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Réunion de la Jurifiction numéro 40319

JurisTech : contraction familière de Département Technologique de la Jurifiction. Cette entreprise de recherche et développement travaille en exclusivité pour la Jurifiction et est financée par le Conseil des Genres via le Grand Central du Texte. Compte tenu des tâches précises et souvent pointues confiées aux agents, JurisTech est autorisé à concevoir des gadgets en dehors des lois traditionnelles de la physique  – c’est le seul département (avec la S.-F.) à pouvoir faire cela. L’outil de base dans le manifeste d’un agent est le Guide de Voyage (voir définition) qui lui-même contient d’autres produits JurisTech comme le Chapeau Eject-O Martin-Bacon, le Masque MV, le Marqueur de Texte, Ficelle™ et les cribles textuels de différentes porosités, pour n’en citer que quelques-uns.

LE CHAT DE L’A.U. DE W.

Guide de la Grande Bibliothèque (glossaire)

Les bureaux de la Jurifiction se trouvaient à Norland Park, la maison des Dashwood dans Raison et sentiments. La famille avait la gentillesse de nous laisser l’usage de la salle de bal à la condition tacite que les œuvres de Jane Austen bénéficient d’une protection spéciale.

Norland Park était situé au milieu d’une prairie doucement vallonnée et bordée de chênes séculaires. Le soir tombait, comme toujours au moment où nous arrivions, et des pigeons ramiers roucoulaient dans le colombier. L’herbe était tiède et moelleuse comme un tapis bien épais, et les aiguilles de pin embaumaient l’air de leur senteur délicate.

Mais tout n’était pas parfait dans ce jardin de la prose du XIXe siècle ; en approchant, nous remarquâmes une sorte de cohue devant la maison. Une manifestation, plus exactement… le genre de chose que j’avais l’habitude de voir chez nous. Il ne s’agissait toutefois pas d’un rassemblement pour protester contre le prix du fromage, la dérive droitiste et antigalloise du parti whig ou la pression exercée par Goliath sur le législateur afin que chacun soit obligé de manger au SmileyBurger au moins deux fois par semaine. Non, cette manifestation-là était de celles qu’on ne pouvait s’attendre à rencontrer que dans le monde fictif.

L’Homme à la Cloche, président élu de la Jurifiction habillé en crieur public, faisait tinter rageusement sa clochette pour essayer de rétablir le calme.

— Encore ? marmonna Bradshaw. Je me demande ce que les Oraux peuvent bien vouloir cette fois.

Ce terme m’était inconnu, mais ne souhaitant pas passer pour une cruche, je scrutai la foule pour comprendre de quoi il retournait. La personne la plus proche de moi était une bergère… enfin, c’était une déduction de ma part, car elle n’avait pas de moutons, seulement une houlette recourbée. Un jeune garçon en bleu avec un cor lui parlait de la baisse du prix de l’agneau et, à côté d’eux, se tenait une très vieille femme avec un petit chien qui geignait, faisait le mort, fumait la pipe et exécutait tout un tas de tours l’un après l’autre. Je vis aussi un petit homme en longue chemise et bonnet de nuit qui bâillait bruyamment. J’étais peut-être un peu lente, mais ce fut en apercevant trois souris assises en rond et qui épiaient nerveusement la fermière à côté d’un gros œuf avec des bras et des jambes que je réalisai qui ils étaient.

— Ce sont des personnages de comptines ! m’exclamai-je.

— Des emm…, voilà ce qu’ils sont, grommela Bradshaw.

Un petit garçon s’échappa de la foule, attrapa un porcelet et se sauva à toutes jambes. La bergère l’accrocha par la cheville avec sa houlette, et il s’étala sur l’herbe. Le porcelet roula dans un massif de fleurs avec un grognement surpris, puis détala devant le grand costaud qui entreprit d’administrer une correction au gamin.

— … tout ce que nous demandons, c’est d’avoir les mêmes droits que les autres personnages du Monde des Livres, disait Humpty Dumpty.

Sa figure ovoïde avait viré à l’écarlate.

— Ce n’est pas parce qu’on a un devoir envers les enfants et la tradition orale qu’il faut nous traiter n’importe comment.

La foule murmura et gronda en signe d’assentiment. J’examinai Humpty Dumpty… Portait-il une ceinture ou bien une cravate ? Impossible de dire ce qui était sa taille et ce qui était son cou.

