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L’éducation des Génériques

Les Génériques étaient les caméléons du Puits. Normalement, ils étaient formés pour accomplir des tâches précises, mais, en cas de besoin, on pouvait les faire monter en grade. De temps en temps, un Générique progressait spontanément à l’intérieur de sa catégorie, mais changer de catégorie sans l’aide extérieure était, paraît-il, impossible. D’après ce que j’allais découvrir, « impossible » n’était pas un mot à employer à la légère dans le Puits. L’imagination étant ce qu’elle est, tout pouvait arriver… et tout arrivait, du reste.

THURSDAY NEXT

Chroniques de la Jurifiction

Je rentrai chez moi par mes propres moyens après la fin du « nettoyage » dans Les Hauts de Hurlevent. Le chef de la cellule pro-Cath était bien connu de la Jurifiction, et il avait préféré nos armes aux crocs du Grand Martin. La maison fut remise en état en quelques lignes et, dans la mesure où Havisham tenait ses réunions entre les chapitres, les lecteurs du roman ne s’aperçurent de rien. En fait, la seule trace de l’assaut visible dans le livre fut le fusil de chasse de Hareton, qui explosa accidentellement dans le chapitre trente-deux, vraisemblablement à cause d’une balle qui, en ricochant, avait endommagé le mécanisme de verrouillage.

— Ç’a été, ta journée ? demanda ma grand-mère.

— C’était très… expositionnel au début.

Je me laissai tomber sur le canapé et chatouillai Pickwick qui était venue vers moi, toute sérieuse et maternelle.

— Mais la fin a été spectaculaire.

— On a encore dû te porter secours ?

— Pas cette fois-ci.

— On est toujours un peu bousculé dans un nouveau job, dit mamie. Pourquoi faut-il que tu travailles pour la Jurifiction, au fait ?

— C’était dans le Programme d’Échange.

— Ah oui. Tu veux que je te prépare une omelette ?

— Avec plaisir.

— Bon, alors tu vas casser les œufs, les battre, me descendre la poêle et…

Je me relevai péniblement et allai dans la petite coquerie où le frigo était toujours plein.

— Où sont ibb et obb ?

— Ils sont sortis, je crois, répondit mamie. Tu veux bien nous faire une tasse de thé, tant que tu es debout ?

— Sûr. Je n’arrive toujours pas à me rappeler le nom complet de Landen, mamie… et ce n’est pas faute d’avoir essayé.

Ma grand-mère me rejoignit dans la coquerie et s’assit sur un tabouret de cuisine que le hasard avait placé sur son chemin. Elle sentait le sherry, mais j’aurais été totalement incapable de dire où elle le planquait.

— Mais tu te rappelles comment il est ?

Je m’interrompis dans ma tâche et regardai par le hublot de la cuisine.

— Oui, répondis-je lentement, chaque ride, chaque grain de beauté, chaque expression… mais je le revois en train de mourir en Crimée.

— Ça n’est jamais arrivé, mon petit, s’exclama-t-elle. Le fait  – à ta place, je prendrais un plus grand bol  – de te souvenir de ses traits prouve que sa disparition date à peine d’hier. Moi, j’utiliserais du beurre et non de l’huile, et si tu as des champignons, tu pourrais les émincer avec un peu d’oignon et du bacon… tu as du bacon ?

— Sûrement. Tu ne m’as toujours pas dit comment tu as fait pour venir jusqu’ici, mamie.

— C’est facile à expliquer, ça. Au fait, as-tu réussi à trouver la liste des dix livres les plus ennuyeux ?

À cent huit ans, mamie Next était convaincue qu’elle ne pouvait pas mourir à moins d’avoir lu les dix classiques les plus assommants. Je lui avais déjà suggéré La Reine des fées, Le Paradis perdu, Ivanhoé, Moby Dick, À la recherche du temps perdu, Pamela et Le Voyage du pèlerin. Elle les avait tous lus, ceux-là et beaucoup d’autres, et elle était toujours de ce monde. Le problème, c’est que « ennuyeux » est aussi difficile à cerner que « mignon » ; il fallait donc que je réfléchisse aux dix livres qui l’ennuieraient le plus, elle.

— Et Silas Marner ?

— C’est ennuyeux par moments seulement, comme Les Temps difficiles. Tu devrais chercher un peu mieux que ça… et, à ta place, je prendrais une plus grande poêle, et je baisserais le feu.

— O.K., rétorquai-je, agacée, tu veux me relayer peut-être ? Tu as déjà fait le plus gros.

