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L’absence du petit déjeuner
Le Puits des Histoires Perdues : Pour comprendre le Puits, il faut avoir une idée de la topographie de la Grande Bibliothèque. C’est là, dans cette bibliothèque, que sont conservées toutes les œuvres de fiction jamais publiées afin qu’elles soient accessibles aux lecteurs du Monde Extérieur ; elle compte vingt-six étages, un pour chaque lettre de l’alphabet. La bibliothèque est bâtie en forme de croix, avec quatre couloirs qui partent du point central. Sur tous les murs, pan après pan, étagère après étagère, il y a des livres. Des centaines, des milliers, des millions de livres. Brochés, cartonnés, reliés de cuir, tout. Mais sous la Grande Bibliothèque, il y a vingt-six étages de sous-sols glauques et nonobstant industrieux connus sous le nom du Puits des Histoires Perdues. C’est ici qu’on construit les livres, qu’on les polit et qu’on les peaufine en attendant qu’ils trouvent une place dans la bibliothèque du dessus. Mais la ressemblance entre ces livres et ceux que nous lisons chez nous n’est guère plus grande que la ressemblance entre une photographie et son sujet ; ces livres-là sont vivants.
THURSDAY NEXT
Chroniques de la Jurifiction
Le fait d’élire domicile dans un roman non publié n’était pas dépourvu d’avantages. Toutes les corvées assommantes auxquelles nous nous livrons dans le monde réel sont généralement supprimées afin de ne pas alourdir la narration. Nul besoin de faire le plein d’essence, on ne se trompait jamais de numéro, il y avait toujours de l’eau chaude, et les sacs d’aspirateur n’existaient qu’en deux formats : droit et allongé. On relevait d’autres différences, plus subtiles, celles-là. Par exemple, il n’était pas nécessaire de se répéter au cas où l’autre n’aurait pas bien entendu, personne ne portait le même nom, ne parlait en même temps et n’avait fâcheusement un mot « sur le bout de la langue ». Par-dessus tout, le méchant, on le connaissait d’avance et – Chaucer mis à part – les pets étaient rares. Mais on notait des inconvénients aussi. La relative absence du petit déjeuner représentait un changement notable dans mon quotidien. Dans les livres, on décrit souvent le dîner, tout comme le déjeuner ou le thé de cinq heures, sans doute parce qu’ils offrent davantage l’occasion de relancer le récit. Il n’y avait pas que le petit déjeuner qui manquait. On rencontrait peu ou pas de cinémas, papiers peints, toilettes, couleurs, livres, animaux, sous-vêtements, odeurs, coiffures et, curieusement, maladies bénignes. Si quelqu’un tombait malade dans un roman, c’était forcément incurable et extrêmement invalidant, ou alors c’était un simple rhume de cerveau… l’un ou l’autre.
J’eus cette opportunité de m’installer à l’intérieur d’une œuvre de fiction grâce à un dispositif intitulé « Programme d’Échange de Personnages ». Vu le nombre croissant de transfuges, chassés de leur livre par le mécontentement et l’ennui – des Saute-Pages, comme nous les appelions –, les autorités mirent en place un système leur permettant de changer de décor. Chaque année, on assiste ainsi à près de dix mille échanges, qui n’affectent pratiquement pas l’intrigue ou les dialogues ; en général, le lecteur ne se doute de rien. Dans la mesure où je venais du monde réel et n’étais pas à proprement parler un personnage de roman, l’Homme à la Cloche et Miss Havisham m’avaient accordé de vivre dans le Monde des Livres en échange d’une collaboration au sein de la Jurifïction… aussi longtemps, du moins, que ma grossesse le permettrait.
