19
Fido chien de berger
Fido chien de berger, l’histoire d’un chien infiniment loyal et intelligent dans un village rural d’avant-guerre, fut publiée par Collins en 1950. Enid Blyton, qui noircissait des centaines de pages depuis son adolescence, avait trouvé une échappatoire à son enfance malheureuse dans les contes simples qu’elle inventait pour le jeune public. Elle a été rééditée sous une forme revue et corrigée pour mieux répondre aux mœurs actuelles et, depuis un demi-siècle, sa popularité ne s’est pas démentie. Les héros non-conformistes de ses romans vivent dans un monde idéalisé d’éternelles vacances d’été, d’aventures, de goûters copieux, de limonade au gingembre, de gâteaux et d’adultes tellement obtus qu’il faut tout leur expliquer. … ce qui n’est pas très loin de la réalité.
MILLON DE FLOSS
Enid Blyton
Je pénétrai dans le livre quelque part au milieu de la page 231. Johnny, le fils du fermier qui était aussi le propriétaire de Fido et le principal protagoniste, allait bientôt faire examiner les yeux de son chien, si bien qu’une rapide reconnaissance des lieux s’imposait. Si je pouvais convaincre le véto, plutôt que de le sommer d’échanger les chiens, ce serait déjà ça de gagné. J’atterris dans une bourgade idyllique des années quarante : prairies verdoyantes, bétail de concours, murs de pierre mangés par le lichen, soleil et gens souriants et bien-portants. Des charrettes chargées de foin passaient dans la grand-rue, et de temps en temps, une automobile rutilante faisait son apparition en crachotant. Des tartes refroidissaient sur les rebords de fenêtres, et les enfants jouaient avec des cerceaux et des locomotives en fer-blanc. L’air embaumait l’herbe fraîchement coupée, le linge propre et la cuisine. C’était le monde du thé de l’après-midi, de puddings savoureux, de la criminalité zéro, de l’éternel été et d’une santé à toute épreuve. Ça devait être bien agréable à vivre… une semaine, pas plus.
Une passante me salua d’un signe de la tête.
— Belle journée, dit-elle poliment.
— Oui, répondis-je. Mon…
— Il pleuvra tantôt ?
Je regardai le ciel pommelé.
— Ça m’étonnerait. Pourriez-vous…
— À plus tard, dit la femme en s’éloignant.
Je trouvai une petite ruelle et attachai le chien à un tuyau de descente ; il n’était pas utile de le balader à travers tout le village dans les quelques heures à venir. Puis je longeai la rue principale : il y avait là une boucherie, un salon de thé et une confiserie qui vendait exclusivement des bonbons à sucer, de la limonade et de la réglisse. Quelques portes plus loin, je tombai sur un marchand de presse qui faisait également office de bureau de poste. La devanture de son échoppe était couverte de réclames pour le chocolat Fry, l’amidon Colman, le tonic Wyncarnis, l’Ovaltine et les gâteaux Lyons. Un petit écriteau m’apprit que je pouvais utiliser le téléphone. Sur le trottoir, un présentoir de cartes postales voisinait avec des caisses de légumes frais. Il y avait aussi un choix de journaux dont les titres reflétaient l’humeur de l’entre-deux-guerres.
La Grande-Bretagne élue l’empire de l’année pour la dixième fois d’affilée. Les étrangers ne sont pas dignes de confiance – une enquête le prouve. Ou encore : « Épatant » – un nouveau mot en vogue sur toutes les lèvres.
Je postai le chèque pour le père de Johnny avec une lettre explicative disant que c’était en remboursement d’une vieille dette. Presque aussitôt, un facteur arriva à bicyclette pour relever le courrier – la boîte ne contenait rien d’autre, notai-je – et le porter avec révérence au bureau de poste où j’entendis des cris d’émerveillement. Il ne devait pas y avoir beaucoup de courrier dans Fido. Je restai un moment devant la boutique, à observer les villageois vaquer à leurs occupations. Sans crier gare, un cheval de trait décida de laisser un gros tas de crottin en plein milieu de la chaussée. Immédiatement, quelqu’un accourut avec une pelle et un seau pour nettoyer derrière le malotru. Finalement, je partis à mon tour en quête de la salle des ventes.
