CHAPITRE VII

D’abord il ne vit rien. Les replis de la combinaison obstruaient toute vision. Une bouffée de vieux talc lui sauta aux narines. Hicks redescendit la visière, se redressa et empoigna les jambes de la combinaison. Bloquant le casque avec son pied, il la secoua doucement. Puis il enroula la toile légère en commençant par les bottes souples, jusqu’au casque. Si le rat était toujours dedans – et il était impossible qu’il n’en fût pas ainsi –, il se trouvait forcément dans le globe de plastique et de métal.

Le mot laissé par Katz, « percée ? », avait disparu. Sans doute rongé par le rat. Ces animaux avaient la réputation de se nourrir de n’importe quoi, même du plastique d’isolation de gaines électriques. Désormais, on enduisait ces dernières de poison.

Il s’accroupit de nouveau. Le rat était là, recroquevillé au fond du rembourrage. Il ne le voyait pas encore très bien mais il était de petite taille. Ses pattes, fines comme des allumettes, se croisaient sur le museau.

Hicks ouvrit délicatement le casque, glissa la main qu’il referma sur le corps de la bête. Il dut tirer un peu car les griffes roses du rat, quoique minuscules, s’accrochaient au rembourrage intérieur. Mais le rongeur était trop affaibli pour se débattre.

Dès qu’il fut sorti, Hicks l’entoura de ses deux mains en coupe. Un pépiement anémié s’en échappa. Hicks écarta les doigts avec lenteur, de façon à former comme des barreaux. Sa voix se fit berceuse.

— Te voilà libéré. Enfin, façon de parler… En as-tu conscience seulement ? Mais non. Sinon, tu te serais rendu compte depuis longtemps que Kibrilon n’est qu’un trou à rat, et tu aurais fui par le premier convoi.

L’animal émit un autre cri apeuré, presque inaudible. Sa gorge palpitante se recouvrait d’une peau d’écailles comme du verre dépoli, soyeuses au toucher.

Hicks se releva. Il pourrait le jeter à terre. L’écraser sous son talon. Le rat était entièrement à sa merci.

Inconsciemment sa main se refermait comme pour le broyer. Il stoppa son geste. Il devenait fou !

— Tu trembles de tout ton corps. N’aie pas peur. Je t’en prie, calme ton petit cœur…

Il lui parla de longues minutes, débitant tout ce qui lui passait par l’esprit. Ce fut Katz qui l’interrompit.

— Je ne vous croyais pas capable de vous faire des amis, Bela. Tout n’est pas mort en vous. Un rat, cela constitue un début. Au fait, comment allez-vous le baptiser ? Miki, Trottemenu ? Vendredi ?

Hicks ne saisit pas l’allusion et se contenta de hausser les épaules. Pour une fois, Katz passait au second plan de ses préoccupations.

Mais c’était vrai. Allait-il lui donner un nom ? Cela supposait qu’il parvienne à l’apprivoiser.

L’apprivoiser… Le mot était lâché. Car maintenant qu’il le tenait, Hicks ne le laisserait pas repartir. Il le nourrirait, s’occuperait de lui, lui tiendrait compagnie.

À propos de nourriture, il n’avait rien mangé depuis près de deux semaines. Il devait être proche de l’inanition. Hicks revint jusqu’à la cellule-dortoir. Le rat tremblait moins mais demeurait toujours replié sur lui-même, terrorisé.

Hicks poussa la porte du pied, parcourut sa chambre du regard. Pour se gourmander aussitôt : il aurait dû prévoir une telle situation. Fabriquer un réceptacle, un carton percé de trous par exemple, quelque chose qui l’empêche de prendre la fuite.

Tout ce qu’il trouva fut le fond de l’évier. Il y déposa son trésor, qui ne faisait plus mine de bouger. Puis il fouilla dans sa poche pour en extirper une dizaine de gâteaux apéritifs qu’il déposa devant lui. Le rat recula, son dos toucha le bord de l’évier et il s’immobilisa.

— N’aie pas peur, dit Hicks doucement. Je suis sûr que tu es affamé, pas vrai ?

Pendant une minute, le rat resta immobile. Puis ses moustaches se remirent à remuer. Il sentait la nourriture devant lui. Hicks le détailla. Les écailles gris perle ne recouvraient pas tout le corps. Les pattes, la tête et la queue en étaient dépourvus. À la place s’étalait un épiderme blanchâtre, criblé de taches de rousseur minuscules. Humain. « Une peau de rousse…» Les pattes postérieures étaient plus allongées que les antérieures. La queue faisait la moitié de la longueur totale du corps. La gorge ne palpitait plus comme avant.