Le choix du livre pour mon exil volontaire n’avait pas été arbitraire. Lorsque Miss Havisham me demanda dans quel roman je préférais résider, une intense réflexion me fut nécessaire. Robinson Crusoé paraissait parfait au point de vue du climat, mais aucun personnage féminin dont j’aurais pu prendre la place n’existait. J’aurais pu aller dans Orgueil et Préjugés, mais je n’étais pas fana de cols montants, de bonnets, de corsets… et de manières délicates. Non, pour éviter toute complication et ne pas avoir à déménager le cas échéant, j’avais opté pour un livre d’une qualité tellement improbable et inégale que les chances de sa publication, et donc de mon éjection forcée, étaient quasi nulles. Ce livre, je le dénichai au fin fond du Puits des Histoires Perdues, parmi les tentatives avortées d’écriture et les épopées inachevées d’une ineptie si éclatante qu’elles ne verraient jamais le jour. C’était un roman policier, un vague thriller situé à Reading et intitulé Les Hauts de Caversham. J’avais prévu de n’y rester qu’un an, mais le sort en décida autrement. Les plans et moi, c’est comme les bouquins de De Floss : on a beau se creuser la tête, on ne sait jamais vraiment comment ça va finir.
Je lus mon passage dans Les Hauts de Caversham. L’air était doux après le temps hivernal qui régnait chez nous, et je me tenais sur un ponton en bois au bord d’un lac. En face de moi se trouvait un gros hydravion d’aspect délabré, comme ceux qui cabotaient le long de nos côtes. J’en avais pris un moi-même voilà six mois à peine, en quête de quelqu’un qui prétendait avoir découvert des poèmes inédits de Burns. Mais ça se passait dans une autre vie, à l’époque où j’étais OpSpec à Swindon, un monde laissé temporairement derrière moi.
Je chaussai des lunettes noires et contemplai l’antique aéronef qui se balançait doucement, tirant sur les amarres avec des craquements sourds. Pendant que je me demandais comment une épave pareille pouvait se maintenir à flot, une jeune femme bien habillée sortit par la porte ovale percée dans la coque, avec une valise à la main. Ayant lu Les Hauts de Caversham, je connaissais déjà Mary, même si elle ne me connaissait pas.
— Bonjour ! cria-t-elle en accourant, la main tendue. Je suis Mary. Et vous, vous devez être Thursday. Bonté divine ! Qu’est-ce que c’est ?
— Un dodo. Elle s’appelle Pickwick.
Pickwick gloussa en dardant sur elle un œil soupçonneux.
— Ah bon ?
Mary observait l’oiseau avec curiosité.
— Je ne suis pas une experte, évidemment, mais… je croyais que les dodos avaient disparu.
— Là d’où je viens, ils sont une vraie plaie.
— Ah ? dit-elle, songeuse. Je n’ai pas souvenir d’un livre avec des dodos vivants.
— Je ne suis pas un personnage de fiction. Je suis réelle.
— Oh ! s’exclama-t-elle, écarquillant les yeux. Vous venez du Monde Extérieur.
Elle me toucha du bout de l’index, comme si j’étais en verre.
— C’est la première fois que je vois quelqu’un qui vient de l’autre côté, annonça-t-elle, clairement soulagée de constater que je n’allais pas voler en éclats. Dites-moi, est-ce vrai que vous êtes obligés de vous couper les cheveux régulièrement ? Vos cheveux poussent donc pour de bon ?
— Oui, fis-je en souriant. Et mes ongles aussi.
— Vraiment ? J’ai entendu des rumeurs là-dessus, mais je me disais que c’était une légende de plus. J’imagine que vous devez manger également ? Pour rester en vie, je veux dire, pas parce que c’est mentionné dans le récit ?
— C’est un des grands plaisirs de l’existence, lui assurai-je.
