CHAPITRE VI
Il cessa de bouger. Tirer en tous sens ne servirait à rien.
Les crampes finirent par s’apaiser. Hicks savait qu’il ne s’agissait que d’une courte accalmie. La douleur était là, stagnant au creux des cuisses, attendant que son débit sanguin s’accélère pour diffuser tel un venin à effet foudroyant. Non, il devait rester immobile. Feindre la mort. Peut-être la souffrance l’oublierait-elle.
« Faire le mort… Bientôt je n’aurai plus à faire semblant. Combien de temps un homme peut-il tenir sans boire ? L’ironie, dans tout cela, est que je porte de l’eau sur moi. De l’eau, et la possibilité de mettre définitivement fin à mes souffrances…»
Il se força à respirer lentement, à réfléchir. Il était bloqué, à cheval sur le panneau de fermeture. Deux voies s’offraient à lui : la mort par déshydratation, ou, d’une manière plus rapide, la mort par le panneau de fermeture. Celui-ci réagissait à la moindre chute de pression. S’il détectait un changement, ce qui était courant, le panneau métallique (ou était-ce un diaphragme ?) s’abattrait avec la puissance d’une presse hydraulique, le coupant par le milieu aussi proprement qu’un couperet.
Et cela pouvait advenir à tout instant.
Les angles durs du cutter s’imprimaient dans son rein gauche. Il songea avec un amusement caustique que s’il se mettait à avoir une érection, celle-ci serait extrêmement douloureuse tant il était à l’étroit. Il lui était arrivé de se masturber au début de sa claustration, et c’était toujours en pensant à l’infirmière, ou à une photo de magazine. Jamais à sa femme, Nade. Mais cela n’avait guère duré qu’une semaine. Tout désir était mort en lui. Et le soir, au retour des « patrouilles » dans la station, ses efforts pour dresser ce tuyau de chair étrangère entre ses cuisses se soldaient généralement par un échec.
Il sombra dans une torpeur fiévreuse, minée par la soif. D’autres mirages l’assaillirent, grouillants de cafards génétisés pondant dans sa chair. Plusieurs fois il surgit de stases d’engourdissement, en train de mâcher sa langue. L’air semblait se corrompre d’une moiteur suspecte. Ce n’était pas impossible, si le conduit s’interrompait dix ou quinze mètres plus loin. Combien de litres d’air consommait-il à la minute ? Probablement beaucoup trop. Mais peut-être s'agissait-il tout simplement du relent de sa propre transpiration.
Puis il pensa à ce rat qu’il avait emprisonné dans la combinaison spatiale du module de sortie. Tous deux se trouvaient dans la même posture. Sauf que l’animal était certainement déjà mort.
« Si jamais je m’en sors, je jure que je prendrai soin de toi », se dit-il, conscient de la valeur magique de ce serment.
Sa vessie ne le torturait plus autant. Il y voyait un mauvais présage. Cela signifiait peut-être qu’elle avait atteint son volume maximum, qu’elle était près d’éclater. Quelles conséquences une rupture interne pouvait avoir sur l’organisme ? Pouvait-on survivre à la diffusion d’un litre d’urine dans tout le corps ?
À moins que la soufflerie ne se réveille à nouveau, comprimant l’air dans le conduit, le transformant en bouchon humain. Ses tympans et ses poumons éclateraient, le gaz diffuserait dans son sang en grosses bulles qui iraient s’amasser dans le cœur.
Les rêves se succédaient, compliqués et indéchiffrables, dont le souvenir se consumait aussitôt.
Il rampait, rampait à la poursuite d’une forme qui progressait devant lui. Une conviction le taraudait : la chose devant lui était Katz, et celui-ci le fuyait. Hicks barattait des coudes et des genoux, se mettant les articulations à nu ; le conduit devenait gluant de sang sur lequel il dérapait. La distance se réduisait graduellement, tandis que l’espace s’incurvait. L’autre n’était plus qu’à un mètre. Hicks tendit la main, glissa sur une chaussure. Bon Dieu, presque… Et sa main se referma sur une cheville. ET AU MÊME MOMENT, UNE MAIN, DERRIÈRE LUI, S’ENFONÇA DANS LA CHAIR DE SA CHEVILLE.
