CHAPITRE PREMIER

Des applaudissements saluèrent le départ du cargo. Mais de toute évidence, le cœur n’y était pas. Les huit hommes assemblés dans la rotonde de détente de Kibrilon savaient qu’ils allaient partir eux aussi.

Les écrans disposés sur le pourtour montraient sous divers angles l’appareil accélérant vers Satori pour échapper à la gravité de la planète. Par effet de fronde, comme ils disaient. Le Samedi, vieux tanker pansu à combustion de cinq cent mille tonnes, ressemblait à un concombre d’aluminium strié dans le sens de la longueur.

— L’avant-dernier, murmura Monge, un technicien responsable du circuit sanitaire, en grignotant un gâteau d’apéritif. Direction Bernal. Il ne reste plus que nous, la dernière garde. Le Jour-du-Seigneur appareille dans quatre heures à peine.

Il avait dit Jour-du-Seigneur, et non Dimanche. On ne le voyait guère sans un casque d’audition sur les oreilles. Le petit homme remuant et grassouillet avait une réputation de mélomane érudit. Il avait choisi la musique rythmant les départs. Des musiques lugubres, comme tout ce qu’il écoutait. Quand Hicks lui avait demandé pourquoi il n’avait pas choisi l’hymne de la Compagnie, Monge s’était contenté de sourire. Un jour, il avait semé une belle panique au Tactique, en sortant dans l’espace avec son walkman, sourd à toute communication.

— Il paraît que la kaléidoscine revient à la mode. Sûrement de vieux stocks cryo qu’ils essaient de fourguer…

— Ma fille, là-bas dans le Fuseau de Driov, ça fait un an qu’elle est sortie de l’académie Kavine. Depuis qu’elle appartient à cette secte des Fils de Vangk, elle ne cherche même plus de travail.

— Ces saloperies de mycoses passent toutes les désinfections. Elles s’adaptent plus vite que les punaises du vide…

La litanie habituelle.

Bela Hicks fit tourner la bière au fond de son gobelet, tout en maugréant. De la bière de levure provenant d’un autre Habitat de la Rosace, peut-être Mont-Y, allez savoir. Dégueulasse, comme tout ce qui avait trait à Kibrilon. La plate-forme d’extraction atmosphérique Kibrilon, qu’il avait dirigée au cours de ses deux dernières années d’exploitation. L’échéance était arrivée, et Hicks n’était pas mécontent de ficher le camp. Si cela n’avait tenu qu’à lui, il aurait quitté par le premier convoi la vieille plate-forme réformée.

Mais les directives du siège avaient été très claires :

« Un capitaine doit rester jusqu’au bout à bord de son navire. Et notre entreprise est un navire, un vaisseau ancré à son orbite. »

Piochant dans une grande jatte remplie de biscuits salés, Hicks jeta un coup d’œil sans bienveillance à la bande de quinquagénaires. Assis sur les marches des gradins cerclant la rotonde à la façon d’un amphithéâtre, ils évitaient de le regarder.

Réformés, comme la station. Tous, ils avaient la gorge nouée d’abandonner ce qu’ils avaient contribué à édifier – tous sauf lui. Pour Hicks, gérer Kibrilon n’avait été qu’une tâche, une simple étape dans sa carrière de cadre gestionnaire. Il avait juste la trentaine ; son corps et son nez allongés, sur les photographies d’entreprise, le voûtaient un peu ; les tests psychotechniques lui donnaient une intelligence un peu au-dessus de la moyenne. Il avait sa place dans la nouvelle centrale de production, CaseStation kvar, contrairement au ramassis de croûtons qui l’accompagnaient.

— Paraît qu’ils ont des tas d’ennuis sur CaseStation, déclarait non sans contentement l’un d’eux, un type à la peau foncée et aux joues couperosées du nom de Piet. Des problèmes avec les U.R…

— Ces gestionnaires propres sur eux font trop confiance à la robotique, renchérit un autre. Excuses, Clute. Je ne te visais pas. Un jour ils le regretteront. Rien ne remplace l’humain, y compris dans les milieux inhospitaliers.

Le chef de service vida d’une rasade son gobelet de bière et le plia dans sa main.

Hicks frotta ses paumes l’une contre l’autre afin d’enlever les miettes qui y adhéraient. Puis il passa les doigts dans la brosse décolorée de ses cheveux en se retenant de bâiller. Ces discussions pleines de rancœur l’ennuyaient férocement.

Comme par défi, ils avaient conservé leurs combinaisons de travail bleues pochées aux genoux, renforcées aux coudes, qui contrastaient avec la tenue gris perle impeccable de Hicks. L’un d’eux avait même accroché à la ceinture son vieux visio cellulaire blindé, un gros combiné encadré d’aluminium que l’on pouvait enclencher sur un casque de scaphe.

