valeur, qui se relâchait au retour d’une mission difficile et qu’il fallait supporter sans broncher. Puis le déménagement progressif des installations, agrémenté de la hargne des ingénieurs qui savaient qu’ils ne seraient pas repris dans CaseStation kvar…
La nouvelle plate-forme se basait sur une technique radicalement différente, quelque chose comme la succion magnétique, où les hommes n’intervenaient que très peu. Elle ressemblait à une pyramide renversée au sommet tronqué. Quatre fois plus productive, elle raffinait la vase organique récoltée sur place. En service depuis six mois, elle avait ravalé Kibrilon au rang d’antiquité.
Hicks pénétra avec précaution dans le boudin aboutissant au module de sortie. N’y avait-il pas un piège dissimulé quelque part ? Il sursauta quand son pied percuta quelque chose, une vis ou un boulon, qui ricocha contre une paroi et se perdit entre les lames de la grille. Spontanément, sa main se referma sur la rambarde à sa portée. Baissant les yeux, il faillit se cogner dans la porte, qui ne s’ouvrait pas à son approche. D’un poing rageur, il écrasa le bouton AIRLOCK. Bloqué, lui aussi.
Katz avait peut-être décompressé, non pas le cordon ombilical, mais la salle toute entière ? La colère s’empara de lui.
« Bon sang, dans l’espace, il y a des règles élémentaires de survie à respecter…»
Puis il ricana de sa propre stupidité. Katz était fou, il édifiait des règles en conformité avec sa propre logique, qu’il n’était pas à même de comprendre. Peut-être que s’il le comprenait un jour, ce serait le signe qu’il serait devenu fou lui-même ?
— Vous êtes là ? lança-t-il à voix haute.
De l’entrée du vestibule, la voix retentit.
— Je vous suis depuis un moment. Des problèmes ?
Hicks choisit d’ignorer le sarcasme.
— Avez-vous vraiment détruit les sas de sortie ? Ce serait un acte criminel, et pas seulement pour moi.
— À votre avis ?
Hicks répondit avec franchise.
— Je n’arrive pas à me convaincre que vous ayez commis cela. Même si vous prétendez avoir éliminé sept hommes et une femme.
— Gagné. J’ai simplement mis la porte hors service. À vous de la réparer.
Hicks poussa un soupir las.
— Je ne connais rien à la technique, vous le savez bien.
— Cela vous regarde.
— Le jeu du chat et de la souris… Voilà ce que vous voulez, en définitive ? Mettre en scène un vulgaire jeu ?
Le silence lui répondit. Hicks s’accroupit et brisa la glace de sécurité. Il prit la clé de secours, inséra le bout carré dans l’orifice.
Lorsqu’il la tourna, aucune sonnerie ne hacha l’atmosphère du vestibule. Un bourdonnement faible monta dans ses jambes, pour s’interrompre sur-le-champ. Le système d’ouverture indépendant était mort, lui aussi. Hicks souffla longuement.
Que ferait un technicien, dans un cas comme celui-là ? Il remplacerait le moteur. Mais lui n’avait pas les connaissances requises. Ni les dons d’un cambrioleur.
D’un autre côté… Si Katz voulait jouer avec lui, s’il avait paré le Tactique d’un mystère de coffre-fort, il avait sans doute caché quelque part une boîte à outils. Et ses pièges se révéleraient peut-être difficiles, mais pas insurmontables.
Hicks se releva et tourna des talons. Il allait chercher de quoi réparer. Vite, avant que sa résolution ne se dissolve.
Douze heures durant il inspecta les salles vides, rassemblant tous les objets en métal lui tombant sous la main, jusqu’à ce que la migraine ne le contraigne à arrêter.
— Ne vous inquiétez pas, lui dit Katz. Le taux d’oxygène est un peu moins élevé que d’habitude, votre organisme s’y fera très vite. Demain, ce sera passé.