Épouvanté, il ouvrit les yeux. Une seconde plus tard la souffrance afflua, dilatant sa bouche. Il ne fut capable d’émettre qu’un couinement ridicule. Le rêve qu’il venait de faire – ce rêve avait intégré les prémices d’une crampe dans le mollet gauche. Il tendit la jambe, tout en évitant soigneusement à son dos de toucher la paroi supérieure. Lors de la première attaque, il s’était cambré au point d’imprimer la rainure du panneau de séparation au niveau des reins. À présent, le moindre effleurement gravait une barre de feu au bas du dos.
La douleur s’étira sur une éternité, en équilibre sur le fil de l’évanouissement. La musique s’était enfuie. Faisait-il déjà nuit ? Le temps se distendait comme du chewing gum. Hicks était trop faible pour parler à voix haute, ses pensées ne parvenaient plus à franchir le seuil craquelé des lèvres. Celles-ci avaient gonflé, pour prendre une consistance camée.
Bien plus tard.
Il ne sut ce qui l’avait réveillé. La salive avait séché sur le métal, formant une pellicule écailleuse. Il ne se rappelait pas avoir perdu connaissance. Sa vessie était devenue insensible, mais il la devinait dure et lourde comme si on avait introduit du béton en poudre à l’intérieur, qui s’était mélangé à l’urine et solidifié. La faim avait disparu également, oblitérée par la soif. Il faisait plus chaud. Son cerveau était une éponge sèche, proche de l’effritement.
Le temps perdait sa cohérence, piégé comme lui.
Encore plus tard. La musique lointaine, et puis ce glissement feutré, irritant.
— Satanés cafards…
Il releva la tête. Sa respiration sifflait, son nez et sa gorge étaient encombrés de mucosités. À présent c’était certain, il se trouvait dans un cul-de-sac, l’air lui était compté. D’ailleurs, quelle importance ? Cela ne figurait qu’une nouvelle façon de mourir, à rajouter aux autres. Sans doute moins douloureuse, puisque la narcose le plongerait dans l’inconscience avant de le tuer.
Que pensait Katz à cet instant ? Le croyait-il dans sa chambre, en train de bouder ou quelque chose comme ça ? Il était trop tôt pour qu’il se soucie de sa disparition.
Quelle conclusion stupide ! Sans même la consolation d’avoir découvert qui se cachait derrière la voix. Le pire était qu’il ne disposait d’aucun indice solide pour étayer ses soupçons. Katz pouvait être Sernine, ou bien Monge, Piet, Clute, Karil ou Menahem, ou Xantief… Xantief était l’ingénieur qui avait mis au point la disposition récurrente des cellules. Il les connaissait comme sa poche. Oui, ce pouvait être lui. Comme n’importe qui d’autre. Monge, par exemple. Il s’occupait entre autres des filtres bactéricides, et il y en avait partout. Pourtant, il restait convaincu qu’il aurait pu, un jour…
Le glissement se rapprochait. Avec un autre bruit, un clapotement bizarre. Hicks se demanda si les rats, avec leurs sens surdéveloppés, ne s’étaient pas aperçus de sa situation, et accouraient pour la curée… Il tâcha de se persuader que ce n’était peut-être pas si mal. Si les dents des rongeurs lui sectionnaient une artère, il mourrait en quelques secondes.
Cela provenait de derrière. La tôle elle-même véhiculait le bruit. Ce qui s’approchait était plus gros qu’un rat. Nettement plus gros. Hicks essaya de remuer, mais il était sans force.
— Bela, vous êtes là ? Pas trop tôt. Ne vous inquiétez pas, et cessez de vous agiter. Vous êtes bloqué… Je m’y attendais. Une trappe de maintenance se trouve non loin d’ici.