— Non, non, dit mamie, tu te débrouilles très bien.

Il y eut du mouvement à la porte, et Ibb entra, suivi d’Obb.

— Félicitations ! leur lançai-je.

— Pour quoi ? demanda Ibb qui ne ressemblait plus du tout à Obb.

Déjà Obb avait dix centimètres de plus que lui, et ses cheveux étaient plus foncés, alors que ceux d’Ibb commençaient à blondir.

— Pour avoir pris des majuscules.

— C’est vrai, jubila Ibb, c’est incroyable ce que ça vous change, une journée à Ste Tabularasa. Demain, on termine le sexage, et d’ici la fin de la semaine, on sera répartis en catégories.

— Moi, je vise le personnage de mentor, dit Obb. D’après notre prof principal, des fois on peut choisir ce qu’on va faire. Vous préparez le dîner ?

— Non, répliquai-je, histoire de tester leur réceptivité au sarcasme, je suis en train de soigner mon œuf de compagnie par la chaleur.

Ibb rit  – ce qui était bon signe  – et s’en fut pratiquer l’humour avec Obb, au cas où l’un d’eux obtiendrait un rôle de joyeux drille.

— Ah, ces ados, fit mamie. Je crois que je vais faire une plus grosse omelette. Tu veux bien me remplacer, dis ? Il faut que je me repose un peu.

Vingt minutes plus tard, nous nous mettions à table. Obb avait coiffé ses cheveux avec une raie sur le côté, et Ibb avait mis une robe en vichy de mamie.

— Tu espères être une femme ? demandai-je en lui passant une assiette.

— Oui, mais pas comme vous. J’aimerais être plus féminine et un peu écervelée… le genre qui se met à brailler quand elle a un souci et qu’elle a besoin d’aide.

— Ah oui ?

Je servis de la salade à mamie.

— Et pourquoi ?

Ibb haussa les épaules.

— Je n’en sais rien. Ça me plaît bien, l’idée qu’on vole à mon secours… des bras vigoureux qui m’emportent, et tout. Qu’on m’explique l’action par le menu, aussi ; mais en même temps, je voudrais avoir quelques bonnes répliques et, tout en étant vulnérable, arriver à sauver la mise grâce à un éclair de génie façon savant idiot.

— À mon avis, tu n’auras pas de problème pour trouver une place, soupirai-je. Mais tu as l’air de savoir précisément ce que tu veux. As-tu pris exemple sur quelqu’un ?

— Oui, elle ! s’exclama Ibb en tirant un numéro très écorné de Grand Écran de sous la table.

Avec Lola Vavoum en couverture, interviewée pour la énième fois sur ses maris, ses démentis par rapport à la chirurgie esthétique et son dernier film… généralement dans cet ordre-là.

— Mamie ! dis-je sévèrement. C’est toi qui as donné ce magazine à Ibb ?

— Eh bien…

— Tu sais à quel point les Génériques peuvent être influençables ! Pourquoi ne pas avoir choisi une revue avec Jenny Gudgeon ? Voilà une actrice… et qui joue des femmes convenables.

— As-tu vu Miss Vavoum dans Ma sœur gardait des oies ? rétorqua mamie avec indignation. Tu n’imagines pas l’étendue de son registre.

Je songeai à Cordelia Flakk et à son ami, le producteur Harry Flex, qui voulait que Lola joue mon rôle au cinéma. Rien que d’y penser, j’en avais la chair de poule.

— Vous alliez nous parler du sous-texte, fit Obb en se resservant de la salade.

— Ah oui, acquiesçai-je, contente de pouvoir changer de sujet. Le sous-texte est l’action implicite derrière la parole écrite. Le texte expose au lecteur les faits et gestes des personnages, mais le sous-texte nous révèle leurs intentions et leurs sentiments. Ce qu’il y a de merveilleux dans le sous-texte, c’est qu’il s’agit de grammaire courante, écrite en termes d’expérience humaine : on ne peut l’appréhender sans une bonne connaissance des hommes et de leurs interactions. Vous comprenez ?

Ibb et Obb se regardèrent.

— Non.

— O.K., je vais vous donner un exemple. Dans une soirée, un homme apporte un verre à une femme, et elle l’accepte sans répondre. Que se passe-t-il ?

— Elle n’est pas très polie ? hasarda Ibb.

— Peut-être, mais ce qui m’intéresse là-dedans, c’est la nature de leur relation.

Obb se gratta la tête.

— Elle ne peut pas parler parce que… euh… elle a perdu sa langue dans un accident industriel causé par sa négligence à lui ?

