CHAPITRE VIII
Hicks réalisa que le rat avait pris plus d’importance dans sa vie que n’en avait jamais eu Nade. Plus que quiconque, en fait. Il ne se considérait pas comme un monstre pour autant. Ce mot avait perdu tout sens.
À mesure qu’il l’apprivoisait, il s’apercevait qu’il s’interrogeait moins fréquemment sur l’identité de Katz. Celui-ci se faisait en outre plus rare.
Hicks avait meilleur appétit, il reprenait du poids. Ses cheveux étaient devenus blancs, mais, curieusement, cela le laissait dans l’indifférence. Cette dépigmentation résultait certainement de son séjour dans les conduits d’aération. Pendant des heures, il avait eu la certitude de sa mort prochaine. Sans Katz, il le serait sans doute à cette heure. Déjà il ne conservait de ce séjour qu’un souvenir confus et distant.
Parfois, il arrivait à se persuader, de façon momentanée, qu’à fréquenter des choses abandonnées, celles-ci, dépourvues de la faculté de mourir, lui avaient communiqué un peu de leur vétusté. Avaient déteint sur lui. S’étant mis à vieillir au rythme des choses, son organisme avait comblé le retard qui le séparait de la station.
Son retard était rattrapé.
En fin de compte, il avait préféré ne pas donner de nom au rat. Il l’appelait simplement : « le Rat ». C’était mieux ainsi. Katz lui avait raconté l’histoire de Robinson Crusoë et de Vendredi. Baptiser quelqu’un, n’était-ce pas déjà vouloir l’assujettir, le dominer entièrement ?
— Tu fais de sérieux progrès, commenta Katz. Bien qu’il n’y ait aucune récompense au bout du chemin. Ou plutôt si. J’ai un cadeau pour toi. Un seul, et il n’y en aura pas d’autres.
— Quel cadeau ?
— Tu le sauras bientôt. Dans deux jours.
— Pourquoi deux jours ?
Pas de réponse. Hicks n’insista pas.
Le jour suivant, le Rat lui renifla le bout des doigts. Hicks ne put réprimer un frémissement de sa main. Le rongeur fit un saut en arrière, mais ne s’enfuit pas. Hicks lui parla doucement, sans faire attention à ce qu’il disait.
Le Rat fit volte-face, et fila.
Hicks abaissa sa main, qui vacillait. Il se leva avec lourdeur et retourna dans sa chambre, sans en fermer la porte. La fatigue pesait sur lui.
Piochant une cartouche vidéo au hasard dans le tiroir de la table de nuit, il l’inséra dans le terminal. Des chutes de films montrant Sernine, certainement à l’intention de sa famille sur Bernal.
D’autres provenaient de visions subjectives, à partir d’un moniteur de contrôle de casque. Les prises, suréclairées, étaient si tremblées que Sernine ne s’en est probablement jamais servies.
Des poutrelles à perte de vue, avec en fond une portion de Satori. En dessous, le dôme d’un réservoir à la peinture écaillée, sous lequel pendouillait un tuyau de raccordement à côtelures. Hicks fut parachuté au beau milieu d’une conversation entre Sernine et un interlocuteur hors champ.
— … Sinon, ce serait saboter le boulot, pas vrai !
— Mais aussi, si t’avais pas débranché son câble de communication… La quatrième fois, cette saison…
— Où serait le jeu ?
— C’est fou ce qu’on s’amuse, effectivement… Clute, tu te fais chiant en vieillissant.
La voix friturait, obligeant Hicks à réduire le son. Le casque pivota sur lui-même. Un scaphe le suivait, plus petit. Il se déplaçait le long du filin tracteur d’une passerelle. Dans sa main, une rosace de projecteurs portatifs agitait des ombres chinoises sur les panses couturées des cellules. Des câbles de sécurité les reliaient à une main courante.