— Et les punaises du vide, ajouta un troisième, du nom de Menahem. Ils ont dû refaire tout le câblage extérieur, elles avaient bouffé les isolants. De vraies saloperies, mais leurs fameuses simulations prospectivistes auraient dû prévoir que ça arriverait. À croire que les punaises sont plus intelligentes que leurs génies. Ça leur a coûté une bonne semaine. Nous, on aurait pris des précautions.

Malgré son âge, les cheveux du climatologue étaient d’un noir intense. Sûrement une teinture. Ses paroles furent saluées par des ricanements. La tension se relâchait, les hommes se laissaient aller, disaient un peu n’importe quoi. Ils buvaient trop. D’ailleurs, la plupart étaient alcooliques. Il lui était venu aux oreilles, il ne savait plus comment, qu’un alambic avait été installé dans une cellule de la station. Ils utilisaient comme base de l’alcool pharmaceutique dilué, qu’ils mélangeaient à ces champignons bleu-noir parvenant à pousser en quelques heures autour des points de microfuites, près des sas de sortie. Eux, au moins, savaient s’adapter.

Hicks leva les yeux au plafond pour échapper à ce spectacle désolant. On y avait encastré un treillage imitation osier, auquel se cramponnaient des résidus de plante tire-bouchonnés – une espèce de vigne vierge pleureuse, que l’on avait eu le plus grand mal à détacher tant elle était tenace. Hicks, lui, ne s’était jamais attaché à la plate-forme. Peut-on s’attacher à une structure en nids d’abeilles, aux cellules reliées entre elles par des couloirs gonflables ?

De l’extérieur, elle avait l’aspect d’une dentelle en losange d’un kilomètre d’arête – presqu’aussi grande qu’une Porte de Vangk –, épaisse d’un mètre hormis les compartiments pressurisés appelés cellules, les réservoirs et les garages à pieuvres pris dans un sertissage de composite surcéramique. Douze pousseurs à gaz de grande puissance étaient soudés sur le pourtour, afin de faire tourner l’ensemble de l’architecture. En somme, rien d’attrayant. On l’avait conçue comme une véritable grue, capable de traîner à la fois, depuis l’espace, deux immenses manches à air pourvues de filtres servant à écoper les molécules carbonées de la haute atmosphère.

La récolte, sous forme liquide, allait emplir le ventre de tankers automatiques géants comme celui qu’ils regardaient partir. Après, cela ne les regardait plus.

Celui-ci emportait dans ses flancs l’équipe de maintenance à destination du Collier de Bernal, leur Habitat d’origine. Ne restait qu’un cargo où il allait s’embarquer, lui et les sept chefs de service. Ainsi que le vieux débile de la sécurité qui ne sortait jamais du centre tactique – le Tactique, comme ils disaient tous –, et sa petite pute de fille, Tasmine. Où étaient-ils, ces deux-là ? Pourquoi ne participaient-ils pas à la petite fête d’adieu ?

Après tout, il s’en fichait. Il avait soif.

Une fois les derniers occupants partis, nul ne viendrait plus et la station s’éteindrait doucement. On ne s’était pas donné la peine d’arrêter tous les systèmes. À quoi bon ?

Le tanker disparut dans la lueur aveuglante du croissant diurne de Satori. Kibrilon glissait sur une orbite circulaire parallèle au terminateur, infime frange séparant le jour de la nuit qui constituait l’aube et le crépuscule à la surface de la planète. L’air chaud du côté ensoleillé rencontrait celui, gelé, de la face cachée ; il remontait en se détendant, provoquant la condensation d’une écume organique en denses paquets nuageux, de couleur sombre.

Le plancher transparent de la rotonde donnait l’impression de marcher directement sur l’orbe fumeux de Satori, dont on pouvait se demander s’il existait un sol en dessous. Une lueur laiteuse s’en dégageait.

La planète emplissait tout le hublot – « l’œil », comme on l’appelait. Une tempête d’ammoniac faisait rage sous leurs pieds, déformant l’atmosphère azotée, enroulant un chapelet de cirrus filamenteux comme une centrifugeuse file de la barbe à papa. Mais Hicks n’avait jamais réussi à apprécier ce déchaînement élémentaire, qui témoignait d’une violence qui lui était étrangère. Non plus que les colonnes de Merritt, geysers chimiques se haussant à trente kilomètres d’altitude pour se dilater en parasols cristallins, qui retombaient dans les océans de méthane.