— N’allez pas chercher trop loin. Pour quelle raison quelqu’un ne dira pas forcément merci dans ce genre de situation ?

— Parce que, dit Ibb lentement, ils se connaissent ?

— Très bien. Quand dans une fête votre conjoint ou votre petit ami vous apporte un verre, souvent on se contente de le prendre ; en revanche, si c’est la maîtresse de maison, on la remercie. Autre exemple : un couple marche dans la rue… elle à dix pas derrière lui.

— Il a des jambes plus longues ? suggéra Ibb.

— Ils ont rompu ?

— Ils se sont disputés, déclara Obb, excité, et ils n’habitent pas loin ou alors ils auraient pris la voiture.

— Possible, répondis-je. Le sous-texte nous apprend des tas de choses. Ibb, as-tu pris le dernier morceau de chocolat dans le frigo ?

Il y eut une pause.

— Non.

— Et voilà, parce que tu as hésité, je suis sûre et certaine que c’est toi.

— Oh ! fit Ibb. Celle-là, je m’en souviendrai.

On frappa à la porte.

C’était Arnold, l’ancien soupirant de Mary, tout fringant dans un costume et avec un petit bouquet de fleurs à la main. Sans lui laisser le temps d’ouvrir la bouche, je refermai la porte.

— Tenez, dis-je en me tournant vers Ibb et Obb, ceci est une bonne occasion d’étudier le sous-texte. Tâchez de découvrir ce qui se passe derrière les mots… et Ibb, s’il te plaît, évite de nourrir Pickwick à table.

Je rouvris la porte, et Arnold, qui avait rebroussé chemin, revint en courant.

— Oh ! dit-il en feignant la surprise. Mary n’est toujours pas rentrée ?

— Non. Elle ne sera pas là avant un bon moment. Je peux prendre un message ?

Et je fermai la porte à nouveau.

— O.K., dis-je à Ibb et Obb. De quoi s’agit-il, à votre avis ?

— Il cherche Mary ? avança Ibb.

— Il sait pourtant qu’elle n’est pas là, ajouta Obb. C’est probablement pour vous qu’il est venu, Thursday.

— Pourquoi ?

— Pour vous inviter à sortir avec lui ?

— Très bien. Et moi, je réagis comment ?

Ibb et Obb réfléchissaient fébrilement.

— Si vous ne vouliez pas le voir, vous lui auriez dit de partir, donc il ne doit pas vous laisser indifférente.

— Excellent ! approuvai-je. Voyons la suite.

Je rouvris la porte sur un Arnold décontenancé qui m’adressa un grand sourire.

— Non, pas de message, dit-il. C’est juste que… Mary et moi, on devait aller voir les Citrons Verts ce soir…

Je regardai Ibb et Obb qui secouèrent la tête. Eux non plus n’y croyaient pas.

— Ma foi…, fit Arnold lentement, ça vous dirait peut-être de venir au concert avec moi ?

Je fermai la porte.

— Il a fait semblant de vouloir aller voir les Citrons Verts ce soir, déclara Ibb avec plus d’assurance, alors qu’il a tout manigancé depuis le départ. Je crois qu’il a un sérieux béguin pour vous.

Je rouvris la porte.

— Non, je regrette, lui répondis-je à la hâte. Je suis mariée et j’aime mon mari.

— Ce n’était pas pour vous draguer, s’exclama Arnold, je vous propose simplement une place pour un concert. Tenez, je vous la laisse. Je n’ai personne d’autre à qui la donner ; si vous n’en voulez pas, vous n’avez qu’à la jeter.

Je refermai la porte encore une fois.

— Ibb a tort, dit Obb. Il est mordu, c’est vrai, mais il s’est grillé en montrant trop d’empressement… Il vous sera difficile de respecter quelqu’un qui vous supplie presque à genoux.

— Pas mal. Allez, on continue.

J’ouvris la porte et contemplai les yeux candides d’Arnold.

— Elle vous manque, hein ?

— Qui ça ? demanda-t-il, faussement nonchalant.

— Déni d’amour ! glapirent Ibb et Obb derrière moi. En fait, vous ne l’intéressez pas du tout  – il est amoureux de Mary et veut sortir avec vous pour cesser de penser à elle !

Arnold prit un air suspicieux.

— Qu’est-ce que c’est ?

— Une explication de sous-texte, répliquai-je. Pardon d’avoir été malpolie. Vous venez boire un café ?

— Normalement, il faudrait que j’y aille, là…

— On se fait prier ! s’esclaffa Ibb.