— Des mouches sur un squelette de cheval, voilà ce qu’on est…
— Me dis pas que tu as déjà vu un cheval…
— J’en ai même peint, mon vieux. Paraît qu’il y en a, sur Driov. Où s’est-il encore fourré, cet enfant de salaud ? Je reprends dans deux tours de cadran, et je n’ai dormi que six heures…
La scène sauta, et Hicks comprit qu’il avait été question du khod. Clute était l’ingénieur qui supervisait la gestion des U.R., les unités mobiles robotisées, et des PARK. L’image se précisa dans son esprit, comme la mise au point d’un appareil photo, et il se rendit compte que la description de Clute correspondait en tous points à celle qu’il s’était forgée de Katz : quarante ans, petit, cheveux noirs, yeux rapprochés ; très intelligent, voire perfectionniste, comme peuvent l’être les hommes opérant sur des systèmes. Mais suffisamment immature pour détériorer par jeu un élément onéreux de la station, et menacer ainsi son emploi – ou pour concevoir une telle machination. Cependant, Clute avait été la gentillesse même. Il n’aurait pu… Mais deux domaines échappaient à toute prévision et à tout calcul, avec les êtres humains : le sexe et la mort. Le B. A. BA de toute instruction de communication d’entreprise. Dans les deux cas, les hommes régressaient à une vitesse stupéfiante.
Hicks secoua la tête. Stupide. Il avait acquis la conviction que Clute était mort. Katz n’avait pas su programmer le khod, une spécialité du cybernéticien.
À moins qu’il n’ait fait semblant, pour l’induire en erreur… Le jeune homme vacilla. Non, la supposition était trop extravagante. On ne saurait penser à tout, même Katz ! Et il avait besoin de certitudes, autant que d’air pour respirer. La claustration en elle-même était supportable. C’était ne pas savoir qui rendait fou, qui tuait à petit feu. À la minute où avait été établie la mort de Clute, il s’était senti un peu plus libre qu’avant, comme si une chaîne avait sauté.
Comment en était-il venu à confondre Clute avec Katz ? Les consonances de ces noms lui paraissaient lointaines, malgré le « k » et le « t » communs. Inconsciemment, il l’avait soupçonné. À cause de son âge – quinze ans de moins que les autres techniciens –, de sa vive intelligence. De son immaturité, qui n’était peut-être après tout que la face apparente de son indépendance d’esprit.
La représentation mentale qu’il s’était faite de Katz s’était effondrée. Une autre se dessinait, à l’exact opposé de la vision précédente : celle d’un homme gras et moustachu, en pantalon à bretelles un peu ridicule. Monge ne portait pas de moustaches. Mais il possédait l’érudition musicale de Katz.
Sur le terminal, les deux hommes étaient arrivés à un réservoir de transit, une grosse saucisse percée d’amarrages latéraux ancrés à l’exostructure. Vide, ainsi que l’indiquait un panneau vert émaillé. Ils décrochèrent leurs mousquetons de la main courante, l’enclenchèrent sur une nouvelle. Les pas de Sernine faisaient tanguer la caméra frontale à tel point qu’on ne voyait quasiment rien.
— La triangulation dit qu’il est là-dedans, lança Clute. Les réservoirs et les pousseurs sont bien ta spécialité.
— Oh, merde… Écoute, pas question d’y aller. On n’a même pas les scaphes blindés réglementaires. C’est un coup à choper un blâme. Laisse tomber.
— Pas de panique, j’ai un truc à moi. Secret, hein ! Il suffit de passer un bras dans une des ouvertures, et de lancer trois coups de torche infrarouge. Et le khod rappliquera comme un toutou. Tiens-moi les projos…
Sernine grommela quelque chose. Puis la scène s’interrompit, le temps pour l’engin d’être récupéré. Hicks put le distinguer, malgré le tremblement de la scène auquel il avait du mal à s’habituer : d’abord, soudé au châssis flanqué des lettres « K-H-O-D », un œil vidéo muni d’une torche infrarouge. Ses membres ressemblaient à des tubes d’alliage, dont certains se terminaient par de larges roues de mousse tapissées de pastilles velcro, et qui partaient tous d’une sorte de cocotte-minute brillante. Aux dires de Katz, elle contenait de l’air liquide qui, décomprimé sous atmosphère ou chauffé par une résistance dans le vide, servait à faire fonctionner les pistons du khod. Une araignée pataude, aux luisances métalliques, qui les suivait docilement. Ils passèrent au large d’une autre cuve de stockage.
— Un jour, fit Sernine, un accident aura lieu avec ces machins. Même vides, ils recèlent du gaz et des paillettes d’oxygène. Une étincelle, et l’un d’eux éclatera comme un sac de papier. Ici, ça ne fait rien. Mais imagine que ça explose près de la gueule d’un pousseur. Il reste toujours des résidus de postcombustion, et les molécules chauffées à blanc pourraient remonter jusqu’aux gaines. Tiens, un jour…
Le lendemain matin, Katz lui annonça qu’une surprise l’attendait devant le module de sortie.
— Que me vaut l’honneur ?
— J’ai eu pitié. Ces suçotements, à travers la porte de ta chambre.