D’une détente, l’animal bondit et attrapa un bretzel avec ses deux pattes de devant. Hicks surpris recula d’un pas. Puis, spontanément, il éclata d’un rire énorme. Et ce rire frappa ses oreilles tant cela faisait longtemps qu’il ne l’avait entendu.

Le rat grignotait le biscuit à une allure prodigieuse. En dix secondes il ne resta plus rien.

— Je devrais t’appeler Glouton », dit-il, et il sentit une ombre de sourire s’emparer de ses lèvres.

Katz se fit entendre.

— Glouton, vous ne trouvez pas ce nom un peu banal ?

— Cela ne me gêne pas. Je n’ai jamais eu d’imagination.

Mais il n’avait pas envie de se mettre en colère. Il était heureux. Oui, c’est cela : heureux. Il venait de donner à manger à un animal, et celui-ci avait accepté sans contrainte.

Katz restait silencieux. Hicks lui savait gré de ne pas avoir cédé aux accès d’humour dont il faisait montre à l’occasion – en lui passant L’Hymne à la joie, par exemple.

Hicks avait fini par s’habituer à la musique. Il commençait également à prendre conscience de ses goûts en la matière. Il appréciait Beethoven, Debussy et Ravel. Mozart lui demeurait étranger mais il aimait à l’écouter quelquefois.

Le rat avait fini d’engloutir le reste de la nourriture. Il se mit en devoir de se lisser les moustaches à l’aide de ses pattes avant, très soigneusement. Ses congénères avaient pourtant une réputation de saleté. On disait qu’ils véhiculaient des tas de maladies et qu’ils étaient très dangereux. Encore des préjugés, des idées toutes faites. Hicks avait l’impression que depuis des années il fonctionnait paresseusement, sur un roulement d’idées toutes faites.

Quelque chose lui revint et il se tourna vers la caméra.

— Katz ? Tout à l’heure, vous avez dit : « Tout n’est pas mort en vous. » Qu’entendiez-vous par là ?

Katz ne répondit pas. Hicks l’appela mais l’autre était parti. Il haussa les épaules, tendit les mains pour attraper le rat.

Celui-ci mordit le gras de sa paume.

Instinctivement, Hicks ouvrit les mains. Le rat bondit sur le bord de l’évier, sur la moquette, fila vers la porte.

— Arrête !

Cela ne servait à rien mais ce cri le mit en branle, avec une seconde de retard.

Une seconde de trop. Il claqua le battant, mais le rat était passé. Éperdu, Hicks rouvrit la porte à la volée et s’engouffra dans le couloir.

Vide.

Le cœur bombardait sa poitrine.

— Katz ? Répondez, bon Dieu ! Dites-moi où vous l’avez vu partir, de la caméra du couloir ! Il doit être dans une chambre. Dites-moi, Katz ! JE VOUS EN SUPPLIE

Mais l’autre, comme cela lui arrivait, s’était déconnecté. Juste quand il ne fallait pas…

Hicks remonta en courant le couloir, jusqu’au hall de la cellule-dortoir. Le rat pouvait être monté au second étage par un des deux escaliers. Ou être entré dans une des chambres. Les yeux de Hicks roulaient dans leurs orbites, à la recherche du moindre mouvement. Ou bien, il s’était faufilé dans une des grilles d’aération, ou…

Hicks passa la main sur son front, sentit une trace humide. Il la retira. Un peu de sang perlait sur le gras du pouce. Une morsure minuscule, qui ne faisait même pas mal. Il referma le poing, serrant jusqu’à ressentir la chaleur de la douleur. Et il l’avait perdu pour cela. Quelle stupidité !

Une onde de découragement le submergea. Il se laissa aller contre le mur.

Katz se manifesta.

— Que vous arrive-t-il ?

Une bouffée de haine fit lever la tête de Hicks.

— Le rat est parti. Pourquoi m’as-tu abandonné ?

Katz ne répondit pas tout de suite. Hicks ne réalisa pas qu’il l’avait tutoyé. Son irritation retomba, faisant place au désespoir. Ah, pourquoi n’avait-il pas fabriqué de cage ? Il aurait enfermé l’animal, lui aurait donné à manger régulièrement. Ce dernier n’aurait pas à se plaindre, non…

Alors, il se rendit compte qu’il était en train de reproduire en miniature l’univers dans lequel il vivait… et qu’il y jouait le rôle de Katz.

— Il a mangé les biscuits salés, dit soudain celui-ci.

— Oui, et alors ?

— Pourquoi ne pas l’appâter ?

— Pardon ?

— L’attirer hors de sa cachette en lui offrant à manger. L’habituer à être nourri. Un jour il n’aura plus peur, il se laissera approcher.