Une main dure lui saisit la cheville. Souffrance aussi intense que brève.
— Katz ! réussit-il à crier.
Il se sentait devenir mou comme une chiffe. Il retroussa les lèvres pour parler, demander comment il avait réagi si vite. Pourquoi il s’était déplacé, alors qu’il aurait pu le laisser mourir. Sa mâchoire demeura béante, comme si on lui avait extirpé, sans douleur, tous ses nerfs. Aucun de ses muscles ne répondait plus. Seul le pouls continuait à battre.
Il sentit de très loin la traction en arrière. Katz émettait de curieux bruits, comme des soupirs étouffés. Et toujours ce clapotement.
« Je vais enfin savoir qui tu es », songea Hicks, réduit à un pantin désarticulé. Il lui semblait pouvoir être tassé dans une boîte à chaussures sans dommage. Que l’on puisse sans lui porter préjudice le compresser en un cube de chair parfait.
Katz reculait. Hicks n’opposa aucune résistance à la traction.
« Mon corps va se déchirer comme du carton mouillé, Katz va se retrouver avec un morceau de jambe entre les mains. Ou bien ma chair va s’étirer, comme de la guimauve…»
Rien de tel ne se produisit. Sa tête ripa sur le panneau de fermeture à moitié baissé. Il la sentit heurter le battant, rebondir. Il assistait à cette scène comme dédoublé, étranger à son propre corps. Pourtant son cerveau restait lucide. Un afflux de chaleur au niveau de l’abdomen lui indiqua que sa vessie était en train de se répandre. Ses muscles, incapables de retenir plus longtemps la pression intérieure, avaient fini par se relâcher. Il se sentit honteux de s’oublier ainsi sous lui, comme un nourrisson. Katz ne semblait pas s’en formaliser. Il remorquait son fardeau d’une poigne qui ne faiblissait pas.
— Je vous ai injecté un produit qui abaisse le tonus musculaire. Excusez-moi d’être arrivé en retard, j’ai d’abord cherché dans les environs du Tactique, avant de m’apercevoir que vous vous étiez égaré. Vous pourrez vous rendre compte que vous avez tourné en rond.
Il le halait avec régularité. Ils franchirent un coude. Hicks discernait vaguement ses bras qui traînaient, lourds comme du plomb, comme désossés. Sa joue devint humide, et une puanteur d’urée s’incrusta dans ses sinus.
Katz soliloquait :
— Vous auriez dû prévoir que le coup des canalisations ne marche qu’à la télé. Estimez avoir eu de la chance, Bela. Au fond étaient encastrés des ventilateurs à filtres bactéricides. Si vous ne vous étiez pas trompé de chemin, je n’aurais jamais pu vous tirer de là. Vous auriez fait bouchon, et le souffle comprimé des turbines aurait fini par faire éclater vos poumons comme des sacs de papier.
Hicks essaya de répondre. Seule une bouillie de marmonnements pâteux sortit de sa bouche. Soudain, il se rendit compte que la voix de Katz n’avait pas changé : elle sortait d’un micro. Ce n’était pas un homme qui parlait, mais une machine.
Il ne comprenait plus. Qu’est-ce qui se trouvait derrière lui, dans ce cas ?
La chose qui était Katz stoppa subitement. Hicks essaya de relever la tête. Celle-ci était comme collée au sol. Un froissement se fit entendre, tout proche.
— Terminus !
La main le saisit de nouveau par la cheville, le tira sur deux pas. Un carré de lumière l’éblouit, ses paupières se fermèrent instinctivement. Puis il n’y eut plus rien sous lui. Durant un quart de seconde, il se sentit tomber en chute libre. Il crut à un dysfonctionnement de son oreille interne, cela s’était produit pendant le voyage d’arrivée à Kibrilon. Il ouvrit les yeux – puis un choc lui enfonça la tête dans les épaules.
