37
Le Grand Fracas ne s’arrête jamais. Brouhaha immense et confus fait d’un millier de bruits plus petits : sabots des chevaux, roulement des engins, cliquetis des armures, sifflets des décurions, piétinement des fantassins, et insultes, clameurs, cahots, cadences, cris… Mais rien encore qui annonce l’ultime assaut.
Le vingtième jour du mois de Mésoré, premier du huitième mois de l’année julienne, échappant à la « corvée de Mausolée » (même les bêtes de somme, écrasées de soleil, se sont donné congé), Diotélès a conduit tous les enfants et leurs nourrices sur le chemin de ronde du Port des Rois pour voir appareiller l’escadre égyptienne. On entend grincer les treuils qui descendent lentement les chaînes des bassins, les treuils qui rouvrent les darses – on dirait qu’ils pleurent… Au milieu de l’agitation générale, la flotte impressionne par son calme : des ordres brefs, des mouvements ordonnés. On dit que la Reine, qui a gardé le commandement de sa marine, suivra la bataille depuis le toit de l’Isis Lokhias, d’où l’on voit toute la côte est. L’Imperator, avec son infanterie, a pris place près du quartier juif, mais à l’extérieur des remparts, au sommet d’un monticule proche de la mer.
« Quand je serai grand, dit Alexandre, je serai amiral ! – Tu n’auras pas de cheval, alors ? » s’inquiète Ptolémée sans cesser de téter son pouce. Sur l’horizon, au-delà de la passe du Grand Port, Antyllus qui a de bons yeux prétend apercevoir des galères romaines. Les navires égyptiens franchissent la passe par rangs de quatre ou cinq à la fois. Dans un lent glissement de rames, tout se tait. Les dieux retiennent leur souffle.
Même Diotélès n’a pas envie de plaisanter. Alexandre et Ptolémée sont sûrs que les Égyptiens vont gagner, Antyllus et Séléné, sûrs que leur père va perdre. Mais aucun ne parle, tous écoutent. Il y a sur la mer une brume de chaleur où s’évanouissent en silence, les uns après les autres, les vaisseaux noirs de la Reine. N’importe, une bataille s’entend de loin ; le pédagogue, les nourrices, les chasse-mouches, les porteurs de chaise attendent, immobiles, le choc des étraves, le craquement des mâts qui s’abattent, et tous ces cris arrachés aux entrailles des hommes qu’on broie…
Mais les dernières trirèmes de l’escadre n’ont pas encore doublé le Phare que, de derrière le rideau de buée, c’est le bruit d’une ovation qui leur parvient. Des vivats ! Une explosion de joie ! Sous les yeux étonnés des spectateurs, les rameurs de l’arrière-garde, dressant d’un seul mouvement leurs avirons vers le ciel, mettent leurs navires en panne et ils tiennent leurs rames levées, comme les bras d’un homme qui se rend : la flotte capitule ! Acclamée par l’ennemi, elle capitule sans combat ! Et les nefs de Cléopâtre, tournant lentement leurs proues vers le port, pointent leurs éperons contre la ville.
Un hurlement. Antyllus se plie en deux, on dirait qu’on lui a planté une épée dans le ventre. Le même râle d’agonisant que son père, là-bas sur sa colline, au même moment…
Les enfants, leurs esclaves, courent vers le Palais, courent pour s’abriter. Croisent des valets, des scribes, des femmes, qui courent dans l’autre sens, vers le bout de la presqu’île pour se cacher. Et des soldats qui jettent leurs armes, leur casque, pour se fondre dans la foule et gagner le Port des Rois, le temple de César, le bassin des galères – le dehors du « Dedans ». Un garde celte, qui tente de cacher ses cheveux rouges sous un bonnet, crie aux nourrices : « L’infanterie vient de déserter, ils n’ont pas livré bataille, Antoine est trahi, la Reine nous lâche, la ville est ouverte ! » Pas seulement la ville, le Quartier-Royal lui-même : des courtisans ont déverrouillé la Grande Porte pour fuir en chariot, en litière, à pied, vers le quartier des batteurs d’or et les ruelles indigènes, tandis qu’en sens inverse des officiers antoniens aux boucliers marqués du « C » royal s’engouffrent dans l’enceinte au grand galop, cherchant refuge dans la ménagerie et les jardins, jusqu’au fond de ces allées en cul-de-sac qui butent sur le rempart ou l’Enclos des Tombeaux. Au sud, sur l’avenue de Canope, derrière la Bibliothèque et les pavillons du Muséum, on entend une cavalcade : l’avant-garde de l’armée d’Octave ?