— Voyons si j’ai bien compris, déclara le commissaire-priseur, un bonhomme imposant et rébarbatif avec un monocle vissé dans l’œil. Vous voulez acheter des cochons trois fois plus cher que le cours actuel ? Pourquoi ?
— Pas n’importe quels cochons, répliquai-je avec lassitude, ayant passé la dernière demi-heure à lui expliquer le but de ma visite. Les cochons du père de Johnny.
— C’est totalement hors de question.
Se levant, il se dirigea vers la fenêtre. Ce devait être un tic chez lui – ça se voyait à la moquette usée jusqu’au plancher en dessous, mais seulement entre sa chaise et la fenêtre. La même usure transparaissait à un autre endroit, entre la porte et un guéridon… dont la destination restait encore à découvrir. Compte tenu de ses déplacements limités, je devinai que le commissaire-priseur n’était qu’un Générique C-9, d’où la difficulté à le convaincre de changer ses habitudes.
— Ici, nous procédons selon une formule préétablie, ajouta-t-il, et nous n’aimons pas beaucoup le changement.
Il retourna à son bureau et, pivotant vers moi, brandit un doigt accusateur.
— Croyez-moi, si vous tentez quoi que ce soit pour perturber les enchères, je ferai invalider votre offre.
Nous nous dévisageâmes. Il n’y avait rien à faire.
— Ça vous dit, du thé avec un morceau de cake ? demanda le commissaire-priseur.
— Volontiers, acquiesçai-je.
— Magnifique ! jubila-t-il en se frottant les mains. Il n’y a rien de plus rafraîchissant qu’une tasse de thé, paraît-il !
Il actionna l’interrupteur de l’interphone.
— Miss Pittman, pourriez-vous nous apporter du thé, s’il vous plaît ?
La porte s’ouvrit instantanément sur sa secrétaire qui tenait un plateau dans les mains. Elle devait avoir dans les vingt-huit ans et était jolie façon rose anglaise : sous son cardigan ocre, elle portait une robe d’été à fleurs.
Miss Pittman suivit le plancher poli par l’usure de la porte jusqu’au guéridon. Avec une petite révérence, elle déposa le service à thé à côté d’un plateau identique, resté là depuis la dernière fois. Elle jeta l’ancien plateau par la fenêtre, et j’entendis tinter la porcelaine brisée ; j’avais déjà remarqué une grosse pile de vaisselle cassée sous la fenêtre à mon arrivée. Les mains jointes, la secrétaire marqua une pause.
— Est-ce que… je vous sers une tasse ? demanda-t-elle en s’empourprant.
— Merci ! s’exclama le commissaire-priseur, Mr. Phillips, allant et venant tout excité entre sa chaise et la fenêtre. Avec du lait et…
— … un sucre. (La secrétaire sourit timidement.) Oui, oui… je sais.
— Mais bien sûr que vous le savez !
Et il lui rendit son sourire.
L’étrange pantomime n’était toutefois pas finie. Le commissaire-priseur et la secrétaire se rapprochèrent autant que le permettaient leurs deux sentiers de vie tracés dans la moquette. Tenant la tasse par le bord, Miss Pittman posa ses orteils à l’endroit où s’arrêtait le plancher luisant et où commençait la moquette, et tendit le bras aussi loin qu’elle le put. Mr. Phillips fit de même de son côté du fossé. Il pouvait tout juste toucher le bord de la tasse du bout des doigts, mais il avait beau se contorsionner, il n’arrivait pas à l’attraper.
— Permettez-moi, dis-je, incapable de supporter ce cruel spectacle plus longtemps.
Je passai la tasse de l’un à l’autre.
