CHAPITRE II
Le sang battait la mesure du pouls dans sa lèvre inférieure. Une migraine sourde, qui martelait son crâne à l’instar d’une gueule de bois. Mais la bière ingérée la veille ne pouvait lui avoir fait cet effet-là.
Il était toujours allongé, les bras le long du corps, paumes bizarrement tournées vers le haut. Un grincement métallique discordant, tout au fond de la station, l’avait tiré de son engourdissement, n’est-ce pas ? Quelque part, son flanc gargouillait, il n’avait pas ingéré de nourriture depuis au moins six heures. Alors il se trouvait dans le Dimanche, en route pour le Collier. C’est ça, on avait dû l’embarquer dans son sommeil.
Les paupières plissées par la migraine, il ouvrit les yeux. Mais ne pouvait rien distinguer dans la pénombre. Tout était flou. Ses lèvres étaient craquelées. Un faible relent de cendre froide parvenait à ses narines.
Il passa sa langue sur ses lèvres, se rappelant le rêve, l’interminable cauchemar. Nade… elle était dans sa chambre et souriait au-dessus de lui. Ses longues mèches noires fouettaient sa tête aux pommettes hautes. Curieusement, elle portait une robe blanche mais rien en dessous. Il dit :
— …Puisque tu es là.
— Je ne sais combien de temps durera le purgatoire pour toi, répondit-elle. Sans doute des siècles.
D’un geste il la dépouilla, faisant sauter les boutons de la blouse. Il n’avait aucun désir mais son pénis était dur entre ses cuisses. Elle se laissa faire. Il la renversa sur le divan, et elle se raccrocha à ses bras, DE SES LONGS DOIGTS TRANSLUCIDES AUX ONGLES DURS QUI ÉTAIENT DES SERINGUES D’ACIER HUILÉ PLONGEANT DANS SA CHAIR. Il se mit à brailler mais pas un son ne sortit. Puis elle fit un mouvement brusque, – et les phalanges télescopiques de ses doigts rentrèrent les unes dans les autres, comme des pistons qu’on enfonce
le faisant basculer dans le cauchemar…
Puis il s’était réveillé, trempé d’une sueur d’angoisse.
« Qu’a-t-il bien pu se passer ? » se dit-il, encore trop faible pour formuler la question à voix haute. Il n’y avait du reste personne aux environs immédiats, le silence était total. Pas même le ronron des propulseurs. S’étaient-ils déjà dégagés de l’attraction satorienne ?
Plusieurs possibilités défilèrent devant ses yeux : soit une intoxication foudroyante, due aux aliments ou bien à la bière de levure ; une attaque d’hypoglycémie, qui l’avait laissé sur le carreau. Ou un malaise cardiaque… peu probable, il n’avait ressenti aucune douleur. Plutôt le contraire, à vrai dire. En tout cas, il était hors de danger.
Il rouvrit les yeux, tourna la tête.
Son estomac se noua comme un poing, tandis que tous les pores de sa peau se mettaient à dégorger, tel un escargot au contact du sel.
Oh, non… Il ne réussit qu’à s’étrangler avec la salive accumulée sous sa langue pendant son sommeil. Une toux convulsive le dressa sur le lit, cassé en deux.
« Le cauchemar, le cauchemar continue…»
Il porta la main à sa gorge, la massa douloureusement. Toute chaleur avait été brutalement chassée de son corps, le recouvrant d’un suaire glacé.
Il n’avait pas quitté sa chambre.
Un petit tas de tabac cendreux gisait à sa droite, au niveau du visage. Encore heureux qu’il n’ait pas mis le feu à la couette… Des images incohérentes défilaient dans son esprit.
« Ils m’ont abandonné ! Ils m’ont laissé ici, pour l’éternité, ils m’ont toujours détesté… Mais non, on leur demanderait des comptes là-bas, ils m’auraient plutôt fait disparaître, ou organisé un accident… Le bâtiment n’est pas parti, sûrement une avarie, ils sont si vieux…»
Là encore, il savait qu’on ne l’aurait pas laissé seul. C’était autre chose, une éventualité qu’il n’avait pas envisagée.
L’afflux d’adrénaline dû à la stupéfaction avait vaporisé sa migraine comme une goutte d’eau sur un gril. Son regard balaya la pièce. À première vue, rien n’avait changé. Hormis… une caméra de surveillance installée dans un coin de la chambre, près de l’entrée. Juché sur un trépied, l’objectif braqué dans sa direction semblait mort.