— … on a une pétition signée de milliers d’Oraux qui n’ont pas réussi à se libérer aujourd’hui, annonça le gros œuf en brandissant une liasse de papiers parmi les acclamations de la foule.

— Cette fois, on ne plaisante pas, monsieur l’Homme à la Cloche, ajouta un boulanger qui se tenait dans un baquet en bois avec un boucher et un fabricant de chandelles. Nous sommes tout à fait prêts à retirer nos comptines, si nos revendications ne sont pas prises en compte.

Les personnages assemblés approuvèrent en chœur.

— Tout allait bien tant qu’ils n’étaient pas syndiqués, me souffla Bradshaw à l’oreille. Venez, on va passer par-derrière.

Nous fîmes le tour de la maison ; nos pas crissaient sur le gravier.

— Pourquoi les personnages de la tradition orale ne peuvent-ils pas participer au Programme d’Échange de Personnages ?

— Et qui les remplacerait ? s’esclaffa Bradshaw. Vous ? Ne vous faites pas de souci pour Mr. Dumpty : ça fait des siècles qu’il milite. Ce n’est tout de même pas notre faute si lui et ses amis mal rimés sont toujours régis par les anciens accords OralTradPlus… Bonté gracieuse, Miss Dashwood ! Votre mère sait que vous fumez ?

C’était Marianne Dashwood, en train de tirer sur une petite cigarette roulée au moment où nous tournâmes à l’angle. Elle s’empressa de jeter le mégot et retint son souffle le plus longtemps possible avant de tousser et d’exhaler un gros nuage de fumée.

— Commandant ! fit-elle, la voix enrouée et des larmes aux yeux. Promettez de ne rien dire !

— Motus et bouche cousue, répondit Bradshaw d’un ton sévère, mais seulement pour cette fois.

Marianne poussa un soupir de soulagement et pivota vers moi.

— Miss Next ! exulta-t-elle. Re-bienvenue dans notre petit livre… Vous vous portez bien, j’espère ?

— Très bien.

Je lui remis le pot de Marmite, les Mentos et les piles AA que je lui avais promis lors de ma dernière visite.

— Pouvez-vous faire en sorte que ceci parvienne à votre mère et à votre sœur ?

Elle tapa dans ses mains et accepta les cadeaux avec enthousiasme.

— Vous êtes un amour ! déclara-t-elle, radieuse. Comment pourrais-je vous remercier ?

— Empêchez Lola Vavoum de jouer votre rôle au cinéma.

— Ça ne dépend pas de moi, dit-elle tristement. Mais si vous avez besoin d’un service, je suis là !

 

Nous gravîmes l’escalier de service et gagnâmes le hall d’entrée où un Homme à la Cloche passablement dépenaillé vint à notre rencontre avec la liste de revendications que Humpty Dumpty lui avait fourrée de force dans les mains.

— Ces Oraux se mobilisent de plus en plus, pantela-t-il. Ils annoncent un débrayage de quarante-huit heures à partir de demain.

— Et quelles en seront les conséquences ? demandai-je.

— C’est évident, non ? me gourmanda l’Homme à la Cloche. Les comptines seront indisponibles… dans le Monde Extérieur, beaucoup de gens vont croire qu’ils ont des trous de mémoire. Ce n’est pas bon du tout ; en général, quand on récite une comptine, il y a toujours un livre de contes à portée de main.

— Ah, dis-je.

— Le principal ennui, ajouta l’Homme à la Cloche en s’épongeant le front, c’est que si nous cédons cette fois-ci, tout le monde voudra renégocier son statut, depuis les poétiques jusqu’aux personnages d’histoires drôles en passant par les contes de fées. Par moments, je suis content de savoir que c’est bientôt la retraite et que quelqu’un comme vous, commandant Bradshaw, pourra alors reprendre le flambeau !

— Ah non, pas moi ! protesta Bradshaw avec véhémence. Je ne serai plus l’Homme à la Cloche pour tous les T dans : « Tu t’entêtes à tout tenter, tu t’uses et tu te tues à tant t’entêter ! »

L’Homme à la Cloche rit, et nous entrâmes dans la salle de bal de Norland Park.

— Vous êtes au courant ? fit un jeune homme en arrivant vers nous, l’air totalement affolé. La Reine Rouge a dû se faire amputer d’une jambe. Thrombose artérielle, m’a dit le docteur.