Antyllus court, et pleure en courant. Il tient Séléné par la main, pour aller plus vite – mais aller où ? Cypris a pris Ptolémée dans ses bras. « Pappas, je veux voir Pappas ! » gémit l’enfant. Sous un kiosque de l’allée des Réservoirs, deux eunuques en robe d’apparat se sont pendus avec leur ceinture. Taous tire derrière elle Iotapa et Alexandre, qui réclame sa sœur de lait : dans la vieille cour des Ambassadeurs, aux dalles disjointes, la fille de Taous est tombée, Diotélès s’est arrêté pour la relever, et les autres, toujours courant, les ont perdus de vue. Un marmiton leur crie au passage que Lucilius s’est suicidé. Lucilius le fidèle, l’aide de camp préféré… Suicidés aussi, Ovinius, Albius. « Il y a du sang dans toutes les chambres ! »
C’est Taous maintenant qui, sans plus se soucier des retardataires, a pris la direction des opérations : « Allons au temple d’Isis. On ne tue pas ceux qui demandent l’asile aux dieux ! Vite, en passant par le paradis de Séléné… » Au-dessus du Palais, sur les murailles de la Cité Royale, on ne voit plus un garde. Dans les cours des Mille Colonnes, les nourrices et les enfants enjambent des corps décapités et des esclaves éventrés qui agonisent aux pieds des maîtres auxquels ils ont rendu le « dernier service » ; d’autres esclaves dépouillent ces cadavres encore chauds avant de fuir vers la ville. « Vautour ! » crie Taous : elle a reconnu le grand collier d’Aristocratès sur la poitrine d’un porteur d’eau.
Tout se renverse : il y a une ville creuse sous la ville pleine, une ville sombre sous la ville claire, et le Phare de cette ville-là est un puits. Séléné se sent aspirée par le souterrain ; en plein jour elle avance dans la nuit.
Comment ils se sont retrouvés au pied du rempart, devant le Mausolée, elle l’ignore. Beaucoup de monde dans cette impasse, sur cette place étroite. Le Mausolée est une tour forte, dont une porte de bronze défend l’accès : les gens avaient-ils espéré s’y retrancher ? Trop tard, la porte est fermée. « La Reine est à l’intérieur », murmure Cypris.