Je n’allais pas lui parler des désagréments qu’on rencontre dans le monde réel tels que dents gâtées, incontinence ou vieillesse. Mary vivait à l’intérieur d’une fenêtre de trois ans : elle ne vieillissait pas, ne mourait pas, ne se mariait pas, n’avait pas d’enfants, ne tombait pas malade et ne changeait d’aucune façon. Si elle avait l’air volontaire et déterminée, c’était seulement parce qu’elle avait été écrite ainsi. Malgré toutes ses qualités, elle n’était qu’un simple faire-valoir pour Jack Spratt, le policier des Hauts de Caversham, la fidèle adjointe qu’il tenait au courant de ses investigations afin que le lecteur puisse mieux suivre. Elle était ce que les auteurs appellent un personnage expositionnel, mais jamais je n’aurais eu l’impolitesse de le lui dire en face.
— C’est ici que je vais habiter ? m’enquis-je en désignant l’hydravion décrépit.
— Je sais ce que vous pensez.
Mary sourit avec fierté.
— N’est-ce pas qu’il est splendide ? Short Sunderland, construit en 1943, mais dont le dernier vol remonte à 1954. Je suis en train de le convertir en house-boat… Si vous avez envie de filer un coup de main, surtout ne vous gênez pas. Simplement, n’oubliez pas de pomper l’eau de la sentine, et si vous pouviez faire tourner le moteur numéro trois une fois par mois, je vous en serais très reconnaissante : la check-list de mise en route est dans le cockpit.
— Euh… O.K., marmonnai-je.
— Bien. J’ai laissé un bref résumé de l’histoire scotché sur le frigo, avec ce que vous avez à dire en gros, mais ne vous en faites pas, dans la mesure où nous ne sommes pas publiés, vous pouvez dire ce que vous voulez… dans les limites du raisonnable, bien sûr.
— Bien sûr.
Je réfléchis un instant.
— Je suis nouvelle dans ce programme, dis-je. Quand est-ce qu’on va m’appeler pour faire quelque chose ?
— Wyatt, notre agent de liaison inter-livres, vous avertira. Jack peut paraître bougon au premier abord, poursuivit Mary, mais il a un cœur d’or. S’il vous demande de conduire son Allegro, pensez à débrayer à fond avant de changer de vitesse. Le café, il le boit noir, et l’attirance qui existe entre moi et l’agent Baker n’est absolument pas partagée, est-ce clair ?
— Très clair, répondis-je, soulagée de n’avoir pas à jouer de scènes d’amour.
— Bien. Est-ce qu’on vous a fourni tous les documents nécessaires, la carte d’identité, tout ça ?
Je tapotai ma poche, et elle me tendit un bout de papier avec un trousseau de clés.
— Parfait. Ça, c’est mon numéro de NDBDP-phone en cas d’urgence, et voici les clés de l’hydravion et de ma BMW. Si un gros naze nommé Arnold appelle, dites-lui de ma part d’aller pourrir en enfer. Des questions ?
— Je ne crois pas.
Elle sourit.
— Alors, nous nous sommes tout dit. Vous vous plairez ici. Allez, à dans un an !
Avec un joyeux signe de la main, elle s’éloigna sur le chemin poussiéreux. Je la suivis des yeux, puis m’assis sur un branlant siège en bois à côté d’une vasque de fleurs totalement desséchées. Je fis sortir Pickwick de son sac. Elle hérissa ses plumes avec indignation et cligna des paupières à la lumière du jour. Je regardai le lac et les bateaux à voiles, triangles multicolores qui le sillonnaient au loin. Plus près de la berge, un couple de cygnes battait furieusement des ailes et pédalait sur l’eau pour essayer de décoller ; à peine dans les airs, ils se posèrent à nouveau, laissant un long sillage d’écume sur les flots calmes. C’était beaucoup d’efforts pour parcourir quelques dizaines de mètres.