Hicks retourna dans la rotonde, prit le bol de gâteaux apéritifs et alla disposer des petits tas dans le couloir. D’autres rats pouvaient profiter de l’aubaine, mais c’était un risque à courir.

Quand la nuit installa sa pénombre rouge, il eut le plus grand mal à trouver le sommeil. À chaque minute qui passait, la tentation de sauter du lit et d’aller vérifier si l’un des tas n’avait pas disparu grandissait. Seul le risque de faire échouer sa tentative parvint à le retenir.

 

Le lendemain, il se leva plus tôt que d’habitude. Et une bouffée d’allégresse jaillit d’entre ses poumons, lui faisant presque tourner la tête : le tas placé à l’entrée de son couloir se réduisait à quelques miettes.

Les jours suivants, le même scénario se renouvela. Hicks retira les autres tas, de peur d’attirer d’éventuels concurrents.

Peu à peu, il délaissa ses randonnées. Il connaissait le complexe dans ses moindres recoins, comme si le plan avait fini par se graver par-dessus les circonvolutions de son cerveau. Dans une chambre du second étage des dortoirs, il avait failli avoir un coup au cœur en découvrant une cartouche de cigarettes, mais ce n’était qu’une enveloppe vide. Hicks constata que la température n’était pas égale partout, qu’elle baissait à mesure que l’on s’approchait des arêtes du losange formé par la station. Par mesure d’économie, des sections s’étaient plongées dans une nuit polaire, condamnées aux ténèbres ; d’autres étaient blafardes comme des chambres froides.

Une partie lui en devint brutalement inaccessible lorsque, une nuit, une des conduites d’eau principales se rompit, envahissant la cellule permettant d’accéder à l’aile sud. Au bout de douze heures, un petit lac d’un mètre de profondeur s’était formé. Cet incident fournit un bon alibi à Hicks pour mettre un terme définitif à ses incursions.

L’eau devint froide, mais à part cela, aucun changement notable – hormis l’inondation localisée – n’affecta la station. Celle-ci continuait de vivre une vie à elle, grâce à des milliers de servomécanismes noyés dans la masse régulant tous les systèmes, pouvant au besoin fonctionner tous seuls.

Le soir, il prit le risque de ne pas remplacer le tas mangé la veille. Il s’assit en tailleur à même le sol, devant sa chambre. La station s’installa en régime nocturne. Quelques minutes plus tard, un museau frémissant pointa à l’entrée du couloir. Le rat. Il vit l’homme, s’immobilisa sur ses pattes de derrière.

« C’est lui ! » pensa immédiatement Hicks, bien qu’il n’eût aucune preuve qu’il ne s’agissait pas d’une autre bête. Mais il en était absolument certain. Son muscle cardiaque cognait à lui rompre les côtes.

Dominant son effervescence, il porta une main à sa poche, afin d’en retirer deux gâteaux qu’il posa devant lui. Puis, avec une lenteur étudiée, il recula sans décroiser les jambes, jusqu’à ce que son dos heurte la porte de sa chambre.

Les moustaches du rat se tendirent vers la nourriture. Alors, sans l’ombre d’une hésitation, il trottina jusqu’aux biscuits. Un instant, Hicks fut tenté de bondir sur l’animal qui ne se trouvait qu’à trois mètres de lui. Il refoula cette pensée dangereuse. Non ! S’il lui faisait peur, l’autre ne reviendrait plus.

Le rat, dès qu’il eut capturé les gâteaux apéritifs, fit un bond en arrière et s’enfuit. Hicks se força à l’immobilité. Il avait envie de crier sa joie. L’autre n’avait plus peur de lui !

Il déplia ses jambes et poussa la porte de sa chambre. Une nouvelle énergie l’habitait. Jamais il ne s’était senti aussi vivant. Et pourtant, légalement il était mort.

D’après Katz, ses funérailles avaient eu lieu peu de temps après la destruction du cargo. Nade y avait certainement assisté. Le rôle de veuve devait lui convenir à merveille, et Hicks devait convenir qu’il n’avait pas à s’en plaindre : les morts aiment qu’on les regrette. Comme les tenants de son culte, Nade aimait davantage les morts que les vivants. Sans doute avait-elle pleuré. Pleuré sur quoi ? Sur cinq ans de vie commune, le couple battait de l’aile depuis quatre années au moins.

Avec le recul, il était presque certain qu’elle avait déjà travesti la réalité vécue, qu’elle pensait avoir été heureuse dans les liens sacrés du mariage. Lui s’était marié pour se fixer. Elle, pour d’obscures raisons qui ne lui étaient apparues que plus tard, quand elle s’était entichée de la secte escopalienne.