Dans cette petite foule inquiète, Antyllus reconnaît soudain Philostrate ; il y a donc des Compagnons de la Mort encore en vie ? Peut-être son père lui-même ?… À côté de Philostrate, c’est Théodore, mais oui, son précepteur ! Théodore échappé à la Bibliothèque ! Voilà leur famille sauvée : un grammairien et un philosophe, c’est autre chose, tout de même, qu’une bande de servantes affolées ! Antyllus se fraye un chemin jusqu’à eux. « Ton père est mort, lâche Philostrate. Il espérait périr au combat, mais il n’y a pas eu de combat. Il s’est tué. » Il annonce les événements en parfait sophiste – comme s’il s’agissait d’un syllogisme dont il tire la conclusion après avoir posé les prémisses. « Éros aussi s’est tué. Et le premier des deux : ce saligaud n’avait pas envie de décapiter son maître ! N’a même pas été foutu de tendre fermement l’épée pour que son maître s’embroche… »
Antyllus a repris la main de Séléné. Vont-ils repartir en courant ? Non, il tient cette main sans bouger, en regardant droit devant lui. Il se tait, mais ses doigts sont glacés. Le vent rabat vers le Mausolée la fumée du bâtiment des Archives qui brûle : une lampe renversée dans la panique – les troupes d’Octave n’ont pas encore investi l’enceinte royale. Un frisson parcourt la foule lorsque au dernier étage du Mausolée apparaît la silhouette d’une femme. « C’est Iras, disent des voix, la coiffeuse de la Reine… » Combien sont-ils, enfermés là-dedans ? Et la Reine ? Est-elle morte, ou en vie ? Un dialogue s’engage entre la foule et la suivante : « Dites à Octave, crie la jeune femme, que s’il ne permet pas à Césarion de monter sur le trône d’Égypte, la Reine mettra le feu à la tour avant de se supprimer ! Nous avons ici des torches, de l’huile, de l’étoupe, du petit bois, et toutes les richesses de l’État ! »
Chaque fois que la poulie grince sous l’acrotère, que la civière tangue, du corps étendu monte un gémissement. Trois femmes, à la fenêtre d’en haut, tirent ensemble sur la corde pour hisser jusqu’à elles le blessé déchiré ; mais la moindre secousse lui arrache une plainte. Au début, avant qu’on attache son brancard au palan que les maçons n’ont pas démonté, il remuait encore, tendait les mains vers la Reine penchée à l’embrasure, il suppliait : « Laisse-moi mourir près de toi. » Sunapothnèskein : mourir ensemble, mourir avec – c’est le verbe qu’il employait, la racine même du nom que tous deux avaient donné à leur dernière société : plutôt que les Compagnons de la Mort, c’étaient les Compagnons du Mourir Ensemble. À part trois d’entre eux – Cléopâtre, le vieux Canidius, et Philostrate, dit « le sage » –, tous avaient déjà accompli ce programme. Ponctuellement…
« Ouvrez ! imploraient les soldats qui avaient porté l’Imperator jusque-là. Ayez pitié, femmes, il n’arrive pas à mourir, son sang ne coule plus, Octave le fera supplicier, ouvrez-lui », et ils tapaient contre la porte en bronze. « Non, disait la Reine, je n’ouvrirai pas. »
Elle n’a plus confiance en personne ; dans le beau geste des hommes qui lui amènent son mari mourant, elle flaire un nouveau piège : pourquoi n’achèvent-ils pas leur général, comme doit le faire tout bon soldat ? Elle craint une traîtrise, sait trop qu’Octave la veut vivante et, avec elle, les trésors de l’Égypte. Quand même, elle finit par descendre le palan…
Maintenant l’agonisant ne bouge plus, ses râles s’affaiblissent, couverts par les cris de la petite foule qui encourage les femmes à persévérer ou s’émeut dès qu’elles semblent sur le point de lâcher. Le corps est déjà assez haut au-dessus du groupe pour qu’on voie la toile de la civière se teinter de rouge : le blessé a recommencé à saigner. Il faut un linceul de pourpre à l’Autocrator d’Orient, enveloppez d’écarlate le descendant d’Hercule, l’ami de César… Mais ce ne sont pas ces titres-là que lui donne la Reine quand la poulie cesse un instant de grincer et qu’elle peut lui parler d’en haut. « Mon époux, mon empereur, mon maître », dit-elle. Et parce qu’elle prononce ces mots d’autrefois, leurs mots secrets, il vit – malgré son ventre ouvert, la violence de l’hémorragie, la douleur qui le traverse, la soif qui le torture, et cette puanteur de crapaud mort… Au moment où les femmes le détachent enfin et le font glisser vers elles, il perd connaissance.