Pendant dix secondes, il resta étourdi. La lumière se gravait cruellement sur ses rétines, brouillait ses yeux de larmes. Il réussit à faire descendre une taie rougeâtre sur ses pupilles. De là-haut lui parvint, plus fort, un soupir de pistons. Hicks entrouvrit les yeux. Il gisait le corps tordu, bras et jambes emmêlés, la tête tournée vers le haut. Et dans le rectangle sombre d’où il était tombé, se profila quelque chose d’impossible.
Cela ne dura qu’une seconde. Une masse pansue, clapotante, se déplaçant dans l’ouverture, et ce disque, comme une roue de vélo d’enfant… puis plus rien. Cela avait disparu. La trappe était vide. La grille de ventilation pendait, à demi arrachée, seulement retenue par une vis.
Pendant près d’une heure – du moins le supposa-t-il –, il fut incapable de penser. L’engourdissement commençait à le gagner lorsque son cou se mit à le tirailler de fibrillations anarchiques.
Il tendit ses muscles. Cette fois, ceux-ci répondirent à la sollicitation. Le produit de Katz cessait de faire effet. Il lui avait probablement sauvé la vie : sans lui, sa nuque se serait rompue en heurtant le sol.
Hicks ne pouvait s’empêcher de songer avec humiliation qu’il avait été délivré par celui-là même qu’il venait neutraliser. Katz s’était tenu à portée, et il avait été impuissant à l’attraper. À peine avait-il pu l’entrevoir.
Un à un, il put déplier les éléments de son corps. Il le fit avec ménagement, comme il l’aurait fait d’un vieux manuscrit menacé d’effritement. Un coup d’œil alentour. Il se trouvait dans un ancien magasin alignant des rayonnages d’acier brossé dégarnis, à proximité d’un couloir boudin. Presque au point de départ… Toute la situation se résumait à cette phrase. À ce mot : boucle. Il était pris dans un processus circulaire, une orbite sans échappatoire. Ici, le temps s’écoulait différemment de celui auquel on l’avait habitué, pour lequel il avait été programmé. Il n’était pas linéaire, mais progressait par à-coups. Et chaque à-coup, s’il était mal dirigé, le faisait revenir au point de départ.
Les sens lui revenaient peu à peu. Une puanteur abominable l’imprégnait tout entier, une pellicule de crasse noire enduisait sa combinaison de travail. Une fois lavé, il lui faudrait s’en débarrasser.
La lumière était redevenue supportable. Il se traîna jusqu’au couloir boudin, qui s’ouvrit à son approche. Au-dessus de l’issue opposée, une caméra le fixait.
— Katz, vous êtes revenu ? Parlez-moi.
— Je n’ai jamais quitté le Tactique. Avez-vous fait des découvertes intéressantes au cours de votre promenade ?
Trop fatigué pour relever la gouaille, Hicks lui révéla la présence de champignons en certains endroits.
— Le taux d’humidité a dû se modifier légèrement. Rien de grave en soi. Kibrilon a retrouvé son équilibre homéostatique.
— Qui était-ce, dans le conduit ? Vous n’êtes pas seul, il y a quelqu’un d’autre.
À nouveau ce rire en forme de caquètement.
— Je pensais que vous aviez compris. Ce qui vous a sauvé n’est que le khod de la station, l’unité polyvalente d’entretien. Inutile, sur CaseStation, et trop vieux pour être recyclé. Adapter une seringue à l’extrémité d’un de ses membres, soit dit en passant, n’a pas été une partie de plaisir. Le programmer était trop difficile, je me suis contenté de le télécommander.
— Mais vous vous êtes douté…
— Je conserve toujours un œil sur les détails matériels. Un dysfonctionnement s’est déclaré dans un des anémomètres, ces senseurs contrôlant la vitesse de l’air dans les conduits. L’un d’eux s’est détraqué sans raison apparente. J’ai voulu savoir pourquoi.
— Je me souviens… Un boîtier, près de la bouche de ventilation. J’ai buté dedans sans le vouloir.