Hicks lorgna la caméra de biais. Puis il comprit.
— Oh ! De temps à autre, il m’arrive de tirer sur ma pipe. Étonnant qu’après tout ce temps, elle ait conservé le goût du tabac. Au fait, quel est le rapport avec un cadeau ? Quelle autre désillusion me réserves-tu ?
Katz lâcha un ricanement crissant comme des élytres.
— Tu verras bien. Une surprise ne doit pas être dévoilée.
— Merci de vouloir respecter les règles.
Il sortit, négligeant de se préparer à déjeuner. La curiosité le tisonnait. Depuis longtemps, il ne s’était rien passé. Puis, tout à coup, le Rat. Suivi de ce présent inconnu. Y avait-il une relation… Cela signifiait-il la conclusion du cauchemar, enfin ?
Près du module de sortie, lui avait-on indiqué. Il traversa la rotonde, courant presque, s’engouffra dans le boudin ouest. Des cellules vacantes, puis à droite : un dépôt de bidons de conditionnement numérotés à la craie (certains étaient cerclés d’une bande écarlate), un entrepôt encore à gauche. Le boudin d’accès au module de sortie se trouvait au bout de celui-ci, en direction du nord.
Voilà, il y était. La porte donnant sur le module de sortie était restée entrebâillée. Le moteur qu’il avait mis à la place du défectueux n’avait pas tenu longtemps.
— Bien. Soulève la grille descellée.
Hicks repéra sans difficulté la dalle grillagée que Katz avait naguère désolidarisée du reste du sol, afin de bloquer la porte et lui interdire l’accès du module. Il la souleva. Sur une nappe de câbles gisait le tuyau d’air comprimé permettant aux portes de coulisser. Tranché, comme un lombric de serre sous la pelle d’un jardinier. Aucun chuintement ne sortait plus des tronçons coupés. Quelque part, une valve avait joué.
Entre les câbles et le tuyau creux, un paquet de cigarettes.
Hicks s’en empara. L’ouvrit et le referma. Ce n’étaient pas des cigarettes, mais des cigarillos noirs, épais comme l’index.
— Ils te font plaisir ? résonna la voix de Katz, joyeuse. Je n’ai rien trouvé de mieux. Personne n’avait de tabac à pipe.
Hicks se releva en se frottant le menton.
— Personne n’avait envie de m’imiter. Je comprends. Merci tout de même. Je vais déchirer les rouleaux et récupérer les brins de tabac, cela constituera une bonne réserve… Quand l’as-tu cachée là ?
— Il y a longtemps.
— Et pour quelle occasion ? Quand tu as su que j’accepterais un cadeau de ta part ?
Aucune réponse. Hicks retourna dans sa chambre. Le Rat avait peut-être montré le bout de son nez.
Pendant qu’il s’acheminait, il se surprit à renifler le paquet entrouvert, comme s’il tentait, par-delà la senteur puissante du tabac haché, de sentir celle de Katz qui l’avait tenu. Il s’interrogeait sur le geste de sympathie de ce dernier. Une règle fondamentale avait été violée : celle de la neutralité absolue de l’attitude de Katz, qui s’était rendu perméable à une émotion à son égard.
« Tout cela pour un vulgaire paquet de clopes », songea-t-il avec dérision. Mais il ne pouvait se dissimuler la satisfaction qu’il éprouvait en cet instant.
Une fois dans sa chambre, il se dépêcha de manger, porc au caramel au menu – mais laissa la caméra sur trépied à l’intérieur. Ce soir, Katz était son invité.
Il jeta le paquet sur le lit et s’assit. Le Rat ne s’était pas manifesté, mais Hicks ne s’en inquiétait pas outre mesure. Il savait que sa voracité le pousserait à revenir : l’humain constituait une source de nourriture régulière.
Un cigarillo serait amplement suffisant. Hicks déchira le rouleau de feuille séchée, puis le rangea dans le tiroir du haut. Lui aussi pourrait servir. Il recueillit les fragments, dont il bourra le fourneau de sa pipe. Après quelques bouffées, il se sentit mieux. Plus léger. Il voguait sur des vapeurs sucrées, qui l’entraînaient malgré lui. Sa tête fit un « pouf » sur l’oreiller, mais il était déjà sur une autre planète.
*
* *
Lourd, lourd comme un soldat de plomb. La joue écrasée sur une surface dure. Les muscles de son cou tressaillaient. Hicks fit basculer son crâne vers le haut. Cette fois, les choses étaient plus nettes.