Hicks gagna sa chambre. La première chose qu’il fit fut de bourrer sa pipe. À la moitié de sa capacité : la blague d’étain était pratiquement vide. Allongé sur le dos, il téta le tuyau de plastique. Puis il demeura plusieurs minutes sans réaction, comme assommé. Il se rendait compte qu’il avait travaillé pour ne pas penser.
« N’est-ce pas ce que tu as toujours fait ? » lui retourna une méchante petite voix dans sa tête, qui aurait bien pu être celle de Katz.
— J’ai un Katz dans le plafond, dit-il, ses lèvres s’étirant sur un sourire de dérision.
À présent il n’était plus tellement certain de haïr l’inconnu. Des choses remuaient en lui, une alchimie un peu inquiétante s’opérait. Il aurait voulu se faire une scanographie du cerveau, vérifier si les circonvolutions se trouvaient toujours à leurs places respectives.
« Je divague », songea-t-il machinalement. « Je ne devrais pas lui parler, lui offrir ce qu’il veut… Le laisser croupir dans sa solitude de bourreau…»
Réprimant un bâillement, il tira sur le tuyau de la pipe. Elle était éteinte. Il la posa sur la table de chevet. Puis il fixa la caméra vidéo, à l’entrée.
— Vous pouvez éteindre vos écrans et aller vous coucher, Katz. Le spectacle est terminé pour aujourd’hui.
*
* *
À son réveil, rien n’avait changé. Hicks se prépara à manger, un plat à base de pâté de crevettes, prit une douche tiède et recommença ses recherches.
— Avez-vous trouvé quelque chose hier ? demanda Katz en milieu de journée.
— Vous devriez le savoir autant que moi.
— Je ne vous surveille pas tout le temps… Tiens, vous avez changé d’apparence.
Hicks avait enfilé une combinaison de coton élimée et délavée, trouvée la veille dans une des chambres. Sans doute abandonnée par un technicien.
Quoique trop large à la taille, elle était cependant plus pratique que sa tenue de cadre supérieur de la Compagnie.
Il sortit deux objets d’une poche latérale, les exhiba devant une caméra de contrôle.
— Pour votre information, j’ai trouvé dans le gymnase un petit haltère pouvant faire office de marteau, et un tournevis universel à manche isolant dans un atelier contenant des centrifugeuses géantes. Cela devrait faire l’affaire. Une sorte de vilebrequin très compliqué, d’usage indéterminé, traînait par terre. Rien à en tirer, je l’ai laissé sur place.
— Le bilan est maigre. Que comptez-vous faire avec vos deux outils ?
— Démonter un moteur électrique d’une autre porte, et remplacer celui que vous avez saboté.
Il y eut un crépitement dans les haut-parleurs, comme un bruit d’applaudissements.
— Cette tâche vous prendra certainement la journée. Nous aurons le temps de discuter.
— Tout cela va bientôt finir. Une fois dans le Tactique, il me suffira d’envoyer un appel au secours vers le Collier de Bernal. Quelqu’un m’entendra. La Compagnie ne me laissera pas tomber. On viendra me délivrer.
— Si vous le dites.
Hicks avait omis de rapporter une découverte fondamentale : un gros cutter à lames biseautées, le chargeur au quart plein, trouvé dans la salle compartimentée de panneaux grillagés, à gauche de la rotonde.
Il termina de passer la chambre au peigne fin. Celle-ci avait été vidée, il ne restait quasiment rien à examiner. La seule qui avait offert un quelconque intérêt était celle d’un technicien, où il avait trouvé la combinaison de travail râpée, et une autre, où se trouvait une boîte en carton sans couvercle, aux angles renforcés. Sur la tranche, des inscriptions au feutre noir avaient été raturées avec le même marqueur. Elle contenait une dizaine de vieilles cartouches vidéo. Il les avait embarquées, en attendant de les visionner.
Dans le bloc chirurgical au sud de la rotonde, il n’avait déniché qu’une potence de goutte-à-goutte et un garrot oublié sous un bureau.