Combien de tasses de thé s’étaient ainsi refroidies ces trente-cinq dernières années ? À quel point ces deux mètres de moquette qui les séparaient étaient-ils infranchissables ? Quiconque manageait ce livre depuis le Puits était doté d’un sens de l’humour particulièrement retors.
Polie, Miss Pittman refit une révérence et s’en fut. Le commissaire-priseur la suivit des yeux, puis s’assit à son bureau et lorgna la tasse avec convoitise. Il s’humecta les lèvres, se frotta les doigts et but une gorgée en savourant chaque seconde avec délectation.
— Oh, Seigneur ! s’extasia-t-il. C’est encore meilleur que je ne l’imaginais !
Il prit une autre gorgée et ferma les yeux tellement c’était bon.
— Où en étions-nous ? s’enquit-il.
— Je voudrais que vous achetiez les cochons du père de Johnny pour le compte d’un acquéreur anonyme… et le plus près possible du sommet de la page 232.
— C’est totalement exclu. Vous me demandez de changer le récit ! Je vais devoir en référer aux instances supérieures.
Je lui passai ma plaque de la Jurifiction. Ce n’était pas mon style de chercher à en imposer de par ma fonction, mais je commençais à désespérer.
— Je suis en mission commandée, mandatée par le Grand Central du Texte sur un ordre exprès du Conseil des Genres.
C’était comme ça, pensais-je, que Miss Havisham aurait traité l’affaire.
— Vous oubliez que notre livre est épuisé, en attendant d’être remis au goût du jour, rétorqua-t-il brièvement en jetant ma plaque sur la table. Vous n’avez aucun pouvoir représentatif ici, mademoiselle l’apprentie. La Jurifiction devrait y réfléchir à deux fois avant d’essayer de changer un livre sans l’accord des intéressés. Vous pouvez le dire de ma part à l’Homme à la Cloche.
Nous en étions clairement arrivés à une impasse diplomatique. Tout à coup, j’eus une idée.
— Ça fait longtemps que vous êtes commissaire-priseur dans ce livre ?
— Trente-six ans.
— Et combien de tasses de thé avez-vous bues pendant tout ce temps ?
— En comptant celle-ci ?
Je hochai la tête.
— Une seule.
Je me penchai en avant.
— Je peux faire en sorte que vous buviez autant de thé que vous voulez, Mr. Phillips.
Il plissa les yeux.
— Ah oui ? Et comment, je vous prie ? Sitôt que vous aurez obtenu ce que vous demandez, vous repartirez et je ne pourrai plus jamais atteindre la tasse que me tend Miss Pittman.
Je me levai et me dirigeai vers le guéridon sur lequel était posé le plateau à thé. À l’exception d’un bouquet de fleurs, il n’y avait rien d’autre dessus. Je pris le guéridon et, sous le regard médusé du commissaire-priseur, le déplaçai vers la fenêtre. Il s’en approcha à son tour et, délicatement, effleura le service à thé.
— C’est un geste audacieux, fit-il en brandissant la pince à sucre, audacieux mais inutile. Elle est D-7… Jamais elle ne changera sa façon de faire.
— Les D-7 n’ont pas de nom, Mr. Phillips.
— C’est moi qui lui ai donné ce nom, dit-il doucement. Vous perdez votre temps.
— Voyons ça.
Et je rallumai l’interphone pour demander à Miss Pittman de nous rapporter du thé.
La porte s’ouvrit comme la première fois, et la jeune femme parut, surprise et choquée.
— La table ! souffla-t-elle. Elle est… !
— Vous pouvez y arriver, Miss Pittman, lui dis-je. Allez, posez le plateau là où vous avez l’habitude de le mettre.
Elle refit le trajet familier et, s’arrêtant à l’ancien emplacement du guéridon, regarda sa nouvelle position, deux enjambées plus loin. La moquette lisse et intacte lui faisait peur : on aurait presque dit un gouffre sans fond. Elle se figea.
— Je ne comprends pas…, commença-t-elle, affolée.
Ses mains se mirent à trembler.