Un mouvement de pudeur lui fit baisser les yeux. Les mêmes vêtements l’habillaient, moites et fripés. Il repéra la pastille auto-adhésive, au creux de son coude, l’arracha d’un coup sec et la chiffonna. Un de ces machins antiseptiques que l’on collait avant la piqûre. Dans quel but ?
Cela au moins expliquait le sens du rêve. Il avait dû sentir ce qui lui arrivait, et son imagination avait fait le reste. Rien ne prouvait que l’infirmière avait pratiqué l’injection, bien au contraire. Elle était la seule à ne pas avoir de motifs, et cet acte était à la portée de n’importe qui… Monge, par exemple, le responsable du circuit sanitaire. Il était médecin de formation. Il lui arrivait d’administrer lui-même les vaccinations.
Ce n’était pas cela qui l’avait endormi, c’était… quoi donc ? La pipe ?
Il déplaça une jambe. Puis l’autre, grimaça en pliant ses genoux ankylosés. Sa bouffarde gisait sur la moquette violette. Il la ramassa, dévissa le tuyau. Du bout du pouce et de l’index, il extirpa une bourre de coton noirci, qui tomba dans sa paume. Il la porta à ses narines. Elle était sèche, mais un parfum écœurant, vaguement sucré, s’en dégageait ; le produit qui l’imbibait semblait avoir perdu son pouvoir soporifique. Il la rejeta avec dégoût. Voilà comment on l’avait drogué. La piqûre avait dû servir à le maintenir plus longtemps en léthargie. Un mystère éclairci… Il ne lui en restait plus qu’un petit million.
Et d’abord, combien de temps allait durer cette comédie ?
Il faudrait une semaine au supertanker pour rallier le Collier de Bernal. Là, on s’apercevrait de sa disparition ainsi que celle de l’inconnu qui l’avait placé dans une telle situation.
Le choix n’était pas infini. Il se réduisait à sept hommes, sept techniciens déclassés qu’il avait eus sous ses ordres, avec tous les ressentiments que cette situation pouvait entraîner. Plus le type de la surveillance, qu’il n’avait rencontré qu’une fois dans sa vie, lors de la visite inaugurale. Un petit vieux maigrichon dans un uniforme bleu nuit étriqué, au visage gris souligné par une moustache noire, qui s’acquittait de sa tâche avec une placidité bovine. Veuf depuis longtemps, dévoué à la Compagnie. Hicks tâcha de se rappeler. Avait-il causé du tort à l’un d’eux, une humiliation quelconque ?
La voix qui sortit de la caméra de surveillance le fit sursauter.
— Bonjour ! Excusez-moi de vous avoir fait attendre, je n’ai pas toujours l’œil sur vous. Vous êtes réveillé depuis longtemps ? Si je maîtrisais convenablement ce matériel, j’aurais installé un détecteur de mouvement relié à un signal. Il va me falloir quelque temps pour me familiariser avec les équipements vidéos.
Une voix masculine. Neutre, dépourvue de sentiments, comme filtrée, ou synthétisée par un ordinateur rudimentaire. Inconnue, naturellement.
Hicks se racla la gorge.
— Je suppose que vous avez piégé ma pipe. De quels équipements parlez-vous ?
— De ceux du Tactique, bien sûr. Surtout les écrans du circuit interne de télévision.
Le gardien ? Hicks le croyait incapable d’élaborer un plan aussi compliqué. Quel intérêt aurait-il eu à provoquer tout cela ? D’ailleurs, ce qu’avait nasillé la voix tendait à écarter l’hypothèse. Le vieux n’aurait pas eu de mal à disposer le système de repérage de mouvement. Et surtout, il n’aurait pas sacrifié sa propre fille, l’infirmière Tasmine, à sa folie. Il s’agissait d’un des techniciens.
Hicks tâcha de rendre son ton menaçant.
— Cette plaisanterie va vous coûter cher.
— Mon emploi, par exemple ?
— C’est vous, Sernine ? Qui êtes-vous, que voulez-vous ?
La voix fit entendre un gloussement détimbré.
— Appelez-moi Katz pour l’instant. Pour moi, vous serez Hicks. Peut-être, plus tard, en viendrons-nous aux prénoms. Bela est bien le vôtre, non ?
— Et votre prénom à vous ?
Il avait répondu du tac au tac, mais sa répartie ne dissimulait qu’un profond désarroi. Jamais on ne l’avait habitué à l’arrogance.
Nouveau rire aluminisé.
— Vous risqueriez d’être fort surpris. Quant à ce que je veux, ce serait trop long à expliquer – bien qu’en fait ce soit très simple, et déjà réalisé pour l’essentiel.