Il se rendit compte qu’il ne trouverait rien d’autre qu’un bric-à-brac sans importance. La station avait subi mille ravaudages, les tractions répétées de l’écopage avaient fini par saper sa structure. Elle étalait complaisamment ses cicatrices de vieux léviathan, auxquelles Hicks n’avait jamais fait attention jusqu’à maintenant : points de soudure, arceaux et étais de renforcement, mousse polymère de calfatage bombée à l’extérieur des parois… Un miracle qu’elle fût encore étanche.
Armé de l’haltère et du tournevis, il se rendit à la porte du Tactique et s’accroupit devant le panneau. De toute manière, il était condamné. Qu’importait s’il passait outre aux règlements de survie en lui ôtant son système de secours.
Sourire intérieur. Quelle importance, désormais, qu’il contrevienne aux règles ? Sur Bernal, jamais il n’avait contrevenu au code de la route. Souvent il rentrait tard le soir, et il n’y avait personne dans les allées de sa sphère biotique. Il éprouvait alors une jubilation toute particulière à se dire :
« Je pourrais griller le feu de sortie de tube, franchir la ligne blanche. Et cela sans avoir d’ennui, en toute quiétude. Je pourrais faire bien pire, commettre un crime, qui sait ? Si je respecte les codes, ce n’est pas par peur d’être puni. Mais parce que je suis un être responsable. Parce que j’ai toujours refusé la surexcitation malsaine du danger. »
Katz lui avait demandé s’il n’avait pas éprouvé l’envie de badigeonner tous les pictogrammes et les marquages spéciaux de la station : LOW-BAR PRESS. ; DÉGAZAGE DU PLANCTON ; ZONE À RISQUE ; INTERDICTION DE COURIR ( – sous peine de poursuite, avait gribouillé un petit malin). Hicks avait avoué n’y avoir seulement jamais songé.
Le moteur était derrière le panneau, bien en vue afin de faciliter les réparations. Pour la même raison sans doute, il n’était ancré que par trois vis à son socle.
Hicks posa l’haltère et l’ausculta avec une attention de chirurgien. Il dut s’y reprendre à plusieurs fois pour faire sauter les fixations, prit soin d’empocher les vis. Suant et soufflant, il tira le bloc-moteur hors de son trou, érafla son coude au passage en se faisant horriblement mal.
— L’élément le plus lourd est constitué par la pile électrique, dit Katz comme il clopinait à travers le tube souple de la galerie, le bloc-moteur en appui sur la cuisse.
— Je me fous de vos explications ! Racontez-moi plutôt comment vous avez préparé votre coup.
— Cela s’est passé très vite, en fait. Il m’a fallu improviser, car je n’ai pris ma décision que cinq ou six heures avant le départ effectif du cargo…
Hicks était arrivé à la jonction entre deux cellules dressant des murailles de barils d’un métal granuleux, portant des numéros tracés et barrés à la craie indélébile. Liquéfié par l’effort, il s’arrêta quelques secondes, afin de reprendre son souffle.
— Cinq ou six heures seulement ? Quel événement vous a décidé à commettre cette folie ?
Katz émit un soupir agacé.
— Quelle importance à présent ? Je l’ai fait, voilà tout. Je ne disposais que d’un temps très limité. D’abord, piéger le transport. Facile, vu ce que contenaient ses flancs. Méthane-oxygène, carburant et comburant hautement volatils, bref l’idéal : une bombe volante à laquelle il ne manquait plus que le détonateur. La station en recelait, et des gros, ceux dont on se sert pour faire fondre les câbles enchevêtrés.