— Ah bon ? répondis-je. Quand ça ?

— La semaine dernière. Et ce n’est pas tout.

Il baissa la voix.

— L’Homme à la Cloche s’est suicidé au gaz !

— Mais nous venons de lui parler à l’instant.

— Oh, dit le jeune homme en réfléchissant fébrilement. En fait, c’est Perkins qui s’est suicidé.

Miss Havisham se joignit à nous.

— Billy ! le gronda-t-elle. En voilà assez. Dégage avant que je ne te claque !

Momentanément pris de court, le jeune homme se redressa, annonça avec hauteur qu’il avait été chargé d’écrire un dialogue supplémentaire pour John Steinbeck et tourna les talons. Miss Havisham secoua la tête.

— Si jamais il dit « bonjour », ne le croyez pas. Ça va, Trafford ?

— Au poil, ma bonne Estella, au poil. Je suis tombé sur Tuesday dans le Puits.

— Vous n’étiez pas là-bas pour vendre des morceaux de votre livre ? s’enquit-elle, malicieuse.

— Dieu m’en préserve, non ! dit Bradshaw, feignant d’être choqué.

Il scruta la salle, à la recherche d’une échappatoire.

— Dame, ajouta-t-il, il faut que j’aille parler au Chat du Cheshire. Bien le bonjour !

Et, soulevant poliment son casque colonial, il s’en fut.

— Bradshaw, Bradshaw, soupira Miss Havisham. Bientôt, il y aura tellement de trous dans Bradshaw défie le Kaiser qu’on pourra s’en servir comme d’une passoire.

— Il voulait offrir une robe à Mrs. Bradshaw, expliquai-je.

— L’avez-vous déjà rencontrée ?

— Pas encore.

— Quand vous la verrez, évitez d’ouvrir de grands yeux, c’est très malpoli.

— Pourquoi est-ce que je…

— Venez ! interrompit Miss Havisham. C’est presque l’heure de l’appel.

 

La salle de bal de Norland Park était depuis longtemps dévolue au seul usage de la Jurifiction. Tout l’espace était encombré de tables et de fichiers métalliques, et les bureaux croulaient sous des piles de dossiers attachés avec un ruban. Une table avait été dressée pour le buffet, et tout le personnel de la Jurifiction était là qui nous attendait… ou du moins qui attendait l’Homme à la Cloche. On comptait environ trente agents en activité, mais comme une dizaine d’entre eux se trouvaient généralement en service commandé, et que cinq ou six étaient occupés dans leurs propres livres, nous n’étions jamais plus de quinze à la fois au Q.G. Vernham Deane m’adressa un salut jovial. Il incarnait le personnage du parfait goujat et coureur de jupons dans le roman de Daphne Farquitt, Le Seigneur des Hautes-Bourbes, mais on ne l’aurait jamais cru en le voyant : il s’était toujours montré gentil et courtois à mon égard. À côté de lui se tenait Harris Tweed qui était intervenu la veille seulement à l’Agneau Déchiré.

— Miss Havisham !

Il s’approcha et nous remit une enveloppe à chacune.

— Voici votre prime pour les grammasites que vous avez éliminés. J’ai divisé la somme en deux parts égales, O.K. ?

Il m’adressa un clin d’œil et repartit sans laisser à Havisham le temps d’en placer une.

— Thursday ! dit Sassan LeRoussi. Pardon de vous avoir abandonnée hier. Hello, Miss Havisham… il paraît que vous avez eu maille à partir avec quelques grammasites. Personne jusqu’ici n’a réussi à abattre six Verbisoïdes d’un seul coup !

— Fastoche, répondis-je. Dites, Sassan, j’ai toujours la… euh, la chose que vous avez achetée.

— Quelle chose ?

— Mais si, rappelez-vous, insistai-je, sachant qu’il était strictement interdit de chercher à infléchir l’action dans son propre livre. La chose. Dans un sac. Vous ne voyez pas ?

— Ah ! Ah… oui, c’est vrai.

Il avait enfin compris de quoi je parlais.

— Cette chose. Je passerai la récupérer après le boulot, d’accord ?

— LeRoussi a encore commis un délit d’initié ? demanda Havisham à voix basse après qu’il nous eut laissées.

— J’en ai bien peur.

— J’aurais fait pareil, si mon livre avait été aussi mauvais que le sien.