— Dites-lui de poser le plateau, demandai-je au commissaire-priseur, aussi désemparé que Miss Pittman, voire plus. DITES-LUI !
— Merci, Miss Pittman, murmura Mr. Phillips d’une voix enrouée, posez le plateau là-bas, voulez-vous ?
Elle se mordit la lèvre et, fermant les yeux, leva un pied frémissant au-dessus de la dernière latte. Puis elle le posa sur la moquette moelleuse, rouvrit les yeux, regarda en bas et nous adressa un sourire rayonnant.
— Bien joué ! dis-je. Allez, plus que deux.
Très sûre d’elle, elle négocia avec aisance les deux pas qui restaient et plaça le thé sur le guéridon. Jamais Mr. Phillips et elle n’avaient été aussi près l’un de l’autre. Elle tendit la main pour toucher le revers de son veston, mais se reprit rapidement.
— Est-ce que… je vous sers une tasse ?
— Merci ! s’exclama Mr. Phillips. Avec du lait et…
— … un sucre. (Elle sourit timidement.) Oui, oui, je sais.
Elle versa le thé et lui remit la tasse et la soucoupe. Il l’accepta avec gratitude.
— Mr. Phillips ?
— Oui ?
— Est-ce que j’ai un prénom ?
— Bien sûr, répondit-il tout bas et avec une grande émotion. J’ai eu plus de trente ans pour y réfléchir. Votre prénom, c’est Aurore, comme il sied à quelqu’un d’aussi beau que le soleil levant.
Elle se couvrit le nez et la bouche pour dissimuler son sourire et rougit violemment. Mr. Phillips leva une main tremblante pour lui caresser la joue, mais, se rappelant ma présence, se retint. Hochant imperceptiblement la tête dans ma direction, il dit :
— Merci, Miss Pittman. Tout à l’heure, je risque d’avoir besoin de vous pour… prendre des notes.
— Certainement, Mr. Phillips. Avec plaisir !
Elle foula la moquette sans bruit, se retourna une dernière fois à la porte et sortit. Lorsque je regardai Mr. Phillips, il s’était rassis, vidé par l’intensité de cet échange.
— Alors, marché conclu ? lui demandai-je. Ou je remets le guéridon à sa place ?
Il eut l’air atterré.
— Vous ne feriez pas ça !
— Si.
Il réfléchit à sa situation, puis me tendit la main.
— Les cochons trois fois le cours actuel ?
— En haut de la page 232.
— Topez là !
Assez satisfaite de moi, j’allai chercher le chien et me déplaçai au milieu de la page 232. Maintenant, tout le village parlait de la vente des cochons du père de Johnny, et le journal local avait même titré : Cochons à un prix inouï – tout un village sous le choc. Il ne restait plus qu’une seule chose à faire : remplacer le chien aveugle par le chien voyant.
— Je cherche le véto, dis-je à une passante.
— Ah oui ? répondit-elle d’un ton aimable. C’est bien.
Et elle poursuivit sa route.
— Pouvez-vous m’indiquer l’adresse du véto ? demandai-je alors à un homme au visage cireux, vêtu d’un costume de tweed.
Mais il se révéla tout aussi primaire.
— Oui, je peux, dit-il sans s’arrêter.
Je voulus l’empoigner par la manche, au lieu de quoi, par mégarde, je lui saisis la main. Il s’exclama tout haut, imité par deux femmes qui avaient assisté à la scène. Aussitôt, elles se mirent à jacasser avec volubilité. Je sortis ma plaque.
— Jurifiction, lui dis-je.
Et j’ajoutai :
— En mission officielle.
Histoire d’enfoncer le clou.
Mais entre-temps, il s’était passé quelque chose. Les habitants de ce village, qui jusque-là semblaient déambuler dans les rues comme des automates, s’étaient subitement animés : tout le monde parlait, chuchotait, nous montrait du doigt. J’étais une étrangère en pays inconnu et, même s’ils n’avaient pas l’air hostiles, je suscitais clairement beaucoup de curiosité.