Je reportai mon attention sur l’hydravion. Les couches de peinture qui protégeaient le fuselage s’étaient écaillées par endroits, découvrant l’habit coloré d’une compagnie aérienne depuis longtemps tombée dans l’oubli. Les hublots en Plexiglas étaient devenus opaques au fil des ans, et tout là-haut, sur l’aile massive, des câbles emmêlés pendaient mollement des capotages tachés de cambouis, dans les trois baies propulseurs désormais vides où des oiseaux avaient fait leur nid. Goliath, Aornis et les OpSpecs semblaient être à des années-lumière… mais d’un autre côté, Landen aussi. Landen. Les souvenirs de mon mari n’étaient jamais bien loin. Je songeai à tous ces moments vécus ensemble, mais pas dans la vie réelle. Aux lieux que nous n’avions pas visités, aux choses que nous n’avions pas faites. Même éradiqué à l’âge de deux ans, je conservais nos souvenirs – sauf que je n’avais personne avec qui les partager.
Je fus tirée de mes pensées par le bruit d’une motocyclette. Le conducteur avait du mal à maîtriser son engin ; heureusement qu’il s’était arrêté au ponton : sa conduite hasardeuse avait failli le mener droit dans le lac.
— Bonjour ! lança-t-il gaiement en retirant son casque.
C’était un homme encore jeune, de type méditerranéen, avec un teint mat et des yeux profondément enfoncés.
— Je m’appelle Arnold. C’est la première fois que je vous vois par ici, non ?
Je me levai pour lui serrer la main.
— Moi, c’est Next. Thursday Next. Programme d’Échange de Personnages.
— Oh, zut ! marmonna-t-il. Zut et rezut ! Ça veut dire que je l’ai ratée ?
J’acquiesçai, et il contempla la route en secouant tristement la tête.
— A-t-elle laissé un message pour moi ?
— Oui-i, répondis-je, hésitante. Elle a dit qu’elle… euh… vous verrait à son retour.
— Ah oui ? fit Arnold, ragaillardi. C’est bon signe, ça. D’habitude, elle me traite de gros naze et me dit d’aller pourrir en enfer.
— Elle ne rentrera pas avant un moment, ajoutai-je pour me rattraper de n’avoir pas transmis le message de Mary correctement. Un an… peut-être plus.
— Je vois, murmura-t-il.
Et, avec un profond soupir, il s’absorba dans la contemplation du lac. Soudain, il aperçut Pickwick qui affrontait du regard un étrange oiseau aquatique au bec arrondi.
— Qu’est-ce que c’est ? demanda-t-il à brûle-pourpoint.
— Je pense que c’est un canard, mais je n’en suis pas sûre… on n’en a pas chez nous.
— Non, l’autre.
— C’est un dodo1.
— Qu’y a-t-il ? dit Arnold.
J’étais branchée sur le NDBDP-phone : dans le Monde des Livres, on communiquait au moyen des notes de bas de page.
— Un appel, répliquai-je, mais ce n’est pas un message, ça ressemble plutôt à la radio de chez nous2.
Arnold ouvrit de grands yeux.
— Vous n’êtes pas d’ici, hein ?
— Je viens de ce que vous appelez le Monde Extérieur3.
— Vous voulez dire que… vous êtes réelle ?
— J’en ai bien peur, opinai-je, légèrement décontenancée.
— Juste ciel ! Est-il vrai que vous autres êtes incapables de dire rapidement et à plusieurs reprises « Buick rouge, Buick bleue » ?
— C’est vrai, oui. Chez nous, on appelle ça s’écorcher la langue.
— Incroyable. Ici, ce n’est pas pareil. Je peux dire : « Un chasseur sachant chasser sans son chien » autant de fois que je veux !
Et, pour me le prouver, il le répéta trois fois.
— À vous maintenant.
J’inspirai profondément.
— Un chasseur chachant sasser chans chon chien.
Arnold rit comme une baleine. À mon sens, de sa vie il n’avait jamais entendu quelque chose d’aussi drôle. Je souris.
— Refaites-moi ça ! implora-t-il.
— Non, merci4. Comment procéder pour couper tout ce blabla à l’intérieur de mon crâne ?
— Pensez « Stop » très fort.
J’obtempérai, et le NDBDP-phone se tut.
— Ça va mieux ?
Je hochai la tête.