Je jetai un œil autour de moi pour voir qui d’autre était venu à la réunion. Il y avait là sir John Falstaff, le roi Pellinore, Deane, lady Cavendish, Mrs. Tiggywinkle escortée de l’empereur Jark, Gully Foyle et Perkins.

— Qui sont-ils ? demandai-je à Havisham en indiquant deux agents que je ne reconnaissais pas.

— À gauche, avec la citrouille, c’est Ichabod Crane. L’autre, c’est Béatrice. Un peu trop exubérante à mon goût, mais elle fait du bon travail.

Je la remerciai et cherchai des yeux la Reine Rouge dont l’antagonisme vis-à-vis de Havisham n’était un secret pour personne. Elle n’avait pas l’air d’être là.

— Salut à vous, Miss Next ! tonna Falstaff.

Il s’approcha en se dandinant et me scruta à travers une brume de vapeur éthylique. Il avait bu, volé et couru le guilledou tout au long de la première et de la deuxième partie d’Henry IV avant d’infiltrer Les Joyeuses Commères de Windsor. D’aucuns le considéraient comme une fripouille sympathique ; moi, je le trouvais juste dégoûtant  – même s’il était le prototype de l’aimable débauché dans la littérature mondiale. Je décidai, pour cette fois, de me montrer magnanime.

— Bonjour, sir John, dis-je en m’efforçant d’être polie.

— Bonjour à vous, suave demoiselle ! s’exclama-t-il, ravi. Savez-vous monter à cheval ?

— Un peu.

— Alors il vous plairait peut-être d’aller vous balader dans ma joyeuse Angleterre ? Je pourrais vous faire visiter des coins charmants, vous faire découvrir des choses…

— Malheureusement, je dois décliner votre offre, sir John.

Il me rit bruyamment au visage. Je sentis la moutarde me monter au nez, mais par chance, l’Homme à la Cloche, désireux de ne pas perdre de temps, grimpa sur l’estrade et agita sa clochette.

— Pardon de vous avoir fait attendre, marmonna-t-il. Comme vous l’avez remarqué, la situation est un peu tendue dehors. Mais je suis heureux de vous voir aussi nombreux ici. Quelqu’un d’autre doit encore venir ?

— Est-ce qu’on attend Godot ? s’enquit Deane.

— Personne ne sait où il est ? Béatrice, n’étiez-vous pas censée faire équipe avec lui ?

— Moi non, répondit la jeune femme. Posez donc la question à Benedict, s’il se donne la peine d’écouter, quoique autant parler à une chèvre… et une chèvre sotte, qui plus est.

— La langue de cette gente dame nous écorche les oreilles.

Benedict, caché à notre vue, se leva pour la fusiller du regard.

— Si un jour la fontaine de votre esprit redevient claire, je pourrai peut-être y baigner un âne.

— Ah ! rétorqua Béatrice en riant. Voyez comme il remonte l’horloge de son ironie pour qu’elle sonne encore et encore !

— Chère Béatrice, fit Benedict en s’inclinant très bas, j’étais en train de chercher une cruche quand je vous ai trouvée.

— Vous, Benedict, qui avez moins de cervelle que de cérumen ?

Ils plissèrent les yeux et se sourirent avec une courtoise inimitié.

— C’est bon, s’interposa l’Homme à la Cloche. Calmez-vous, tous les deux. Savez-vous où est l’agent Godot, oui ou non ?

Béatrice répondit qu’elle ne le savait pas.

— Bien, annonça l’Homme à la Cloche. Poursuivons, je déclare la séance numéro 40319 de la Jurifiction ouverte.

Il fit tinter à nouveau sa clochette, toussa et consulta son clipboard.

— Premier point. Toutes nos félicitations à Deane et à lady Cavendish pour avoir déjoué les plans des Bowdleriseurs dans Chaucer.

Il y eut quelques mots d’encouragement et des tapes dans le dos.

— Des dégâts, il y en a eu, mais ça n’a pas été plus loin. Toutefois, la vigilance reste de mise. Deuxième point.

Il reposa son clipboard et s’appuya sur le lutrin.

— Vous vous rappelez cet engouement, il y a quelques années de ça, pour les chaînes de lettres ? Vous receviez une lettre et vous deviez la renvoyer à dix de vos amis ? Eh bien, quelqu’un a dû forcer sur la lettre « U ». J’ai ici le rapport de l’agence de protection de l’environnement de la Mer de Texte me signalant que les réserves de la lettre « U » ont atteint un niveau dangereusement bas : il va falloir restreindre la consommation jusqu’à ce que les stocks soient renfloués. Des suggestions ?