— Je dois aller chez le véto, déclarai-je d’une voix forte. Quelqu’un peut-il me dire où il habite ?
Les deux pipelettes sourirent et hochèrent la tête à l’intention l’une de l’autre.
— On va vous conduire là où il travaille.
Je laissai l’homme qui, après avoir contemplé sa main, me regardait bizarrement, et les suivis vers un petit bâtiment situé à l’écart de la rue. Je remerciai les deux dames. L’une d’elles, remarquai-je, resta devant le portail tandis que l’autre s’éloignait d’un pas énergique. Je sonnai à la porte.
— Oui ? fit le véto en ouvrant, l’air surpris.
Il n’avait qu’un seul rendez-vous ce jour-là : Johnny et Fido. Il était censé annoncer au jeune garçon que son chien resterait aveugle jusqu’à la fin de ses jours.
— Ce chien, dit-il machinalement, ne recouvrera jamais la vue. Je regrette, mais c’est comme ça.
— Jurifiction, répondis-je en lui montrant ma plaque. Il y a eu un changement de programme.
— Si vous cherchez à échanger des poupées nègres contre des nounours, vous vous trompez de livre.
— Je ne suis pas Oui-Oui, lui rétorquai-je.
— Quel changement, alors ?
Je me faufilai à l’intérieur et refermai la porte.
— Êtes-vous ici pour corriger les références plus que douteuses aux gitans stéréotypés dans les chapitres XIII à XV ?
— On va y venir, ne vous inquiétez pas.
Ne voulant pas risquer le genre d’imbroglio que j’avais connu avec Mr. Phillips, je jetai un coup d’œil furtif autour de moi et chuchotai sur le ton de la confidence :
— Je ne devrais pas vous dire ça, mais… il y a des hommes mal intentionnés qui projettent de voler Fido pour le vendre à un labo à des fins d’expérimentation médicale !
— Non ! s’exclama le véto en écarquillant les yeux.
— Si.
Et j’ajoutai, un ton plus bas :
— Qui plus est, nous les soupçonnons de n’être même pas anglais.
— Vous voulez dire… des Johnny étrangers ? fit le véto, scandalisé.
— Français probablement. Alors, je peux compter sur vous ?
— Tout à fait, souffla-t-il. Qu’allons-nous faire ?
— Un échange de chiens. Quand Johnny arrivera, vous lui demanderez de sortir un instant, nous procéderons à la substitution et, lorsqu’il reviendra, vous ôterez les bandages. Le chien pourra voir… et vous direz ceci à la place.
Je lui tendis un bout de papier. Il le considéra pensivement.
— Donc Fido reste ici et le Fido de substitution est enlevé par un Johnny étranger pour être revendu à un labo ?
— Quelque chose comme ça. Mais pas un mot à quiconque, c’est bien compris ?
— Parole d’honneur ! répondit le véto.
Je lui laissai le collie ; quand Johnny lui amena son Fido aveuglé, le véto l’envoya chercher de l’eau, nous échangeâmes les chiens et, à son retour – ô miracle ! –, Fido avait recouvré la vue. Le véto feignit l’étonnement, et Johnny, bien sûr, était ravi. Ils partirent peu de temps après.
J’émergeai du bureau où je m’étais cachée.
— J’étais comment ? demanda le véto en se lavant les mains.
— Parfait. Vous méritez une décoration.
Tout avait marché comme sur des roulettes. Je n’en croyais pas ma chance. Mieux encore, j’avais l’impression que Havisham serait fière de son apprentie… ou du moins, ça compenserait la fois où elle avait dû me sauver des grammasites. Contente, j’ouvris la porte et me retrouvai face à une foule de villageois. Tous les regards étaient braqués sur moi. L’euphorie d’avoir accompli ma mission se dissipa, remplacée par un sentiment de malaise.
— C’est l’heure ! C’est l’heure ! clama l’une des deux dames qui m’avaient accompagnée tantôt.
— L’heure de quoi ?
— De célébrer le mariage !