Il savait ce qui s’était passé. Le tabac… encore une fois.
Ce qui bougeait, dans un recoin de sa vision, était l’horloge tournante fracassée du hall de la cellule-dortoir. Il s’était traîné jusqu’à l’entrée de son couloir. Mais en ignorait la raison.
Aucune migraine ne semblait le tourmenter jusqu’à présent. Sa gorge était sèche. Il releva lentement le menton. Accroupi à un pas de lui, le Rat le fixait de ses yeux cerise.
— Tu es venu, murmura Hicks d’une voix éraillée. Alors, tu t’es inquiété de mon sort ?
Il avança une main malhabile. Le Rat ne se déroba pas. Hicks stoppa son bras. L’animal grimpa sur sa paume, s’assit sur ses pattes de derrière. La gorge nouée, Hicks l’amena sous son nez.
— Tiens, fit-il, la voix un peu moins érodée. Mais tu n’es pas un rat. Tu es une rate.
— Comment te sens-tu ?
Hicks se mit en tailleur. Katz. Sa tête dodelinait un peu.
— Vexé. Un moment, j’ai cru… J’étais stupide.
Il secoua la tête. Il s’était rapproché de Katz – et celui-ci s’était dérobé. Aussi avait-il la sensation mortifiante d’avoir été trahi. Il la rejeta tout au fond de lui, car elle constituait l’aveu même qu’un lien d’affection s’était tissé entre lui et son geôlier.
— Je t’ai vu ramper sur mes écrans, disait celui-ci. Tout de suite j’ai su qu’il se passait quelque chose d’anormal.
— Qu’as-tu mis dans ces saloperies de cigares ? Que s’est-il passé pendant mon inconscience ?
— Quelque chose de très important pour toi, je suppose, gouailla son interlocuteur.
Hicks eut un haussement d’épaule. Il regardait la Rate, qui tournait sur sa main comme un chien avant de se coucher sur le sol. Cela était important, cela et rien d’autre.
Après un moment, ses jambes le démangèrent et il se leva, la Rate au creux de la paume. De nouveau dans sa chambre, il s’assit et inséra machinalement une cartouche dans le terminal. La lecture se déclenchait automatiquement.
« –… Ce putain de pousseur. Si je m’écoutais, j’irai fourrer un détonateur dans…»
Hicks avait déjà vu cette cartouche. Il la laissa défiler, l’attention ailleurs. Sernine peinait sur la réparation d’un pousseur récalcitrant. Il n’avait pas monté la scène car il y avait beaucoup de blancs et de friture, et aucun passage ne représentait quelque intérêt.
Du pouce, Hicks grattait le ventre de la Rate qui piaillait de plaisir. Elle le mordillait mais sans entamer la peau. Il la posa sur la moquette et leva la main vers le terminal. Tout à coup, ce qui se passait sur l’écran l’accaparait tout entier.
Du pouce, il appuya sur la touche de commande VOCAL.
— Playback. Son zéro. Filtre image niveau deux.
Hicks colla son nez sur le moniteur, et commanda le défilement ralenti. Il y en aurait pour une demi-heure au minimum : il voulait être sûr de ne rien manquer. Et il visionnerait les autres cartouches, aussi. Toutes. Un travail de plusieurs jours, mais indispensable. Sa connaissance de la topographie intérieure de la plateforme ne suffisait pas.
Il devait également vérifier quelque chose, dans un dépôt de bidons vides.
— Pause.
Le terminal obéit à l’injonction vocale. Hicks se leva. Son regard erra un instant sur le sol. La Rate avait disparu. Une pointe lui tisonna le cœur, mais il se raisonna. Plus tard, il aurait tout le temps. Plus tard, quand ils seraient libres, tous les deux.
Ce n’était pas le moment de songer à cela. Il remonta le boudin menant à la rotonde, celui d’une cellule vide. Puis un autre, à mi-chemin du module de sortie et du Tactique. Là, sous d’autres bidons d’aluminium granulé… Hicks maîtrisa tant bien que mal sa jubilation. Ses bras ceignirent le container cylindrique barré de rouge fluo. Ce dernier pesait dans les quarante-cinq kilos. On ne s’était pas donné la peine de s’en débarrasser. Katz le regardait peut-être, mais il s’en moquait.
Il reposa le container. On verrait plus tard, il avait une tâche à accomplir. Il retourna dans sa chambre.
— Lecture, souffla-t-il. Demi-vitesse.
L’image numérisée se mit à défiler.