En bas, Séléné a compris que ce petit tas sanglant est son père, autrefois si puissant. Et que sa mère, acculée, ne peut plus sauver ses enfants. Le père, la mère, ensemble dans la tour blanche. Unis dans la tour blanche. Et les enfants, dehors. Livrés à l’ennemi. Abandonnés. Elle serre fort entre ses doigts la main de son grand frère romain.
Le souterrain de Césarion, c’est là qu’elle va cacher Antyllus : « Ce passage secret débouche près du Nil, à sa source, un endroit que personne ne connaît. Là-bas, il n’y a pas de soldats.
— Ne me laisse pas seul, Séléné, viens…
— Je ne peux pas. Ptolémée a besoin de moi. Au bout du souterrain, tu trouveras Césarion. Je vous rejoindrai. Dès que je pourrai. »
Seulement, pour soulever la dalle, il leur faut de l’aide ; Antyllus a décidé de mettre au courant Théodore, son précepteur, puisque la chance vient de le replacer sur sa route. Théodore ? Séléné aurait mieux aimé demander les conseils de Diotélès ou de Nicolas. Mais Diotélès s’est envolé (sur une autruche, un flamant rose ?), et Nicolas est si bien guéri de sa maladie qu’il a rallié – à pied ! – le camp d’Octave : Hérode lui a, paraît-il, demandé d’être le précepteur de ses fils. Profitant de l’occasion, le philosophe a offert au vainqueur d’Antoine un petit panégyrique qu’il vient de composer. Avec de pareilles qualités, ce jeune homme mérite d’aller loin, plus loin que la Judée !
Deux mille ans plus tard, en effet, on trouve le nom de Nicolas de Damas dans toutes les encyclopédies : proche d’Hérode dont il devint plus tard l’ambassadeur, et très proche d’Octave-Auguste dont il écrivit la première biographie, il se fit l’accusateur d’Antoine mort et, dans son Histoire universelle, le chantre du crime politique et des usurpateurs vertueux… Pourtant, ne doit-on pas saluer le mérite d’un précepteur passé à l’ennemi sans se croire tenu d’assassiner au préalable les princes qu’on lui avait confiés ?
Car Théodore, lui, n’a pas eu tant de scrupules : il a vendu son élève. Dénoncé aux Romains le projet des deux enfants. Organisé la poursuite et la mise à mort. Était-ce avant qu’on n’entendît les hululements funèbres des femmes dans le Mausolée ? Avant, ou après, les funérailles d’Antoine ? Avant, ou après, l’enlèvement d’Iotapa ? Avant, ou après, la mort de la Reine ? Avant, ou après, l’exécution de Césarion ? Les désastres se succédaient si vite que, dans la mémoire de Séléné, tout se mêle. Les images surgissent sans ordre, sans chronologie ; quand ces souvenirs la rattrapent, les drames, qui s’engendraient l’un l’autre, se superposent : plus d’avant ni d’après, elle se retrouve à égale distance de chaque catastrophe, et le malheur forme autour d’elle un cercle parfait qu’elle ne brisera jamais.
Par la suite, elle apprendra qu’il s’est écoulé près de trois semaines entre la trahison de la flotte et le dernier acte de la tragédie – celui du soldat rouge, du soldat au poignard, qui tire « les survivants » de leur ultime cachette… Alors, l’assassinat d’Antyllus, quand ?
Forcément à un moment où les enfants pouvaient encore circuler à l’intérieur du Quartier-Royal. Au début, donc. Pourtant, il fallait qu’il y eût déjà dans les palais « du Dedans » des soldats ennemis, des patrouilles, des ordres. Après l’arrivée dans l’enceinte des envoyés d’Octave, par conséquent. Et après que deux de ses compères – Proculeius, le beau-frère de Mécène, et Gallus, le chef des légions de Libye – eurent, par ruse, réussi à s’introduire dans le Mausolée et à s’emparer de la Reine… Qu’importe, au reste, la date du supplice d’Antyllus : pour Séléné, il sera toujours actuel.