— Vous apprendrez vite.
Il réfléchit une minute, inspecta le lac d’un air exagérément innocent, puis me dit :
— Vous ne voulez pas acheter quelques verbes ? Ce n’est pas de la camelote, je vous assure. Des verbes réguliers sains et vigoureux, tout frais péchés dans la Mer de Texte… J’ai un ami qui travaille sur un chalutier.
Je souris.
— Je ne le crois pas, Arnold… et vous ne devriez pas me proposer ça, j’appartiens à la Jurifiction.
— Oh, fit-il en blêmissant.
Il se mordit la lèvre et me lança un regard tellement suppliant que j’eus envie de rire.
— Cessez de transpirer, lui dis-je. Je ne le répéterai pas.
Il poussa un grand soupir de soulagement, marmonna un remerciement, remonta sur sa moto et repartit en tressautant, manquant percuter les boîtes aux lettres à l’entrée du chemin.
L’intérieur de l’hydravion était plus clair et plus spacieux que je ne l’imaginais, mais ça sentait un peu le renfermé. En fait de conversion, Mary n’en était qu’au tout début. Les murs étaient à moitié lambrissés de pin, et l’isolation en laine de verre pointait en dessous en même temps que des câbles électriques inutilisés. La coque caverneuse de l’appareil pouvait abriter deux étages ; au rez-de-chaussée, il y avait une grande pièce à vivre avec deux vieux canapés tournés vers un poste de télévision. J’essayai de l’allumer, mais il ne marchait pas : sauf indication contraire, il n’y avait pas de télévision dans le Monde des Livres. La plupart des objets qui m’entouraient étaient de simples accessoires, nécessaires pour le chapitre où Jack Spratt venait dans le Sunderland pour discuter de l’enquête en cours. Sur le linteau au-dessus d’un petit poêle à bois s’alignait des photos de Mary du temps où elle était élève à l’école de police, et une autre photo lorsqu’elle avait été promue brigadier.
J’ouvris une porte qui donnait sur une petite cuisine. Sur le frigo trônait un résumé des Hauts de Caversham. Je le feuilletai. L’ordre des événements ressemblait en gros à ce que j’avais lu la première fois dans le Puits, même si Mary semblait avoir exagéré son rôle dans la résolution de certaines énigmes. Je reposai le résumé, trouvai un bol et le remplis d’eau à l’intention de Pickwick. Puis je sortis son œuf de mon sac et le plaçai sur le canapé, où elle entreprit aussitôt de le retourner en le tapotant à petits coups de bec. Je continuai la visite et tombai sur une chambre qui occupait la partie avant du fuselage. Je grimpai ensuite une étroite échelle en aluminium qui conduisait au cockpit : d’ici, les grandes vitres en Plexiglas offraient la plus belle vue sur le lac. Les gouvernails massifs faisaient face à deux fauteuils confortables, et au-delà d’un enchevêtrement de leviers de commande on trouvait un tableau de bord complexe avec tout un tas d’instruments usés et cassés. À ma droite, on apercevait le seul moteur demeuré intact qui avait une bien piètre allure avec son hélice maculée de fiente.
Derrière les sièges des pilotes, à la place normalement réservée au mécanicien de bord, il y avait un bureau avec une lampe, un NDBDP-phone et une machine à écrire. L’étagère était occupée surtout par des revues internes à la police et des manuels de médecine légale. Je franchis une embrasure de porte exiguë et découvris une agréable mais petite chambre à coucher, néanmoins un ensemble bien isolé et douillet, aux murs lambrissés de pin avec un hublot au-dessus du grand lit. Derrière la chambre se trouvait une réserve, une chaudière, du bois empilé et un escalier en colimaçon. Alors que je m’apprêtais à redescendre, j’entendis des voix dans la pièce du dessous.
— C’est quoi, à ton avis ?
Le timbre était neutre et monocorde ; je n’aurais su distinguer si c’était un homme ou une femme.