— Qui se marie ? demandai-je… question non dénuée de logique.
— Mais vous, voyons ! répondit-elle chaleureusement. Vous avez touché la main de maître Dupatelin. Vous êtes fiancés. C’est la loi !
Ils avancèrent sur moi, et je plongeai la main dans ma poche à la recherche non pas de mon arme, mais de mon Guide de Voyage pour sortir d’ici le plus vite possible. Ce fut un mauvais calcul. En quelques secondes, ils parvinrent à me neutraliser. Ils me prirent mon livre et mon pistolet, et me propulsèrent vers une maison voisine où l’on m’enfila de force une robe de mariée qui avait déjà beaucoup servi et qui était trois fois trop grande.
— Vous ne vous en sortirez pas comme ça ! leur dis-je pendant qu’ils me brossaient et tressaient les cheveux à la hâte, avec deux hommes qui me tenaient la tête. La Jurifiction sait où je suis ; ils viendront me chercher, je vous le promets.
— Vous vous y ferez, à la vie de femme mariée, m’assura l’une des villageoises, la bouche pleine d’épingles. Au début, elles se plaignent toutes… mais en fin d’après-midi, elles deviennent dociles comme des agneaux. Pas vrai, maître Rustique ?
— Dame, oui, maîtresse Passante, répondit l’homme qui me tenait les bras, comme des agneaux, dociles.
— Il n’y a rien de tel qu’un bon mariage, ajouta un autre homme. Sauf…
Maître Rustique lui assena un coup de coude, et il se tut.
— Sauf quoi ? demandai-je en me débattant.
— Allons, du calme ! fit maîtresse Passante. Vous m’avez fait sauter une maille ! Vous voulez être toute dépenaillée le jour de votre mariage ?
— Oui.
Dix minutes plus tard, couverte de bleus, les mains liées derrière le dos et une couronne de fleurs dans mes cheveux mal épinglés, je fus escortée dans la petite église du village. Je réussis à me cramponner au portail, mais on m’en détacha vite fait. Et je me retrouvai devant l’autel, aux côtés de maître Dupatelin vêtu d’une jaquette. Il me sourit gaiement, et je le foudroyai du regard.
— Nous sommes rassemblés aujourd’hui en présence de Dieu pour unir cet homme et cette femme…
Je me tortillai, en vain.
— Cette cérémonie n’a aucun fondement légal ! criai-je pour essayer de couvrir la voix du pasteur.
Il fit signe au bedeau qui plaqua un morceau de sparadrap sur ma bouche. Je me démenai de plus belle, mais avec quatre robustes garçons de ferme qui me tenaient, c’était peine perdue. J’assistai avec une sorte de fascination au déroulement de la cérémonie, au milieu des villageois qui versaient des larmes de bonheur. Au moment des vœux, on me fit hocher vigoureusement la tête et on m’enfonça un anneau au doigt.
— Je vous déclare maintenant mari et femme ! Vous pouvez embrasser la mariée.
Maître Dupatelin se pencha sur moi. Je tentai de me reculer, mais on me retint. Il embrassa tendrement le sparadrap qui me couvrait la bouche. Des murmures excités s’élevèrent dans l’assemblée.
Il y eut des applaudissements, et on me traîna vers la sortie où, aspergée de confettis, je dus poser pour le photographe. On m’enleva le sparadrap pour la photo, si bien que j’eus le temps de protester.
— Un mariage forcé n’est pas reconnu par la loi ! rugis-je. Laissez-moi partir tout de suite, et peut-être que je ne vous dénoncerai pas.
— Ne vous inquiétez pas, maîtresse Dupatelin, dit maîtresse Passante en s’adressant à moi. Dans dix minutes, tout ça n’aura plus d’importance. Voyez-vous, nous avons rarement l’occasion d’assister à une noce, étant donné qu’ici personne ne se marie… le Puits n’a pas jugé utile de nous accorder ce luxe.
— Et ces autres dont vous avez parlé ? questionnai-je, en proie à un funeste pressentiment. Où sont les autres mariées qu’on a menées de force à l’autel ?