« J’ai dû calculer avec précision le moment de l’explosion. Il ne fallait surtout pas que les passagers puissent communiquer avec le Collier, mais que les restes du tanker se voient tout de même, pour que la perte soit authentifiée et qu’on ne dépêche pas d’expédition de secours. L’appareil doit passer derrière la face cachée de Satori pour prendre de l’élan, et durant une période de treize minutes, les transmissions sont interrompues. J’ai choisi de régler la détonation cinq secondes avant sa réapparition sur le trait de feu du terminateur. Vous avez vu la bande, tout a marché selon mes prévisions. Des appels radio ont été lancés, pour vérifier que tout le monde avait embarqué. C’est-à-dire que Kibrilon était bien vide. Maintenant ils en sont persuadés.
Hicks déglutit avec peine. L’effort le faisait transpirer, mais il lui permettait au moins de tasser l’horreur de la situation au fond de son esprit.
— Pourquoi les autres ne se sont-ils pas inquiétés de mon absence ?
— Je savais que vous vous isoleriez pour fumer une pipe. Je me suis introduit dans l’infirmerie, où il m’a fallu voler un narcotique. Puis j’ai scotché un mot sur votre porte, affirmant que vous aviez déjà embarqué, qu’il ne fallait pas vous déranger avant le départ. Pour la vraisemblance je suis monté dans le cargo, et j’ai bouclé la cabine qui vous était dévolue. J’en ai profité pour débarquer les réserves de nourriture, du ravitaillement pour des années. Les autres connaissaient votre caractère, cette annonce ne les a pas surpris outre mesure.
« Le narcotique ne pouvait vous garder inconscient le temps suffisant. C’est pourquoi je vous ai fait une piqûre. Et puis une autre, deux jours plus tard. Les installations biotiques une fois remises en marche, je me suis isolé. Cela m’a pris trois jours. Étant ingénieur, ça n’a pas été trop difficile. Vous avez dû vous réveiller dix minutes après la dépressurisation de la galerie d’accès au centre tactique.
Tandis qu’il racontait son histoire, Hicks avait transporté sa charge jusqu’à la porte du module de sortie, au fond du boudin d’accès. Quelque chose sonnait faux dans ce discours, mais Hicks était incapable de déterminer quoi. Katz était ingénieur, bon, et alors ? Les hommes qui devaient embarquer l’étaient tous. Le récit ne l’avançait guère, tout au plus bouchait-il certains trous.
Il tira un chiffon d’une de ses poches et s’épongea le front.
— Vous vous êtes donné beaucoup de mal pour moi. Je devrais m’estimer flatté.
Usant du tournevis, il descella le panneau sous le bouton d’ouverture. Le bloc-moteur avait été méticuleusement démoli, sa bobine de cuivre vomissait un écheveau de fils roux. Un rouleau d’épais ruban adhésif de plastique noir gisait à côté.
— Vous ou un autre…, répondait Katz. Ne vous donnez pas plus d’importance que vous n’en avez. C’est l’acte qui compte, pas votre personne.
Il haussa les épaules. Une heure pour dégager le moteur en panne, deux pour essayer d’adapter le neuf. Couvert de transpiration, il s’interrompit, retourna dans sa chambre, se fit réchauffer un plateau-repas de surimi au tofu aromatisé. Il commença à manger, mais ses mains tremblaient. Que redoutait-il au juste ? La confrontation ? Il ne s’était jamais demandé à quoi ressemblait Katz. Qui il était, réellement. Cette voix de machine… Y avait-il seulement quelqu’un, là-bas ? Un être humain, de chair et de sang ?
Il n’existait qu’un moyen de s’en assurer, et il savait lequel : parvenir jusqu’à son repaire.
Ensuite, que se passerait-il ? S’il le tuait et revenait sur le Collier, on le jugerait. Le punirait-on ? Il plaiderait la démence… mais celle de qui ? Celle de Katz, qui l’avait amené à commettre le crime, ou la sienne propre… Pouvait-on être jugé responsable des actes de ceux que l’on a poussés à la folie ? Non. Car dans ce cas, l’État devait être déclaré coupable des accidents de la route imputables aux défauts de signalisation. De toutes les morts et les atrocités des guerres dans lesquelles il jetait militaires et civils. Du prisonnier qui se pend dans sa cellule, du chômeur qui se suicide au gaz ou dans une chambre de décompression.