Je m’arrêtai et tirai instinctivement mon automatique de mon holster. Mary vivait seule… du moins, c’est ce qui était écrit dans le livre. Pendant que je descendais lentement les marches, une autre voix a dit :
— Je pense que ça doit être un oiseau.
Cette voix-là ne différait guère de la première ; en fait, si elle n’avait pas répondu à la question, j’aurais pu penser que c’était la seule et même personne.
Arrivée en bas, je vis deux silhouettes plantées au milieu de la pièce, en train de fixer Pickwick qui s’était courageusement planquée derrière le canapé pour défendre son œuf.
— Eh, vous ! dis-je en pointant mon arme dans leur direction. Pas un geste, hein !
Les deux intrus me dévisagèrent sans expression aucune sur leurs traits aussi effacés et insipides que leurs voix. Il était impossible de les distinguer l’un de l’autre. Leurs bras pendaient, inertes, sur leurs côtés. Qu’ils soient en colère, curieux, inquiets ou ravis – leur attitude ne laissait rien paraître de leurs sentiments.
— Qui êtes-vous ? demandai-je.
— Nous sommes personne, répondit celui de gauche.
— Tout le monde est quelqu’un, dis-je.
— Ce n’est pas tout à fait exact, rectifia celui de droite. Nous avons un numéro de code, mais c’est tout. Je suis TSI-1404912-A, et lui, c’est TSI-1404912-C.
— Et qu’est-il arrivé au B ?
— Il a été enlevé par un grammasite mardi dernier.
Je baissai mon arme. Miss Havisham m’avait déjà parlé des Génériques, créés ici, dans le Puits, pour peupler les livres à venir. À ce stade de la création, c’étaient de simples formes humaines sans ornement, lisses comme une pièce de monnaie en attente d’être frappée d’un sceau d’individualité. Ils n’avaient pas d’histoire, pas de conflits, pas de faiblesses – rien qui puisse les rendre lisibles ou intéressants d’un quelconque point de vue. C’était aux institutions d’en faire ensuite des membres utiles de la fiction. Répartis en catégories : de A à D, et de un à dix ; ceux qu’on classait parmi les D étaient comme des abeilles ouvrières dans la foule et les rues populeuses ; les C avaient un rôle avec un bout de dialogue ; les B formaient généralement le gros des personnages, à l’exception des premiers rôles. Ceux-là étaient dévolus normalement – mais pas toujours – à la catégorie des A, triés sur le volet pour leur talent de se projeter dans un personnage et d’incarner de multiples facettes. Huckleberry Finn, Tess et Anna Karénine étaient tous des A, mais Mr. Hyde, Hannibal Lecter et le professeur Moriarty l’étaient aussi. Je regardai ces Génériques sans grade de plus près. Héros ou assassins ? Impossible de dire ce qu’ils deviendraient. Toutefois, à ce stade de leur développement, je les savais inoffensifs. Je rengainai mon arme.
— Vous êtes des Génériques, c’est ça ?
— En effet, répondirent-ils à l’unisson.
— Et qu’est-ce que vous faites là ?
— Vous vous rappelez l’engouement pour le minimalisme ? demanda celui de droite.
— Oui ? fis-je, me rapprochant pour scruter avec curiosité leurs visages inexpressifs.
Bien des choses existaient dans le Puits auxquelles il fallait que je m’habitue. Ces deux-là, bien qu’inoffensifs, me donnaient néanmoins la chair de poule. Pickwick était toujours planquée derrière le canapé.
— Il a été provoqué par une pénurie de personnages en 1982, dit celui de gauche. Vikram Seth projette d’écrire un gros livre dans les prochaines années, et le Puits ne tient pas à se faire avoir une nouvelle fois. Nous sommes donc fabriqués et envoyés dans les romans non publiés en attendant de prendre du service.
— On vous stocke, en quelque sorte ?
— Je préfère le terme de cantonnement, répliqua celui de gauche.