Il perdait le fil. Katz ? Ce nom ne lui disait rien. Du moins, il ne s’en souvenait pas pour le moment. De toute façon cela n’avait pas d’importance : dans cinq minutes il serait rendu au Tactique, le cerveau de Kibrilon, et il aurait toutes les réponses qu’il désirait.
— Ne comptez pas parvenir jusqu’à moi, lança la caméra comme si elle lisait dans ses pensées. J’ai isolé le Tactique du reste de la station… avec les serres, au cas où vous auriez la tentation de faire une bêtise.
Il haussa les épaules. Pourquoi diable saboterait-il les installations vitales ? Il n’était pas sujet à des pulsions suicidaires.
Il se leva, eut un éblouissement qui le força à se rasseoir. Le deuxième essai réussit. Il resta planté au pied du lit quelques secondes, le temps pour son oreille interne de se réhabituer à la station debout.
— Où allez-vous ?
— Boire un verre d’eau, dit Hicks en se maudissant aussitôt : il n’avait pas à lui répondre, n’avait aucun compte à lui rendre, en quoi que ce soit.
Il fallait qu’il agisse. Il avança d’une démarche flottante jusqu’à la caméra, l’empoigna et la fit pivoter brusquement sur son axe, le pied produisant un bruit de nuque brisée. Puis il s’accroupit. Deux câbles apparents, l’un noir et l’autre rouge, s’enfichaient chacune dans une prise de couleur correspondante. La noire était estampillée : MIC. Il retira l’autre, qui devait transmettre l’image.
Katz se fit entendre.
— Je comprends votre irritation. Mais auriez-vous l’amabilité de retourner la caméra, maintenant ? Le son sera meilleur.
Il s’exécuta. Au bar, il prit un verre, le plaça sous le robinet du petit évier intégré. À la réflexion, un peu d’alcool ne lui ferait pas de mal. Il fit coulisser la porte sous le bar, attrapa une bouteille d’eau-de-vie d’orge. Il laissa le liquide lui brûler la glotte avec un masochisme béat.
— La boisson n’est pas recommandée dans votre état, intervint la voix désincarnée.
Hicks sentit la colère affluer, comme si l’alcool faisait machine arrière pour aller embraser son cerveau.
— Qu’est-ce ça peut vous foutre ? Je vais vous faire sortir de votre trou, et on va s’expliquer. On va voir si vous êtes aussi malin.
— Essayez donc.
Cette simple phrase lui fit l’effet d’une douche froide. La panique l’envahit, faisant tourner l’eau-de-vie à l’aigre sous sa langue.
Il se rua hors de sa chambre, enfila le boudin en courant, sa main frôlant la rambarde. Le jeune homme n’avait jamais pu se départir de cette habitude de se raccrocher à cet appui, qui lui donnait l’impression vertigineuse d’évoluer le long d’un précipice. Le Tactique se trouvait dans une cellule à part du côté du pont d’accostage, près du plan d’embarquement du fret. Pour y parvenir il fallait repasser par la rotonde.
Il traversa le boudin, émergea dans l’amphithéâtre. Dans l’arène sous ses pieds, le globe planétaire blanchâtre se déroulait lentement. Il y jeta un bref coup d’œil. La tempête commencée des jours plus tôt avait suivi la station et continuait, incurvant les cirrus ocres alourdis de poussières organiques pour former une tache évoquant un œuf sur le plat. À moins qu’il ne s’agît d’une autre, l’activité météorologique sur Satori était très dense. Des éclairs silencieux fouaillaient le ventre des nuages de leurs ramifications acérées, vaporisaient la pluie en colonnes de fumée sitôt dispersées. C’était au sein de ces ouragans que se synthétisaient les matières que l’on péchait. Plus loin, une « colonne de Merritt » jaillissait haut, enflant la stratosphère d’un dôme de gaz scintillant.
Posée sur un gradin, la jatte, à moitié pleine de biscuits salés, n’avait pas été bougée. Il en saisit un – il était mou. Deux ou trois jours qu’il était là. Il l’écrasa entre le pouce et l’index d’un geste rageur. Un autre boudin le déposa dans une cellule entièrement déblayée. Ses aménagements avaient été chargés sur un des tankers, deux ou trois semaines auparavant, afin d’être remontés dans la nouvelle station d’extraction atmosphérique. Comme les trois quarts de ce qui se trouvait ici.
Un troisième tube, un autre espace dont il ne restait que les murs. Une borne vidéophonique gisait à terre, fracassée par un objet lourd. Inutilisable. Ces appareils branchés sur une parabole extérieure permettaient de communiquer avec Bernal. Hicks obliqua vers la droite, passa deux dépôts peuplés de containers et de jerricans vides, que la pénombre fondait en masses imprécises. Il avait parcouru environ deux cent cinquante mètres, un quart de la station dans son ensemble.