Chaque matin en s’éveillant, elle revit le massacre, impuissante : au moment où elle arrive avec son frère près de l’entrée du souterrain, de la dalle qu’il faut soulever, une petite troupe de légionnaires surgit brusquement de derrière le temple de César, et c’est Théodore qui la conduit ! Antyllus a tout de suite compris, il cherche à fuir, relève sa toge, court vers le jardin de roses ; un groupe d’auxiliaires libanais – les mêmes qui protégeaient son père la veille – lui barre le chemin ; l’adolescent fonce à travers les buissons, débouche au pied de l’escalier du temple, grimpe, mais, en haut, la porte est fermée ; alors, il escalade la grande statue de César, parvient à se hisser sur les genoux du dieu, s’accroche à ses épaules : « Pitié ! Par le divin Jules, pitié ! Je ne veux pas mourir !
— Sois raisonnable, dit le centurion. Prouve-nous que tu es un grand garçon, tu portes la toge virile : descends et tends-nous ton cou.
— J’implore la protection du dieu César ! La protection de son fils Octave, votre général ! Par tous les dieux, je vous implore ! Théodore, Théodore, je t’implore…
— Voilà un jeune homme mal élevé », constate le centurion agacé, et il donne l’ordre à ses hommes de descendre le garçon de son perchoir. A-t-il remarqué la petite fille qui s’approche ? Une enfant de dix ans, qui regarde si fort que les yeux lui font mal ?
Antyllus l’a aperçue, lui. « Séléné, crie-t-il en grec, sauve-moi ! Donne-leur tes bijoux ! Séléné… » Les soldats arrachent sa toge, tirent sur sa tunique, sans parvenir à le séparer de la statue qu’il embrasse ; alors, du bout de son glaive, prestement, un légionnaire lui coupe les jarrets. Il s’affaisse, roule sur les marches, les hommes le prennent par les aisselles et le traînent jusqu’en bas. Il gémit comme un petit chien. D’un geste vif, le centurion l’empoigne par les cheveux… Ensuite, Séléné ne se rappelle pas : entre elle et le crime, feront toujours écran les vers d’Hécube qui peignent l’exécution par les Grecs de la plus jeune princesse troyenne – « le sang jaillit de sa gorge couverte d’or en une source à l’éclat noir ».
Après l’égorgement (Antyllus se débattait trop pour qu’on pût le décapiter proprement), quand enfin le centurion fut parvenu à séparer la tête immobile du tronc sanglant, a-t-elle vu Théodore fouillant dans le sang pour s’emparer du collier de son élève ? Est-ce elle qui a dénoncé ce vol ? Elle ne sait pas, ne sait plus, se souvient seulement que Théodore a été crucifié près de la porte du Palais : Octave encourageait la délation, mais se réservait le pillage.
Tout s’embrouille. La mort d’Antyllus et celle de Césarion. Le souterrain les mangeait l’un après l’autre, il menait droit aux Enfers. En traversant l’un des péristyles où bivouaquaient maintenant des légionnaires de l’armée de Gallus, très occupés à dépecer et à cuire les chats du Palais, elle avait cru reconnaître Rhodôn ; l’homme, debout près d’un feu, avait aussitôt détourné la tête, mais un instant, leurs regards s’étaient croisés, et elle avait bien cru… « Rhodôn ? Sûrement pas ! avait déclaré Cypris, il accompagne notre Pharaon. Si tu le voyais ici, c’est que ton frère y serait aussi ! » Impossible.