Son ton légèrement offusqué montrait qu’il ne resterait pas indéfiniment sans personnalité.
— Depuis combien de temps êtes-vous ici ?
— Ça fait deux mois, répondit celui de droite. Nous attendons d’entrer à l’École des Génériques Ste Tabularasa pour commencer notre formation de base. J’occupe la chambre d’amis en queue.
— Moi aussi, ajouta celui de gauche. Pareillement.
Je marquai une brève pause.
— Très bien. Puisque nous allons tous vivre ensemble, je vais vous donner des noms. Toi, déclarai-je en pointant le doigt sur celui de droite, dorénavant tu t’appelleras ibb. Et toi, dis-je à celui de gauche, on va t’appeler obb.
Je réitérai ma démonstration, vu qu’ils ne manifestaient aucun signe de compréhension, ni même qu’ils m’avaient entendue.
— Toi, tu es ibb, et toi, tu es obb.
Je m’interrompis. Quelque chose clochait, mais je ne voyais pas quoi.
— ibb, répétai-je.
Puis :
— obb. ibb. ibb-obb. Vous trouvez ça bizarre ?
— Pas de majuscules, remarqua obb. On n’y a pas droit tant qu’on n’a pas commencé l’école… et on ne s’attendait pas non plus à recevoir un nom aussi vite. On peut le garder ?
— C’est cadeau, leur dis-je.
— Je suis ibb, fit l’autre, comme pour marquer le coup.
— Et moi, je suis obb, déclara obb.
— Moi, c’est Thursday.
Je leur tendis la main. Ils la serrèrent à tour de rôle, lentement et sans émotion. Décidément, ces deux-là faisaient une sacrée paire de joyeux drilles.
— Et elle, c’est Pickwick.
Ils regardèrent Pickwick qui gloussa doucement, sortit de derrière le canapé, s’installa sur son œuf et feignit de dormir.
— Bien, annonçai-je en frappant dans mes mains, est-ce que quelqu’un sait faire la cuisine ? Moi, je ne suis pas très douée pour ça, et si vous ne voulez pas manger des haricots sauce tomate toute l’année, autant vous y mettre tout de suite. Je suis ici pour remplacer Mary ; laissez-moi vivre, et je vous laisserai vivre aussi. Je me couche tard et me lève tôt. J’ai un mari qui n’existe pas et j’attends un bébé… je risque donc d’être un peu irritable et de doubler de volume. Vous avez des questions ?
— Oui, dit celui de gauche. Lequel d’entre nous est obb, déjà ?
Je déballai mes quelques affaires dans la petite chambre contiguë au poste de pilotage. J’avais dessiné un portrait de Landen de mémoire ; je le plaçai sur la table de nuit et le contemplai un moment. Il me manquait atrocement, et je me demandai pour la énième fois si, au lieu de me terrer ici, je ne devrais pas être là-bas, dans mon propre monde, pour tenter de le récupérer. L’ennui, c’est que j’avais déjà essayé et que je m’étais complètement plantée ; sans l’intervention providentielle de Miss Havisham, je serais encore en train de croupir quelque part dans les oubliettes de Goliath. Comme je portais notre enfant, j’avais décidé que la fuite n’était pas une preuve de lâcheté, mais une solution de bon sens : j’allais rester ici jusqu’à la naissance du bébé, après quoi je pourrais planifier mon retour et, partant, celui de Landen.
Je descendis et expliquai à obb les rudiments de la cuisine, qui lui étaient aussi étrangers que le fait d’avoir un nom. Par chance, je dénichai un vieil exemplaire de La Parfaite Ménagère de Mrs. Beeton, et j’invitai obb à l’étudier, en plaisantant à moitié, à titre de recherche. Trois heures plus tard, il avait mitonné un excellent gigot d’agneau et tout ce qui allait avec. J’avais découvert une chose sur les Génériques : aussi fades et inintéressants soient-ils, au moins ils apprenaient vite.
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