Là, il y était. À l’entrée du vestibule d’accès au Tactique. La porte blindée refusa de s’ouvrir à son approche. Il appuya sur le bouton d’urgence, à gauche.
« Bien entendu, tu es bloquée, fit-il en grommelant. Ç’aurait été trop simple. »
— Ne vous avais-je pas prévenu ?
Hicks se retourna dans la direction de la voix résonnante. Une caméra fixée au plafond, à l’autre bout du vestibule, était en train de se focaliser sur lui. À présent il se rendait compte qu’il y en avait dans toutes les voies de communication, et sans doute à tous les points névralgiques de la base orbitale. Deux ans, il avait vécu en oubliant que chacun de ses mouvements pouvait être observé n’importe quand, par un homme qu’il ne connaissait même pas. Subitement, il comprenait que pendant deux ans il avait pensé tout diriger, alors que lui-même faisait l’objet d’une surveillance, au même titre que tous les autres. Le malaise qu’il en conçut absorba toute sa rogne.
Il examina la porte étanche pour s’empêcher de réfléchir dans cette voie, une voie qui ne pouvait lui apporter que des embêtements.
Le bouton d’ouverture, baptisé AIRLOCK – IL EST INTERDIT DE GÊNER LA FERMETURE DES PORTES DES LE DÉCLENCHEMENT DE LA SIRÈNE. En dessous se trouvait une niche protégée par une glace, derrière laquelle était exposée, bien en vue, une grosse clé à bout carré ainsi qu’un trou où l’insérer. Un autocollant sur la vitre indiquait que la clé mettait en marche un petit moteur autonome, séparé de l’ouverture pneumatique. À n’utiliser qu’en cas d’urgence. Un coup de coude dans la vitre la réduisit en miettes.
— Si vous tournez la clé, vous risquez d’avoir une surprise désagréable, dit Katz. Et de courte durée. Rares sont ceux qui résistent plus de dix secondes à une pression nulle.
Hicks arracha la clé de son support velcro, l’engagea dans l’orifice. Une sonnerie aigre retentit dans le vestibule, vrillant ses tympans, l’alerte de risque de décompression. Un signal que tout le monde pouvait comprendre.
— Vous voyez, grinça Katz dans le silence. Il m’a suffi de faire sauter le vestibule d’accès au Tactique. Le seul disponible de l’intérieur de la station, je le crains.
Hicks retira la clé. Une rage froide remontait du fond de sa gorge.
— Vous pensez que ça va se passer comme ça, impunément ? C’est vous qui êtes dans de sales draps, pas moi. Dans trois ou quatre jours, le cargo abordera le Collier de Bernal, et on enverra quelqu’un nous récupérer. Et vous arrêter, par la même occasion.
Un moment silencieux s’écoula. Puis Katz parla, détachant chacune de ses paroles.
— Personne ne viendra. Abandonnez l’espoir. Le cargo a explosé il y a soixante-dix heures, trente minutes après son départ. De l’autre côté de la planète, pendant son accélération. Ils n’ont pas pu émettre en direction du Collier, si tant est qu’ils se sont aperçus de notre absence. Nul ne viendra plus ici.
Hicks ne s’aperçut pas qu’il était tombé à genoux. Les rouages de son esprit s’enrayaient, grinçaient douloureusement les uns contre les autres.
— Vous mentez, bredouilla-t-il. Quelqu’un va venir, c’est obligé. Obligé. Vous n’avez pas pu commettre huit assassinats uniquement pour me piéger…
Mais il savait que si. Sur les huit hommes restants, sept étaient ingénieurs, des techniciens de haut vol. Saboter un tanker ne devait leur être à chacun d’aucune difficulté sérieuse. L’image de l’infirmière s’imposa une seconde à son esprit, avant de disparaître comme elle avait disparu, transformée en gaz en l’espace d’une milliseconde.
— Meurtrier… Vous n’êtes qu’un meurtrier, un assassin…
— Peut-être changerez-vous d’avis. Ne me croyez pas insensible, mais nous étions déjà morts. Kibrilon était notre vie, notre progéniture. Qu’est-ce qui nous attendait, de retour dans notre chère patrie ? L’obsolescence et l’oubli. Moi, je suis un des pères de Kibrilon, un de ceux qui l’ont construite. Vous êtes un de ses enfants, par conséquent un lien de famille nous relie. À votre corps défendant, j’en conviens. Il est vrai qu’on ne choisit pas sa famille.