Comment Rhodôn avait persuadé Césarion de revenir de Memphis à Alexandrie (« Ta mère te réclame, les Romains t’ont reconnu pour roi »), comment il avait convaincu ce jeune homme élevé dans la méfiance de se livrer à l’ennemi, nul ne l’a su, et Séléné est réduite à l’imaginer. Curieusement, elle l’imagine de manière à souffrir davantage : pourquoi s’est-elle persuadée que son frère revenait pour l’épouser ? que Rhodôn avait dit au fils de César « La Reine a accepté d’abdiquer mais, pour régner, tu dois d’abord épouser ta sœur, on prépare tes noces au Palais » ? Elle fut, croit-elle, l’appât et le piège. La fiancée du souterrain, celle qui apporte la mort en dot…
L’exécution, pourtant, elle n’y a sans doute pas assisté. Rhodôn, enrichi par sa trahison, était peut-être revenu faire le beau au Palais, mais Césarion, lui, devait être détenu à l’extérieur de la ville, dans le camp d’Octave. Lequel prétendra plus tard qu’il a longuement balancé avant de répandre ce sang-là, et qu’il a fini par céder aux pressions d’Areios, son philosophe attitré : « Il ne peut y avoir deux Césars… » Balivernes ! Qu’il ne pût y avoir deux Césars, Octave en avait toujours été convaincu. Et Marc Antoine, et Cléopâtre, aussi. Déchirons ce rideau de fumée : Césarion était le nœud du conflit. Son enjeu caché.
Il a vécu seize ans, le doux Kaïsariôn. Seize ans, l’âge de Roméo… Torse nu, il tend son cou. Demande seulement qu’on ne le tienne plus, qu’on n’entrave pas ses bras : « Laissez-moi libre, et que libre je meure, car, roi, je rougirais d’être appelé esclave chez les morts »… Séléné, qui n’a pas vu la scène, la reverra toujours. Aussi précisément que le massacre d’Antyllus ; et l’image du garçon qui dégrafe l’épaule de sa tunique et roule le vêtement jusqu’à la taille, du garçon qui s’agenouille avec grâce, incline la tête avec fierté, cette image aura la patine d’un souvenir très ancien. Souvenir fantasmé sur lequel on est revenu si souvent qu’il a pris les couleurs du vrai, puis, au fil des années, s’est défraîchi, délavé, pour se fondre, comme le reste, dans la trame usée du passé.
Des journées que Séléné a vécues dans le Quartier-Royal occupé, émergent d’autres détails, saugrenus parfois. Par exemple, la cape funèbre de Philostrate, l’ancien philosophe particulier de son père, qui suivait maintenant pas à pas le philosophe officiel du vainqueur. Philostrate le sophiste n’avait aucune envie de « mourir ensemble », ni d’être exécuté comme l’étaient tous les proches d’Antoine qu’on attrapait, Canidius, le fidèle maréchal, le républicain Turullius, ou Cassius de Parme, le pamphlétaire. Lui se trouvait trop grand penseur pour quitter la vie d’aussi bon gré. « Les sages véritablement sages sauvent les sages », répétait-il à son confrère, qu’il importunait en s’accrochant à son manteau. « Tu vois, Areios, tu m’obliges déjà à porter le deuil de moi-même ! Je ne vis plus », et il s’allongeait par terre en travers du chemin de l’autre, l’accompagnant de ses plaintes jusque dans les latrines… Octave finit par faire grâce au fâcheux, pour en délivrer son conseiller.
Or cette cape sombre, Séléné la revoit parfaitement. Comme elle revoit les masques de cire, aux funérailles de son père. Ces « images » blêmes qu’elle avait aperçues quelques mois plus tôt à la Timonière, on les avait ressorties de leur armoire, et des hommes inconnus d’elle, dissimulés sous des cuirasses d’emprunt ou d’amples vêtements noirs, les portaient maintenant sur leur visage. On aurait dit que les fantômes des Antonii se penchaient en silence sur le cercueil du plus illustre d’entre eux.