— On pourrait utiliser le n de bas de casse à l’envers, dit Benedict.

— Nous avons déjà tenté l’expérience avec les « m » et les « w » à l’époque de la grande migration des « m » en 62 ; ça n’a jamais fonctionné.

— Et si on changeait l’orthographe, hum hum ? proposa le roi Pellinore en caressant son imposante moustache blanche. Tous les pronoms qui contiennent un « u », y a qu’à les transcrire phonétiquement, j’sais pas, moi.

— Par exemple, ki à la place de qui ?

— Bonne idée, intervint LeRoussi. Surtout qu’on a le choix : kel, kan, ke… Si on en circonscrit l’usage à une catégorie de la population, on pourra invoquer un facteur de génération.

— Hmm, dit l’Homme à la Cloche, réfléchissant intensément. Vous savez quoi, ça pourrait le faire.

Il jeta un coup d’œil sur son clipboard.

— Troisième point… Tweed, vous êtes là ?

Harris Tweed leva la main de sa place.

— O.K. J’ai cru comprendre que vous pourchassiez un Saute-Pages qui avait élu domicile dans le Monde Extérieur ?

Tweed me regarda brièvement et se leva.

— Un dénommé Yorrick Kaine, oui. C’est une grosse légume là-bas ; il dirige un groupe de presse et a créé son propre parti politique…

— Mais oui, mais oui, fit l’Homme à la Cloche impatiemment, et il a volé Cardenio, je sais. La question est : Où est-il maintenant ?

— Il est retourné dans le Monde Extérieur où j’ai perdu sa trace, répliqua Tweed.

— Le Conseil des Genres ne cautionne pas les missions dans le monde réel, dit l’Homme à la Cloche lentement. C’est trop risqué. Nous ne savons même pas de quel livre il vient, ce Kaine… et dans la mesure où il ne tente rien contre nous, je pense qu’il devrait rester là-bas.

— Mais enfin, Kaine représente un vrai danger pour notre monde, m’exclamai-je.

Compte tenu de sa politique plus à droite que la droite, c’était repousser les limites du mot « litote ».

— Il a déjà commis un vol dans la Grande Bibliothèque, continuai-je. Qui nous dit qu’il ne va pas récidiver ? Ne devons-nous pas à nos lecteurs de les préserver des fictionautes déterminés à…

— Je comprends bien ce que vous avancez. Miss Next, interrompit l’Homme à la Cloche, mais je ne cautionnerai pas une opération dans le Monde Extérieur. Je regrette, c’est comme ça. Il figure sur la liste des Saute-pages, et nous placerons des cribles textuels à chaque étage de la Bibliothèque au cas où il aurait envie de revenir. Faites ce que vous voulez dehors, mais ici, vous allez faire ce qu’on vous dit. Est-ce clair ?

Le sang me monta au visage, mais Miss Havisham me pressa le bras, et je me tus.

— Bien, reprit l’Homme à la Cloche en consultant à nouveau son clipboard. Quatrième point. Le Grand Central du Texte nous informe de plusieurs tentatives d’incursion depuis le Monde Extérieur. Rien de grave, mais de quoi provoquer quelques remous à la frontière entre la fiction et la réalité. Miss Havisham, n’avez-vous pas signalé qu’une entreprise du Monde Extérieur est en train de mener des recherches pour pouvoir pénétrer dans la fiction ?

C’était vrai. Depuis des années, Goliath tentait d’accéder au Monde des Livres, mais sans grand résultat. Tout ce qu’ils avaient réussi, c’était extraire de la bouillie visqueuse des huit premiers volumes du Monde du fromage. Pour leur échapper, mon oncle Mycroft s’était réfugié dans la série des Sherlock Holmes.

— Ça s’appelait la société Quelque chose, fit Havisham pensivement.

— Goliath, lui dis-je. C’était le groupe Goliath.

— Goliath, c’est cela. J’ai jeté un œil quand je suis allée récupérer le Guide de Voyage de Miss Next.

— Leur technologie est si avancée que ça ? demanda l’Homme à la Cloche.

— Non. Ils en sont loin. Ils essaient d’expédier une sonde dans L’Homme invisible, mais d’après ce que j’ai vu, sans grand succès.