Hicks se releva, écrasant des débris de verre, s’adossa contre la paroi. Ses oreilles bourdonnaient. Il lui semblait que la sonnerie d’alerte n’en finissait pas de rebondir dans le vestibule, comme un écho qui ne veut pas mourir.
Cela n’en finissait pas. Un rêve, une hallucination ne durait jamais si longtemps. Ou bien, il avait sombré dans la folie ! Il se trouvait dans le dernier transport, et il ne le savait pas. Mais cette explication ne le satisfaisait pas. Les sensations qu’il avait ressenties étaient trop réelles pour n’être que le simple produit d’un délire. Et il y avait les faits.
— Qui me prouve que tanker a sauté ? Et si vous mentiez, dans le but de…
— Un enregistrement est à votre disposition dans votre chambre. La cartouche vidéo a été insérée dans le lecteur, vous n’avez qu’à le mettre en route.
Hicks passa une main sur son front. Il brûlait, comme s’il avait la fièvre.
— Pourquoi moi ? Pourquoi m’avoir choisi ? Ce n’est pas moi qui décide des affectations dans CaseStation kvar. Les décisions sont prises dans le Collier de Bernal, pas ici. Je ne suis qu’un exécutant, mes obligations se bornent à la rentabilité de la filière.
— Vous aviez une belle situation, vous êtes encore séduisant. De ceux qui se refont une carrière.
— Et ce n’est pas votre cas. Vous êtes aigri ? Il faut l’être, pour avoir sacrifié Tasmine à votre stupide vengeance. Votre médiocrité vous insupporte ?
— Vous n’arriverez pas à m’irriter. Un mort ne se met pas en colère. Mais laissez-moi vous dire que vous vous trompez. C’est vous qui êtes médiocre, pas moi. J’ai fabriqué une partie de cette centrale d’exploitation. Qu’avez-vous fait ? Signer des papiers, autant dire rien. Du vent. Vous êtes à l’exemple de ces poissons rouges qui bouclent leur univers en cinq secondes, le temps d’un tour de bocal. Plus de métier, plus d’identité. Mais je vous dis cela sans haine. Vous ne valez pas la peine qu’on vous haïsse. Un chef sans troupe est un peu un dieu sans fidèles, vous ne trouvez pas ? D’une certaine façon, il cesse d’exister.
— Qu’est-ce que ce charabia ? Bon Dieu, je ne comprends rien à ce qu’il se passe !
Hicks fixait la porte condamnée sans la voir, ni elle, ni les cheveux dressés sur sa nuque. L’absence de violence manifeste de cette voix creuse le désarçonnait et l’épouvantait tout à la fois. Si seulement il avait affaire à un dément, proférant menaces et anathèmes… Mais non, Katz formulait sa sentence avec la sérénité du religieux sûr de sa morale, vous envoyant au bûcher. Hicks tâchait d’orienter ses pensées dans un sens précis, d’endiguer la panique et la révolte impuissante qui à nouveau s’installaient en lui, lui dictant de se coucher là et de se boucher les oreilles. Katz était là, tout près, séparé de lui par quelques mètres de vide mais aussi puissant qu’un trou gravifique. Et jamais il ne pourrait l’atteindre.
Il se passa une main sur le front.
— Comment avez-vous procédé, pour l’éclairage ?
— Oh, des détails techniques ne vous apprendraient pas grand-chose. Disons que nous ne manquerons pas d’électricité avant longtemps.
— Nous ne tiendrons pas indéfiniment, dit Hicks sans trop y croire. Les installations biotiques ont été mises en veille, elles finiront par s’éteindre. L’air, l’eau, la chaleur, tout cela va faire défaut sous peu, et votre petit jeu sera terminé.
— Il m’a fallu une journée entière pour relancer le recyclage d’air. Autant pour rétablir l’eau courante. De ce côté-là, nous sommes tranquilles pour au moins un an. Pour le reste, ne vous inquiétez pas.
Pour un an, répéta Hicks, sentant ses cheveux se dresser sur sa nuque. Et il n’avait aucun moyen de vérifier les dires de son geôlier. Il ne possédait pas le bagage technique qui aurait pu lui être d’une aide quelconque.
Ce fut à peine s’il entendit Katz, qui martelait :
— Nous sommes seuls, Hicks. Des passagers clandestins squattant la cale d’un cargo abandonné, loin de tout. Pour tout le monde, la destruction du dernier transport passera pour un accident que l’on mettra sur le compte de l’extrême vieillesse du matériel. L’extérieur n’existe plus, nous sommes perdus pour le reste de l’univers. Seuls, comme deux vieux amis. Nous avons tout le temps de faire plus ample connaissance.