Funérailles grandioses. Cléopâtre, bien qu’emprisonnée à l’extrémité de la presqu’île, avait reçu l’autorisation de les organiser. Et elle le fit avec une magnificence royale, comme tout ce qu’elle faisait. Mais sa fille ne se souvient pas de la cérémonie : le corps fut-il brûlé sur le bûcher, ou inhumé ? Elle l’ignore. Embaumé, non, sûrement pas, on manquait de temps. Dans la hâte, on avait dû se borner à le laver, l’habiller, le parfumer… Vit-elle une dernière fois les traits de son père ? La Reine, pour attendrir les Romains, obligea-t-elle « les bâtards d’Antoine », comme les appelaient les soldats d’Octave, « les petits « métis », à embrasser sur le lit funèbre le visage aimé ? À force de jeter ses filets au fond de sa mémoire, Séléné tire parfois des sables une tête de marbre au profil rajeuni, aux belles boucles tombant sur le front – mais s’agit-il de son père mort, ou bien du grand Alexandre dont elle a souvent admiré la dépouille dans le cercueil de verre du Sôma ?
De sa mère éplorée, sa mère « ultime », celle du jamais plus, elle ne garde qu’une vision lointaine, dont le temps a effacé les contours : une femme en noir, aux cheveux couverts de cendre. Sans bijoux, sans or, sans éclat. Une silhouette frêle, malgré les voiles. « Elle a maigri, beaucoup maigri, commentaient les servantes. On dit qu’elle ne mange plus, qu’elle se laisse mourir de faim… Il paraît qu’elle s’est déchiré la poitrine avec ses ongles et que les plaies s’infectent. » Même pendant la cérémonie, les petits princes n’avaient pas eu la permission d’approcher la Reine : ils s’étaient prosternés à distance ; la garde personnelle d’Octave encadrait la prisonnière ; mais au moins, d’où elle était, elle pouvait constater qu’ils étaient encore en vie…
Connaissait-elle, à ce moment-là, le sort des aînés ? Étaient-ils déjà morts ? Antyllus, certainement. Pour Césarion, personne ne saura jamais. Sauf le bourreau. Et Octave. Et Areios, philosophe patenté et directeur de bonne conscience.
Leur sang coagulé, Séléné ne l’a pas essuyé avec sa tunique, avec ses cheveux : quelle main a accompli pour ses frères assassinés les rites sacrés ? Versé l’eau du Nil et prononcé les paroles d’espoir : J’ai échappé au mal pour trouver le mieux ? A-t-on jeté leurs cadavres aux chacals, leurs têtes aux corbeaux ? Sans offrandes et sans sépulture ?
Elle se demande aussi où sont les restes de son père, de sa mère. Pas dans le Mausolée – encore rempli, lorsqu’ils sont morts, de coffres, de statues, de meubles, de soieries, de sarcophages ; le Mausolée, brocante aux merveilles, autour duquel s’activaient maintenant, sans relâche, les lourds charrois de l’armée romaine… Peut-être, malgré la dernière lettre de sa mère et le testament si explicite de son père, les Romains ont-ils séparé leurs corps pour l’éternité, écartelé leur amour, dissocié leurs destins ?
N’importe, on a versé la terre sur eux, et leurs esprits sont en paix. Mais ses frères ? Si personne n’a couvert d’une poignée de poussière leurs membres sanglants, ni répandu l’eau qui purifie, toujours ils réclameront leur dû. Privées des pleurs du deuil, leurs ombres inconsolées errent dans le souterrain, appelant la sœur bien-aimée. Ils l’invitent, l’attirent ; mais, chaque fois qu’elle s’apprête à les rejoindre, qu’elle descend vers eux dans les ténèbres de la ville creuse, dans les catacombes de son âme, elle est arrêtée par la voix de sa mère : « N’hésite pas à prendre tous les tons pour conserver ta vie. »
Elle sort brusquement du vertige : elle est la fille de Cléopâtre. S’éloigne du cœur. S’éloigne du puits. Et c’est en silence qu’elle hurle, hurle sa douleur comme Hécube, aboie comme Hécube, se transforme en chienne comme elle. Un jour, elle aussi va mordre, déchirer, dévorer, arracher des yeux, dénuder des cous, tuer ! À son tour, affamée de chair humaine, assoiffée de sang. Le sang des assassins.