La mine solennelle, tout le monde joignit les mains et baissa les yeux.
— Qu’y a-t-il ? Que va-t-il se passer dans dix minutes… ?
Les quatre gaillards me lâchèrent. Je me retournai et vis le révérend, l’air grave – et pour cause –, debout devant une tombe fraîchement creusée. La mienne.
— Oh, mon Dieu ! marmonnai-je.
— Mes bien chers frères, nous sommes réunis…, commença-t-il.
Les mêmes villageois se remirent à renifler dans leurs mouchoirs. Mais cette fois, ce n’étaient pas des larmes de bonheur – ils pleuraient de chagrin.
Je m’en voulais d’avoir été aussi imprévoyante. Maître Dupatelin, qui avait mon automatique, ôta le cran de sécurité. Je jetai un regard éperdu autour de moi. Même si j’avais eu la possibilité de faire parvenir un message à Havisham, il était peu probable qu’elle arrive à temps.
— Maître Dupatelin, dis-je à mi-voix, le regardant droit dans les yeux. Mon propre époux ! Vous seriez prêt à tuer votre femme ?
Il trembla légèrement et jeta un coup d’œil en direction de maîtresse Passante.
— Je… J’en ai bien peur, ma chère, bredouilla-t-il.
— Pourquoi ? insistai-je, histoire de gagner du temps.
— On a besoin de… de…
— Au nom du Grand Manitou, finissons-en ! s’impatienta maîtresse Passante qui semblait être l’instigatrice de toute l’affaire. Je veux mon fix émotionnel !
— Attendez ! dis-je. Vous êtes en manque d’émotions ?
— On nous appelle les Accros aux Sentiments, répondit maître Dupatelin nerveusement. Ce n’est pas notre faute. Nous sommes des Génériques classés de C-7 à D-3 ; on n’a pas beaucoup d’émotions propres, mais on est suffisamment évolués pour savoir ce qui nous fait défaut.
— Si vous ne la tuez pas, je m’en chargerai ! grommela maître Rustique en tapotant mon « mari » sur le coude.
Ce dernier s’écarta.
— Elle a le droit de savoir, déclara-t-il. C’est ma femme, après tout.
Il regarda à droite et à gauche.
— Allez-y.
— On a commencé par des bons mots qui nous mettaient en joie pendant un petit moment. Ç’a duré quelques mois, mais bientôt, ça n’a plus suffi ; on voulait du rire, de la gaieté, du bonheur sous toutes ses formes. Des garden-parties trois fois par mois, une fête des moissons toutes les semaines, une tombola quatre fois par jour – tout ça n’était pas assez ; on voulait… de la vraie dope !
— Du chagrin, murmura maîtresse Passante, du chagrin, de la tristesse, de l’affliction, mais à haute dose. Vous avez lu Au Service secret de Sa Majesté ?
Je hochai la tête.
— C’est ça qu’on voulait. Le cœur en liesse à la perspective d’un mariage soudain brisé par la mort brutale de la mariée !
Je contemplai ces Génériques légèrement déjantés. Incapables de faire naître artificiellement des émotions dans le cadre de leur idylle rurale, ils s’étaient embarqués dans le trip méthodique des mariages forcés et des enterrements pour se procurer le plaisir recherché. Au vu du nombre de pierres tombales dans le cimetière de l’église, combien d’autres avaient déjà subi le même sort ?
— Votre mort nous anéantira, bien sûr, susurra maîtresse Passante, mais nous nous en remettrons… le plus tard sera le mieux !
— Attendez ! dis-je. J’ai une idée !
— On n’a pas besoin d’idées, mon amour, répondit maître Dupatelin, braquant le pistolet sur moi. On a besoin d’émotions.
— Combien de temps ce fix durera-t-il ? lui demandai-je. Une journée ? Peut-on regretter quelqu’un qu’on connaît à peine ?