Satori abritait un écosystème du froid, des sortes de crabes mous et de salamandres venimeuses barbotant dans le méthane liquide, ou rampant sur des icebergs auxquels s’ancraient des coquillages translucides et un varech bleu. Ils respiraient de l’oxygène, recrachaient par des évents du sable pulvérulent. Dans le temps, la Rosace y avait envoyé quelques sondes ; il n’en restait que des kilomètres de documents audiovisuels sans intérêt, et la certitude qu’on ne pouvait y vivre. Les sept mondes de la Rosace formaient une configuration gravitationnelle stable, tournant autour d’une Porte de Vangk, à un million de kilomètres de Satori. Grâce à Kibrilon, Bemal était le plus riche des sept astéroïdes aménagés. Plus riche même que les länder Driov.

Hicks s’ébroua. Sa tête s’alourdissait de minute en minute, chauffer une pipe lui ferait du bien. Il l’avait laissée dans sa chambre. Cela tombait bien. La compagnie des vétérans le déprimait terriblement, il avait envie d’être seul.

Il apostropha Sernine. Celui-ci tenait son gobelet d’une main léopardée de taches bleues ramifiées, vestige d’un accident en atmosphère zéro qui avait fait éclater les capillaires et les veines affleurantes de son bras droit, jusqu’à l’épaule.

— Je vais m’allonger un moment. Pouvez-vous me réveiller avant le départ ?

Le technicien hocha la tête sans se donner la peine de dissimuler la satisfaction de le voir quitter la pièce.

Parfait. Qu’ils aillent tous se faire foutre.

Il s’engagea dans l’une des quatre travées coupant les gradins. La porte montée sur vérins, d’une épaisseur rassurante, s’ouvrit, et il pénétra dans une longue galerie souple, dépourvue de hublots, que l’air bouffissait autour de ses baleines métalliques, comme le corps d’un ver de terre vu de l’intérieur. On appelait « boudins » ces couloirs axiaux, à section circulaire. Sous ses pieds, une grille de barreaux serrés abritait un entortillement de câbles électriques, de lignes coaxiales de transmissions de données et de tuyaux d’air comprimé pour les systèmes pneumatiques de la station. Au-dessus de sa tête, courant sous la voûte, une rampe de néons jetait une lumière pas tellement différente de celle du métrotube, dans le Collier de Bernal.

La main glissant le long de la rambarde, il parcourut d’une démarche un peu hésitante les cent mètres le séparant de la cellule-dortoir. Ses pas éveillaient sur la grille des échos assourdis. L’espace de la station se divisait en cellules octogonales, chacune pourvue de quatre ouvertures figurant des points cardinaux imaginaires, selon une disposition dite à récurrence. Hicks n’avait jamais éprouvé le besoin de visiter toutes les salles. La plupart étaient réservées aux équipes de travail mais elles abritaient également des locaux communs, comme la rotonde qu’il venait de quitter.

Une autre porte coulissa à son approche. Il entra dans une salle haute de plafond, chichement éclairée de veilleuses. Quatre fois plus vaste que les autres cellules pressurisées, aussi impersonnelle et dépeuplée qu’un déambulatoire de drome. Avec l’inévitable chronomètre pivotant, plat comme une enseigne, servant de borne temporelle à la succession des équipes de travail, fixé par une courte chaîne à un conduit de climatisation courant au plafond. Trois lampes : une verte (le matin), une blanche (le jour), une orange (la nuit), symbolisaient le roulement des équipes. Depuis une semaine, la lumière avait été réduite de moitié, ce qui donnait à Hicks l’impression de vivre au fond d’un aquarium crasseux.

Deux escaliers surplombant les ouvertures est et ouest permettaient d’atteindre un second étage de dortoirs. Sous l’un d’eux, la tache plus claire qu’avait laissée sur le mur laqué jaune clair, au moment où on l’avait enlevée, la machine à café presque neuve. Les degrés de métal sonore à rampe de métal, que la vétusté avait gauchis vers l’intérieur, se rejoignaient pour former un palier en plaques de barreaux épais et compacts identiques à celles qui tapissaient le sol des boudins et des corridors, et qui protégeaient les entrailles électriques et autres.

L’air avait un goût de serre refroidie, pas franchement désagréable mais qui annonçait déjà la moisissure à venir.

« Une atmosphère de déménagement », songeait-il. D’ici quatre heures la station serait définitivement déserte, et deviendrait inhabitable, faute de chauffage et de renouvellement de l’air.

Après les deux clignotements d’usage la lumière vira au rouge pâle, en régime nocturne. En deux ans, Hicks ne s’était jamais fait à cette ambiance de sous-marin, où les équipes de manœuvre se relayaient vingt-quatre heures sur vingt-quatre pour assurer une production optimale. Quand les retards devenaient trop importants, on descendait jusqu’à trois écopes dans la soupe atmosphérique.