— O.K. On les garde à l’œil. Quel est leur nom, déjà ?

— Goliath, répétai-je.

Il prit note.

— Cinquième point. Toute la ponctuation a été volée dans le dernier chapitre d’Ulysse. À savoir, environ cinq cents points, virgules, points-virgules et apostrophes.

Il marqua une pause.

— Vous n’étiez pas en train d’y travailler, Vern ?

— Si, acquiesça Deane en s’avançant et en ouvrant un calepin. Le vol a été remarqué, mais d’après les premiers rapports, les lecteurs considèrent l’absence de ponctuation non pas comme une erreur abyssale, mais comme un trait de génie ; du coup, ça nous laisse le temps de nous retourner.

— Vous êtes sûrs que c’est un voleur ? s’enquit Béatrice. Ça ne peut pas être les grammasites ?

— Non, répondit Perkins, grand spécialiste en la matière. Les Ponctusauroïdes sont rares, or pour embarquer autant de signes de ponctuation, il en faudrait des centaines. Et puis, je ne crois pas qu’ils auraient laissé le point final… ça ressemble plus à un voleur malicieux.

— O.K., dit l’Homme à la Cloche. Qu’est-ce qu’on fait ?

— Le seul marché existant pour les signes de ponctuation volés est dans le Puits.

— Hmm. Un agent de la Jurifiction passe aussi inaperçu là-dedans qu’une fanfare à un enterrement. Il nous faut quelqu’un pour infiltrer le milieu. Des volontaires ?

— C’est mon dossier, dit Vernham Deane. J’irai. Sauf s’il y en a qui pensent être mieux qualifiés pour cette tâche.

Il y eut un silence.

— Apparemment, c’est à vous de jouer, approuva l’Homme à la Cloche, prenant des notes sur son clipboard. Sixième point. Vous vous souvenez tous que David et Catriona Balfour ont été boujeumés il y a quelques semaines. Étant donné que Kidnappé et Catriona ne peuvent pas exister sans eux, et que Robert Louis Stevenson demeure un auteur populaire, le Conseil des Genres a autorisé un couple de Génériques A-4 à prendre leur place. Ils auront un accès illimité à tous les romans de Stevenson, et j’aimerais que vous leur réserviez un accueil amical.

Cette demande fut accueillie par des murmures dans l’assemblée.

— Eh oui, dit l’Homme à la Cloche d’un air résigné, je sais que ce ne sera pas pareil, mais avec un peu de chance, tout se passera bien. Personne dans le Monde Extérieur n’a remarqué la disparition de David Copperfield, hein ?

Les agents se taisaient.

— Bien. Septième point. Comme vous le savez, je prends ma retraite dans quinze jours, et le Conseil des Genres aura besoin de quelqu’un pour me remplacer. Toutes les candidatures doivent être adressées directement au Conseil qui se chargera de les examiner.

Il marqua une nouvelle pause.

— Huitième point. Vous n’ignorez pas que, depuis cinquante ans, le Grand Central du Texte travaille sur une mise à jour du système d’exploitation des livres…

Des gémissements s’élevèrent dans la salle. Visiblement, c’était un sujet délicat. LeRoussi m’avait expliqué la technologie ImaginoTransfert qui existait derrière les livres en général, mais je ne voyais absolument pas comment cela fonctionnait. D’ailleurs, je ne vois toujours pas.

— Savez-vous ce qui est arrivé quand ils ont voulu mettre MANUSCRIT à jour ? l’interpella Bradshaw. Le conflit de systèmes a anéanti toute la bibliothèque d’Alexandrie  – ils ont dû y mettre le feu pour l’empêcher de se propager.

— Nous en savions beaucoup moins sur les systèmes d’exploitation à l’époque, répondit l’Homme à la Cloche d’un ton apaisant, et soyez assuré, commandant, que les problèmes des premières mises à jour ont été pris en compte. Nombre d’entre nous ont émis des réserves sur la version standard de LIVRE dans laquelle nos œuvres bien-aimées ont été gravées, et je pense qu’une mise à jour de LIVRE V9 ne peut qu’être bénéfique pour tout le monde.

Personne ne pipait. Tous les regards étaient braqués sur lui.

— Parfait. Je pourrais disserter là-dessus toute la journée, mais le mieux serait de laisser la parole au WordMaster Libris, spécialement venu du Grand Central du Texte. Xavier ?