Ils avaient déjà cessé toute relation sexuelle. Hicks ne s’en affligeait nullement. Il n’avait, de ces accouplements de chair éreintée, tiré que peu de jouissance et aucun réconfort. Quant à Nade, le sexe représentait à ses yeux un outil ne devant servir qu’aux fonctions urinaire et reproductrice. Tous les hommes étaient des pénis ambulants (bien que cette image ne pût que la révulser), conviction renforcée par ses séances religieuses. Aussi prenait-elle le manque d’enthousiasme de son mari pour du tact.

Hicks n’avait jamais bien saisi ses rites, bien que ceux-ci, d’une manière équivoque, l’aient toujours sécurisé. L’escopalisme était une sorte de magie. Pas bien puissante certes, mais qui gardait sans cesse un œil sur lui, pareille à un réseau de caméras en circuit fermé. Quelque chose de rassurant, comme le code de la route.

Avant, Nade occupait ses journées attelée à une photocopieuse de bureau récupérée, à reproduire des documents de toutes sortes qu’elle collait ensuite en fresques démesurées, obtenant quelques succès de salon. Il l’avait rencontrée à l’occasion d’une exposition ratée, au terme de laquelle elle avait déchiré et brûlé toutes ses œuvres.

« — Tu as épousé une artiste, répétait-elle comme pour se gargariser. Et moi, un mécréant ancré dans la boue. Tu n’es qu’une surface, sans autre profondeur que celle de ta peau… Tu n’es pas plus profond que mes collages et pourtant tu as une valeur, comme eux. Mon don m’a été prêté par Dieu pour illuminer Sa voie. Désormais, je suis dans la Lumière, je n’ai plus besoin de torche. Car j’ai enfin trouvé la félicité de l’âme. »

Ces discours sentaient le réchauffé. À chaque réunion hebdomadaire de la secte, Nade revenait fortifiée, comme si elle avait fait le plein de certitudes. Puis, très vite, ses yeux devenaient flous et elle perdait son assurance, comme un pneu qui se dégonfle lentement. Jusqu’à la semaine suivante.

Sur le moment, Hicks n’avait rien trouvé à répondre. Il ne se sentait pas qualifié pour le faire. Tout ce qu’il savait, c’était qu’il ne souhaitait pas atteindre la « félicité de l’âme ». Hicks se sentait trop vivant, trop agressif pour enterrer sa conscience dans cette grasse félicité. Il avait surtout la sensation d’un énorme malentendu, d’une illusion d’optique de l’esprit induite par cette dénomination. La félicité pouvait être par exemple la chaude gratitude qui s’ignore pour une heureuse digestion. Ou le bien-être, trop éphémère, consécutif à l’assouvissement d’une passion dévorante. Ou l’éruption d’une vérité, fût-elle terrible, après le martyre de l’incertitude. Ou bien l’action de certains alcaloïdes hallucinogènes : sur un astéroïde de la Rosace, on vouait un culte à un champignon appelé peoyotl. Ou encore, la félicité de l’âme pouvait être comparée à ce qui était en train de lui arriver. D’une certaine manière, il s’était purifié. La conscience est vide, quand on n’a rien pour la remplir. Nade, comme toutes les personnes profondes par leur vide, était dans l’erreur en pensant que la conscience se nourrissait de silence. C’était tout le contraire, elle se nourrissait de bruit. La conscience n’était pas un état, c’était un mouvement, un tri perpétuel. Et ce n’était que maintenant qu’il pouvait s’en rendre compte.

Aujourd’hui, Hicks tâchait de faire le point sur les motivations qui l’avaient poussé à épouser Nade. Pour une bonne part, le désir de rentrer dans le rang. Et puis le luxe, bien sûr, celui d’une vieille lignée comptant des pionniers de la colonisation de la Rosace parmi ses ancêtres. Pourtant, il n’était pas avare ni prodigue, mais plutôt indifférent à l’argent.

Plus trouble aussi, il avait un besoin obscur de se prostituer pour la caste supérieure, non dans l’espoir de récolter quelques miettes de ses privilèges, mais pour légitimer sa propre existence. Jamais il ne s’était rendu compte de cela avant cet instant. Il avait été contaminé comme une pomme jetée dans un panier de fruits pourris, une chaude pellicule veloutée s’était étendue sur lui. Puis il avait changé de milieu, et cette couche s’était rassie et effritée. Il ne portait aucun jugement sur son passé. Tout cela appartenait à un autre temps, un temps révolu à plusieurs titres.