Hicks utilisa le mur pour se relever. Il dut le faire en trois temps. D’abord, se mettre à genoux. Redresser le torse. Puis les jambes… flageolantes, mais ça tenait. Il tituba dans le couloir-boudin, en appui contre la rampe. Maintenant il se souvenait. Il était sûr d’avoir entendu ce mot, khod. Qui en parlait alors ?
Katz n’avait pas menti. Il se trouvait dans une cellule adjacente du Tactique. À l’embranchement il avait bifurqué à gauche, puis le conduit l’avait ramené en arrière.
Il revint aux dortoirs, se dévêtit de sa combinaison et de ses sous-vêtements trempés de sueur et d’urine. La bouteille d’eau était dans sa poche arrière, mais elle était toute aplatie à côté du cutter. Probablement avait-elle éclaté quand il s’était écrasé au pied du mur. Il fit une boule de tout cela, qu’il jeta dans la poubelle stérilisatrice. Le cutter échoua dans le tiroir de la table de nuit.
Trop las pour se frictionner, il fit couler la douche. Chaque goutte martelait sa peau comme un poinçon piquetant une surface de glaise, par un bizarre effet de rétroaction à l’injection. Contrairement à ce qu’il craignait, il ne conservait aucune autre séquelle musculaire. Une grosse bosse sensible sur le haut du crâne lui rappelait qu’il était tombé de près de deux mètres. Son corps était marbré d’ecchymoses formant une géographie de taches bleues et jaunes. Le haut de ses phalanges était encroûté de sang caillé.
Un second passage sous le jet tiède fut nécessaire pour qu’il se sente à peu près propre. Alors qu’il sortait du bac de douche, le souvenir lui revint : un ingénieur du nom de Clute. Il s’occupait des problèmes cybernétiques des PARK. Il passait ses loisirs à s’amuser avec le khod, un robot doté de roues et de télémanipulateurs. Clute planquait quelque chose, un objet usuel, dans le complexe de production. Il programmait le khod pour qu’il le retrouve. Certains pariaient sur le temps que durait la chasse. Par conséquent, Clute n’était pas Katz. Ce dernier lui avait avoué être obligé de téléguider le khod. Clute, lui, aurait su le programmer.
— Clute est donc mort, murmura-t-il, la voix empâtée de fatigue. Un de moins. Restent six sur la liste. Six qui pourraient tous être Katz.
Cet indice était tout de même quelque chose. Il prouvait que l’identité de Katz pouvait être percée de façon négative, par élimination.
Hicks mangea gloutonnement puis s’allongea. Deux respirations plus tard, il était endormi.
Plus tard, Katz lui apprit qu’il avait dormi quarante heures d’affilée. Son sommeil fut troublé par des cauchemars où il étouffait.
Il se rappelait de Monge, ce camarade d’école portant le même nom que l’ingénieur mélomane, et qu’il avait effacé de sa mémoire. Pourtant il avait vécu plusieurs années sous son influence. Monge était un garçon aux cheveux noirs mais criblé de taches de rousseur. Il passait son temps à lire des ouvrages historiques au lieu de regarder les chaînes gouvernementales qui racontaient elles aussi l’Histoire. Hicks n’avait jamais partagé cette passion pour les livres mais, d’une certaine manière, Monge l’emplissait d’un trouble sentiment de jalousie et d’incompréhension. Il n’avait rien à voir avec ses parents et les garçons qu’il fréquentait. Lui seul osait critiquer, dans les salles de récréation, la politique sociale des Compagnies et l’utilisation par celles-ci de mercenaires.
Quand ses parents, inquiets de voir l’ascendant du garçon trop sombre, lui avaient interdit de le fréquenter, Bela avait obéi. L’autre n’avait pas paru s’en apercevoir, et cela l’avait mortifié. Peu après, Monge avait été renvoyé pour incorrection et menées subversives. Hicks en avait ressenti un immense soulagement : finalement, son ami avait perdu. Cela ne prouvait-il pas qu’il avait tort ? Quelques troubles avaient suivi, comme des vaguelettes sur un étang après la chute d’une pierre. Hicks avait observé sans les comprendre les débordements politiques de ses camarades. Puis tout était rentré dans l’ordre. Aujourd’hui, il aurait été bien incapable de les juger, mais sur le moment, il avait pensé aux nuisances que cela pouvait occasionner pour ses examens à venir.