— La balance du pouvoir penche en sa faveur, enchaîna Obb, parce que vous avez été malpolie envers lui avec ces histoires de porte, et maintenant vous allez devoir insister pour qu’il vienne boire un café, quitte à vous montrer plus amicale que vous ne l’auriez voulu.

— Ils sont toujours comme ça ? s’enquit Arnold en entrant.

— Ils apprennent vite. Lui, c’est Ibb, et lui, c’est Obb. Ibb et Obb, je vous présente Arnold.

— Salut ! fit Arnold en réfléchissant. Dites, les Génériques, ça vous branche d’aller voir les Citrons Verts ?

Ils se regardèrent et, se rendant compte qu’ils étaient assis un peu trop près l’un de l’autre, s’écartèrent.

— Alors ? dit Ibb.

— Eh bien, seulement si tu as envie…

— Moi, ça m’est égal… à toi de décider.

— Oui-i, j’aimerais bien y aller.

— O.K., allons-y… sauf si tu as d’autres projets…

— Non, non, je n’ai rien de prévu.

Ils se levèrent, prirent les billets et s’en furent en un éclair.

Je ris et passai dans la coquerie.

— Qui est cette femme âgée ? demanda Arnold.

— C’est ma grand-mère.

Je mis la bouilloire à chauffer et sortis le café.

— Est-ce qu’elle est… ?

— Ciel, non ! Elle s’est seulement endormie. Elle a cent huit ans.

— Ah bon ? Et pourquoi porte-t-elle cet affreux vichy bleu ?

— Je l’ai toujours connue comme ça. Elle est venue ici pour veiller à ce que je n’oublie pas mon mari. Pardon si j’ai l’air d’enfoncer le clou, ce n’était pas volontaire.

— Allez, dit Arnold, ne vous tracassez pas. Je n’avais pas l’intention de verser dans le mélo, vous savez. Mais Mary, c’est quelqu’un… et je ne suis pas amoureux d’elle seulement parce que j’ai été écrit de la sorte, non, cette fois, c’est la bonne. Comme Nelson et Emma, Bogart et Bacall…

— Finch-Hatton et Blixen. Oui, je connais.

— Denys était amoureux du baron Blixen ?

— Karen Blixen.

— Oh…

Il s’assit, et je posai la tasse de café devant lui.

— Parlez-moi de votre mari.

— Ah ! mais, répondis-je en souriant, je ne voudrais pas vous ennuyer avec Landen.

— Ça ne m’ennuie pas. Vous m’écoutez bien radoter à propos de Mary.

Je remuai distraitement mon café, passant en revue mes souvenirs de Landen pour m’assurer qu’ils étaient tous là. Mamie marmonna quelque chose au sujet de homards dans son sommeil.

— Ça n’a pas dû être une décision facile de venir vous cacher ici, dit Arnold doucement. En général, les Thursday ne font pas ça, je présume.

— Tout à fait. Mais reculer pour se regrouper ne signifie pas toujours fuir.

— Une retraite stratégique ?

— Absolument. Que feriez-vous pour vous remettre avec Mary ?

— N’importe quoi.

— Moi, c’est pareil avec Landen. Je vais le récupérer… mais pas tout de suite. Ce qui est étrange, ajoutai-je avec un brin de mélancolie, c’est qu’à son retour, il ne saura même pas qu’il avait disparu. Ce n’est pas comme s’il attendait que je le réactualise.

Nous bavardâmes pendant près d’une heure. Il me parla du Puits, et moi je lui racontai le Monde Extérieur. Au moment où il essayait de me faire répéter : « bêlant bélier bienveillant », mamie se réveilla en criant :

— Les Français ! Les Français !

Il fallut la calmer avec un verre de whisky tiède avant de la mettre au lit.

— Je pense que je vais rentrer, dit Arnold. Ça vous dérange si je repasse vous voir ?

— Pas du tout, répondis-je. Ce sera avec plaisir.

 

Sur ce, j’allai me coucher, mais je ne dormais toujours pas quand Ibb et Obb revinrent du concert. Ils rigolaient et se firent une tasse de thé à grand bruit avant de se retirer pour la nuit. Je fermai les yeux, espérant revoir en rêve notre maison, celle où j’avais vécu avec Landen. Ou, à défaut, nos vacances quelque part. Ou, toujours à défaut, notre première rencontre ; si ce n’était pas possible, une engueulade… et pour finir, n’importe quoi, du moment qu’il y avait Landen.

Toutefois, Aornis avait sa propre idée là-dessus.