Ils se regardèrent. J’avais tapé dans le mille. Avec de la chance, la jouissance qu’ils tireraient de mon assassinat et de mes funérailles leur permettrait de tenir jusqu’à l’heure du thé.
— Vous avez une meilleure idée ?
— Je peux vous fournir des émotions à la pelle. Des sentiments tellement forts que vous ne saurez plus où donner de la tête.
— Elle ment ! clama maîtresse Passante froidement. Tuez-la, vite… je ne peux plus attendre ! Je veux de la tristesse ! Tout de suite !
— Je fais partie de la Jurifiction. Du danger et des dissensions, je peux en importer dans ce livre plus qu’un millier de Blyton en l’espace de toute une vie !
— C’est vrai ? s’exclamèrent les villageois qui buvaient du petit-lait en m’écoutant.
— Oui, et je vous le prouve. Maîtresse Passante ?
— Oui ?
— Maître Dupatelin m’a dit tout à l’heure qu’il trouvait que vous aviez un gros cul.
— Il a dit quoi ? s’étrangla-t-elle, savourant l’affront que je venais de lui infliger.
— Je n’ai jamais dit ça ! protesta maître Dupatelin, que l’indignation fit décoller à son tour.
— Et nous ? Et nous ? brailla la foule, pressée de voir ce que j’avais d’autre dans mon sac à malices.
— Vous n’aurez rien tant que vous ne m’aurez pas détachée !
Ils s’empressèrent autour de moi ; la joie et la tristesse les avaient longtemps dopés, mais ils avaient fini par s’en lasser, et moi, tel un dealer, je leur offrais de nouvelles sensations.
Je demandai qu’on me rende mon automatique. Les villageois attendaient, comme un dodo qui mendie un marshmallow.
— Pour commencer, dis-je en me frottant les poignets et en jetant l’alliance, je ne me rappelle plus qui m’a fait un enfant !
Un silence soudain se fit autour de moi.
— Scandaleux ! décréta le révérend. Répugnant, moralement abject… mmmm !
— Mieux que ça, ajoutai-je. Si vous m’aviez tuée, vous auriez aussi tué l’enfant que je porte ; il y aurait eu de quoi vous sentir coupables pendant des mois !
— Oui ! hurla maître Rustique. À mort !
Je levai mon arme, et ils s’arrêtèrent tout net.
— Vous regretterez toujours de ne pas m’avoir tuée, murmurai-je.
Calmés, les villageois s’abandonnèrent au sentiment de frustration engendré par mes paroles.
— C’est merveilleux ! dit l’un des garçons de ferme.
Et il s’assit dans l’herbe pour mieux se concentrer sur l’étrange pot-pourri d’émotions suscité par la perspective manquée d’un double meurtre. Mais je n’avais pas tout à fait fini.
— Je vais vous dénoncer au Conseil des Genres : il y a des chances qu’on vous ferme définitivement et qu’on vous réduise en texte !
Je les tenais enfin. Les yeux clos, ils oscillaient sur leurs talons en gémissant doucement.
— D’un autre côté, dis-je en reculant, peut-être que je ne le ferai pas.
Une fois au portail, j’enlevai la robe de mariée et me retournai. Allongés sur le sol, les yeux fermés, les villageois étaient en train de surfer sur un cocktail d’émotions contradictoires. Ils n’allaient pas redescendre de sitôt.
Je ramassai mon blouson et mon Guide de Voyage et me rendis chez le véto où m’attendait le chien aveugle. J’avais accompli ma mission, même si celle-ci avait failli mal tourner pour ma personne. La prochaine fois, je me promis de mieux faire. Une voix basse gronda à côté de moi :
— Qu’est-ce que je vais devenir ? On va me réduire en texte ?
C’était Fido.
— Officiellement, oui.
— Je vois, répondit le chien. Et officieusement ?
Je réfléchis deux secondes.
— Tu aimes les lapins ?
— Assez, oui.
J’ouvris mon Guide de Voyage.
— Parfait. Donne-moi ta patte. Allons-y, en route pour le Grand Central des Lapins.