Dix ans plus tard, il l’avait revu dans une galerie de peinture où il accompagnait Nade, pour un vernissage. Monge donnait le bras à une femme vulgaire, habillée d’une combinaison polyvalente comme on en portait dans les bas quartiers. Lui aussi était pauvrement vêtu, mais il souriait et la femme était belle. Plus belle que Nade, à sa façon. Il avait ouvert la bouche pour lui parler, mais Hicks avait fait semblant de ne pas le reconnaître.
Puis Hicks l’avait gommé de ses souvenirs. Jusqu’à cette nuit où il lui était apparu. Hicks était dans la rotonde. Sa main droite, coupée net au niveau du poignet.
« Voilà tout ce qu’ils ont emporté de moi », trouva-t-il à songer. Il était seul, et quelqu’un désirait entrer. Un sentiment intense de danger enserrait sa poitrine dans un étau. Il abaissa le regard vers l’arène transparente. Monge flottait en plein espace dans une vieille combinaison polyvalente. Il tenait une main tranchée en train de toquer à la vitre de l’index recourbé. Toc, toc…
— Ici, ce n’est pas chez toi, disait-il. Laisse-moi entrer.
Hicks ouvrit brusquement les yeux. Un sentiment d’urgence extrême le jeta à bas du lit.
— La promesse, dit-il sans avoir conscience qu’il parlait tout haut. J’ai promis au rat…
Il s’habilla en hâte, se cassa la figure en enfilant trop vite les jambes de son pantalon. Il faudrait qu’il trouve une nouvelle salopette, ses vêtements lui paraissaient affreusement inconfortables… mais plus tard, plus tard. Le rat, d’abord. Il devait être sur le point d’étouffer. Hicks ouvrit le vantail à la volée et remonta le couloir au pas de course, pris d’angoisse à l’idée de ne retrouver qu’un cadavre. La survie du petit animal devenait primordiale. Depuis combien de temps était-il enfermé dans la combinaison spatiale ? Les chiffres s’embrouillaient dans sa tête. Peut-être était-il en train d’agoniser, dans quelques instants son cœur cesserait de battre.
Hicks traversa la rotonde, s’arrêta brusquement. Il revint jusqu’à la grande jatte de biscuits apéritifs ramollis, en saisit une poignée qu’il fourra dans sa poche. Puis il se remit à courir. L’épisode dans les conduits d’aération l’avait affaibli et un point de côté le plia en deux, l’obligeant à s’interrompre quelques instants, le cœur au bord des lèvres. Il repartit en clopinant.
La combinaison était là, chiffonnée en tas sur le sol du module de sortie. Hicks s’efforça à la prudence. Ne pas affoler la bête avec des mouvements trop vifs. La première fois, elle avait dû avoir aussi peur que lui.
Il s’accroupit avec circonspection, tendit les mains vers le casque. Celui-ci n’était pas verrouillé, il suffisait de lever la visière étanche.
Il prit le casque à bras le corps et commença à le dévisser. Des souvenirs d’instruction obligatoire lui revenaient. Un quart de tour, un déclic. Une brève succion. Voilà, c’était ouvert. Il entrouvrit le casque de la main gauche, pour laisser l’air circuler. Un peu d’air, mon vieux…
Derrière lui il perçut le ronron sourd de la caméra effectuant un panoramique de contrôle. Katz devait être en train de se poser de drôles de questions.
Il resta ainsi, ne sachant plus que faire. Les gâteaux apéritifs étaient dans sa poche gauche. La mauvaise, bien sûr… S’il fouillait avec son autre main, la droite, il se mettrait dans une position ridicule.
Eh bien, tant pis, se décida-t-il. Il fallait agir. Il ouvrit grand le casque et regarda à l’intérieur.