De plus, il n’était pas fou. Il lui semblait n’avoir jamais été aussi sain d’esprit. Mais n’était-ce pas ce que pensaient certains aliénés ?
Il jeta la barquette de poisson à peine entamée dans le bac de l’évier. Il ne tenait pas à y penser. Une fois à l’intérieur du module de sortie, il lui faudrait enfiler un scaphe, passer dans le tunnel-sas cylindrique, faire le vide. Rien que cette pensée le faisait vaciller. Il n’avait jamais fait de sortie réelle. Même l’exercice en virtuel l’avait rendu nauséeux. Puis il devrait remonter la cellule par les échelles extérieures, se diriger vers celle qui abritait le Tactique. Rentrer dans le sas de secours, repressuriser. Après, il verrait bien.
Il revint dans le boudin du module de sortie. Rien n’avait bougé. En une demi-heure, le moteur fut remonté. Hicks en conçut un grand sentiment de victoire, aussitôt tempéré par Katz.
— Vous avez agi sans réfléchir. Vous vous seriez épargné de la peine si vous aviez soulevé l’une des grilles du sol. Celle que j’ai désolidarisée, pour couper le tuyau de l’ouverture pneumatique. J’avais laissé une vis en évidence, que vous avez envoyé balader sans vous poser de question. Vous n’aviez qu’à rétablir la pression à l’aide du ruban adhésif laissé près du moteur.
— Trop aimable de m’avertir après-coup, fit Hicks sans acrimonie. Mais je ne suis pas technicien. J’aurai en tout cas très bientôt le loisir de vous demander des comptes.
Prenant une inspiration, il reprit la clé, la tourna d’un coup sec vers la droite. Un bourdonnement bas naquit. La porte s’ébranla avec une lenteur insupportable. Elle coulissa, avant de s’immobiliser à mi-chemin.
Un air frais s’infiltra par l’ouverture et frappa sa figure, hérissant tous les poils de son corps.
Il se coula par l’embrasure, juste assez large pour le laisser passer. La pièce octogonale ressemblait à un habitacle de sous-marin. Les quatre pans coupés abritaient de nombreux placards. La moitié des huit parois étaient pourvues de trappes aboutissant à des sphères étanches pouvant être larguées en cas de problème, qu’on surnommait des « canots de sauvetage ». Chacune prévue pour emmener quarante personnes et assurer leur survie pendant une semaine. On les avait emportées dans l’avant-dernier convoi.
Des bandes velcro couvraient les murs, le plancher et le plafond, vestiges de la période où la station ne possédait pas encore de gravité. Bien en évidence étaient disposés les commandes du système d’environnement, les détecteurs d’incendie, les filtres-atmo, les interphones. Les deux dernières parois donnaient chacune sur un caisson formant un renflement, et qu’ouvrait une porte à volant. Des hublots à couvercles mobiles permettaient d’en voir l’intérieur. Le cœur de Hicks accéléra imperceptiblement : les tunnels-sas de sortie.
Le râtelier à scaphes de marche extra-atmosphérique s’étalait sur un panneau en face de lui, les crochets alignés en rangs d’oignons contre le mur. Il s’agissait de combinaisons d’entretien légères. Rien à voir avec les lourds scaphandres motorisés et bardés de protections chimiques, utilisés pour raccorder les réservoirs de la station à ceux des cargos…
Katz n’en avait laissé qu’une.
Hicks s’approcha, une barre en travers des reins. Sa dernière chance, à portée de la main.
Il saisit la combinaison par une manche. Le casque lui tomba dans les mains. Un bout de papier listing déchiré, scotché sur la face intérieure de la visière.
Un mot de Katz. Un seul, en forme de question :
« PERCÉE ) »