Il s’était aussi marié pour autre chose. La famille elle-même, qui exerçait de la fascination sur lui. Immensément riche mais comme épuisée par ses excentricités, elle présentait un catalogue de névroses et de tares dont Nade incarnait en quelque sorte l’aboutissement. Les aïeux prestigieux, aventuriers et sportifs, dont les hologrammes bougeaient dans leurs cadres. Les artistes dilapidateurs ou escrocs : un astrologue numérologue, un gourou docteur en chimie basant sa doctrine sur un psychotrope de sa composition, un écrivain aléatoire. Nade faisait partie de cette dernière catégorie, somme toute la moins dangereuse. Les enfants apprenaient à l’école qu’il avait fallu des siècles à l’humanité spatiale pour apprendre à se passer de son environnement originel. Les problèmes de réadaptation n’avaient jamais été résolus dans leur ensemble et la souche humaine transplantée était particulièrement sujette aux perturbations, tant physiques que mentales.

Hicks n’avait pas eu d’objection à ce que sa femme abandonne ses collages. Elle avait troqué sa lubie contre une autre, voilà tout.

Cela s’était vite gâté.

Elle passait la plupart du temps harnachée sur les canaux virtuels, revivant les grandes scènes mythologiques escopaliennes. Plusieurs fois Hicks avait reçu des courriers du téléserveur religieux, menaçant de rompre l’abonnement. La répétition en boucle de séquences particulières – notamment la crucifixion du prophète Iscopal – pouvait à la longue provoquer certains dérèglements de la personnalité susceptibles d’être interprétés comme des symptômes schizoïdes. Les menaces étaient restées sans suite : le programme était l’un des plus chers du marché, et la secte avait besoin de beaucoup d’argent pour ses activités. Depuis quelque temps, Nade prenait des cachets qu’on ne pouvait obtenir sans ordonnance. La secte se chargeait de les lui procurer. Il fallait simplement payer un peu plus cher.

Au début, il avait essayé de discuter avec elle. Mais il s’était très rapidement rendu compte qu’elle demeurait hermétique à ses raisonnements, parvenant même à retourner ses arguments contre lui. Cela finissait en scènes effroyables. Excédé, il quittait la pièce.

« Elle devient folle », ne cessait-il de se répéter. Mais il était profondément déstabilisé. L’esprit était pour lui un peu comme un mécanisme d’horlogerie, avec plus ou moins de jeu dans les rouages, mais qui, grosso modo, indiquait la même heure. Celui de Nade n’obéissait pas à cette règle, donnant l’heure exacte à certains moments, la mauvaise à d’autres, et ce, sans que l’on puisse prédire quand. Comment savoir ? Il devait surveiller ses paroles en permanence. Cela le terrifiait et le poussait à fuir. Il n’y avait pas de remède contre cette folie.

Un soir, il avait remarqué ces blessures au creux des mains. Revenant à l’improviste, il l’avait surprise en train de se percer les paumes à l’aide d’aiguilles à coudre. Épouvanté, il s’était littéralement sauvé.

Le lendemain, ce fut comme si rien, jamais, ne s’était passé.

Lorsque le poste de gérant sur Kibrilon s’était libéré, Hicks avait pensé que le hasard n’était pas exclu de sa vie. Il avait sauté sur l’occasion comme dans une bouée de sauvetage. D’une signature, il s’était offert deux ans de sursis. Ce n’avait été qu’une fuite et il le savait.

Hicks s’aperçut que depuis une minute, il tripotait une cartouche vidéo. L’une de celles récupérées chez Sernine. Il la reposa sur la table de nuit, s’empara de la pipe qu’il suçota un long moment, jusqu’à ne plus sentir l’arôme du tabac.

Il se promit de ne plus penser à elle.

 

Après s’être confectionné à manger, il retourna guetter le rat. Mais celui-ci, gavé, demeura invisible. Un instant, Hicks se demanda si Katz ne l’avait pas attrapé. Pourquoi irait-il faire une chose pareille ? Il chassa cette idée désagréable en décidant de s’occuper de sa toilette. Il avait tendance à se négliger, ces temps-ci.

Au fond, quelle importance ? Le rat n’allait pas se formaliser de son apparence. Peut-être au contraire devrait-il se laver moins souvent, afin de laisser son odeur corporelle mettre le rongeur en confiance. On disait que les animaux sentaient si l’on éprouvait ou non de la peur envers eux. Si cela était vrai, pourquoi son odeur ne lui communiquerait-elle pas son amitié ?

Il revint dans sa chambre. En se contemplant dans la petite glace, il constata que les poils de son corps, ses sourcils ainsi que la racine de ses cheveux étaient devenus blancs.