Un faisceau d’étroits corridors partait du hall. Sa chambre, au bout du premier à gauche. On avait retiré une cloison pour la rendre plus spacieuse. Juste en face de sa porte, une poignée rouge anti-DPS, du style de celles qu’on trouvait dans les transports en commun pour faire stopper une rame. Une plaque réglementaire était vissée au-dessus :

 

TIRER EN CAS DE DANGER
TOUT ABUS SERA PUNI

 

La poignée déclenchait l’obturation des gaines de ventilations intercellulaires, en cas de dépressurisation brutale. Même en temps normal, il y avait de la perte, un pour cent par an environ. Les stations n’avaient rien de systèmes clos.

La poignée de porte identifia son empreinte, et la gâche rentra dans le penne avec un bruit creux. Cette poignée était la première et seule chose qu’il avait fait poser. Hicks alluma le plafonnier. Une lumière jaune se répandit sur la moquette violette passée, le lit à eau au pied duquel bâillaient deux valises de plastique, la table de chevet avec terminal et lecteur de cartouches vidéo, le bar en L et la douche (la seule douche privée de la station). Le divan trois places fripé, boulonné au sol, tel qu’on en trouvait dans les halls d’attente, où il aurait volontiers allongé la petite infirmière à lunettes, Tasmine. Mais ses avances n’avaient servi à rien, ni ses insinuations sur la promotion qu’elle aurait pu en tirer.

À présent, il était trop tard. Et puis, Nade était censée l’attendre à la maison, dans une des sphères biotiques en chapelet constituant le Collier de Bernal.

Cette pensée acheva de le mettre de mauvaise humeur. Où diable avait-il fourré sa bouffarde ?

Il alla jusqu’au bar – en fait, une kitchenette munie d’une plaque chauffante, pour les jours où il n’avait pas envie de manger ces légumes transgéniques poussant sur la laine de verre du potager, servis à la cantine. Ouvrit le réfrigérateur du bas. Il restait une canette de dokudami tea, une autre de lait de soja sucré additionné de CPP, phosphopeptides ou quelque chose comme ça. Mieux valait ne pas savoir ce que cela signifiait. Tous ces sigles à majuscules dont on truffait la nourriture sonnaient comme autant de formules magiques destinées à le rassurer.

Il attrapa une canette au hasard, son regard parcourant la pièce aux cloisons de plastisol où étaient collés des hologrammes de sa femme, Nade, et de sa famille. La seule modification à l’agencement original de la chambre. Un rite idiot.

Il revint au lit, fut tenté d’allumer la télé. Tiens, la pipe était sur la table de chevet. Il ne se souvenait pas de l’avoir posée à cet endroit.

Il la saisit délicatement entre le pouce et l’index. L’écume de mer synthétique – du silicate de magnésium – qui la composait s’était fragilisée au cours des ans, elle avait tendance à s’écailler et à se craqueler comme de la vieille faïence. Il avait fallu changer deux fois la résistance d’allumage reliée à une bague plaqué or, à la base du fourneau. Malgré tout, ce genre de produit d’importation coûtait horriblement cher.

Il s’assit au bord du lit, tapota la pipe au-dessus du cendrier de terre cuite sigillée posé sur la table de chevet. Puis il ouvrit un tiroir, saisit sa blague en étain cerclée d’argent. Une algue spéciale parfumée à l’aspérule composait ce tabac, qui ne poussait qu’en microgravité, dans les serres d’un Habitat de la Rosace, la concaténation Larkin.

Il tritura du bout des doigts une poignée de tabac brun, en bourra le fourneau culotté, appuya sur la bague pour l’enflammer. Il était temps qu’il rentre, d’ailleurs : sa dernière réserve s’épuisait. Une explosion silencieuse de fumée rousse enfla dans la pièce pour s’élever jusqu’au plafonnier, se dissolvant comme à regret. Il aimait le poids, la densité de la pipe entre ses dents. Fumer était formellement interdit, mais personne ne lui avait jamais contesté ce petit privilège.

 

Il reposa l’étui argenté sur la table de nuit, près du terminal, s’allongea sur le lit à eau, creusa l’oreiller d’un coup de coude pour y nicher sa tête.

« Pas le moment de s’endormir, marmonna-t-il, la voix grumeleuse, après avoir tiré une autre bouffée. Ils seraient fichus de m’oublier…»

Les sensations corporelles refluaient dans un mouvement de balancier, telle une mer se retire à marée basse. Sa conscience commençait à décoller, se détachant de son corps comme une bulle de champagne du fond d’une coupe, de plus en plus rapidement.

« Une fois au plafond, elle éclatera », songea-t-il dans une sorte de stupeur. Il essaya de bouger, mais ses membres étaient amarrés au lit.

La pipe roula sur le côté en répandant le noyau brasillant de tabac sur la couette. Il entendit le choc étouffé du brûle-gueule sur la moquette.

Qu’est-ce qu’il m’arrive ? eut-il envie de hurler – mais ses cordes vocales refusèrent d’obéir à ses injonctions.

Il faut que je…