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Ils sont partis. Ils repartaient toujours. Quelques réceptions à Antirhodos, quelques parties de chasse, quelques audiences solennelles, et ils repartaient.
Marc Antoine, le premier : il a embarqué juste après les Donations, avant que la mer ne soit fermée. Une fois encore, il prendra ses quartiers d’hiver à Antioche, capitale de la Syrie, car il prépare une nouvelle expédition en Arménie – pour desserrer l’étau parthe. Il poursuit un rêve têtu : rouvrir la route des Indes, celle de Dionysos et d’Alexandre. Un rêve dont Cléopâtre ne le laisse pas s’éveiller.
Sa femme égyptienne… Elle l’a rejoint après avoir ramassé l’or des temples et lancé un nouveau programme de construction. Pour son Imperator, elle veut maintenant un petit palais continental, un pavillon isolé au bout d’une jetée, près du temple de Poséidon – « quelque chose de simple, a-t-il lui-même précisé, une hutte, la tente d’un soldat » –, mais la Reine n’imagine pas une hutte sans un peu de porphyre et un soupçon d’ivoire… Pour elle, elle a commandé, dans le Quartier-Royal, en lisière du « Précieux Corps », un mausolée digne de sa célébrité ; étroit, certes, car l’enceinte est bondée, mais plus haut que celui de ses ancêtres : une tour-pylône qui dominera la « Cité interdite », le Sôma d’Alexandre et le temple d’Isis Lokhias. Enfin, pour les jumeaux, elle fait entreprendre la rénovation complète d’un vieux palais, celui des Mille Colonnes : les enfants ne retourneront pas au Palais Bleu, trop éloigné du Muséum et de la Bibliothèque ; sous la direction de Nicolas, leurs études vont prendre un tour sérieux.
La Reine est partie après avoir approuvé les maquettes des architectes et les projets du précepteur. Césarion, aidé des bureaucrates qui administrent l’État, l’épistolographe, les hypodioïcètes, antigraphes, épistratèges et autres chronographes, veillera à la bonne exécution des ordres. Horus d’or, Fils d’Amon-Râ, Maître des deux déesses, il signera les décrets de justice et les ordonnances du Conseil du Roi. « De toute façon, je serai de retour avant l’hiver. D’ici là, pour t’amuser, nous te laissons Antyllus. Il est si drôle, si taquin, vous n’allez pas vous ennuyer ! Et peut-être, l’an prochain, pourrons-nous faire venir aussi son cadet, Iullus, l’autre fils de Fulvia ? »
Cléopâtre espère toujours une rupture complète entre Marc et Octavie. Espère qu’il va reprendre tous ses enfants et son palais romain des Carènes. Il lui suffit, en tant qu’époux, d’écrire trois mots : « Fais tes paquets », c’est la formule consacrée, celle par laquelle, à Rome, on répudie une femme. Mais ces mots, il ne les écrit pas. Bien qu’Octave, de son côté, soit en train de durcir ses positions : contrairement à l’usage, il refuse de donner des terres en Italie aux retraités de l’armée d’Orient. « Établis-les plutôt en Arménie, a-t-il répondu à son beau-frère. En Arménie, en Médie, ou chez les Parthes. Puisque tu as, paraît-il, conquis ces territoires immenses que tu ne partages pas avec moi… »
Octavie et Cléopâtre. La route de Rome, la route des Indes. Il faut choisir entre les deux. Antoine ne peut pas. La tentation du repos ? Trente ans qu’il se bat ! La tentation d’Octavie… La Reine d’Égypte l’a compris et ne le quitte plus d’un pouce. Elle l’a suivi en Arménie, où il a remis de l’ordre en quelques semaines. Il savait que ce serait possible, inutile mais possible. À Séléné qui pleurait au moment de son départ parce qu’elle ne voulait pas habiter le Palais des Mille Colonnes et réclamait un bébé arménien, il a dit : « Je serai de retour dans moins d’un an. Et je te rapporterai d’Arménie des présents autrement précieux qu’un nourrisson morveux. Dix mois, Séléné, tu verras, c’est vite passé. »
À leurs enfants, ils ont dit « quelques mois » car ils le croyaient ; seuls les dieux, dans leur empyrée, savent qu’ils sont partis pour trois années. Car la route des Indes passe par Rome désormais. Par la destruction de Rome. Comme Cléopâtre ne cesse de l’affirmer. La destruction de Rome – donc, pour commencer, la destruction d’Octavie…
Marc Antoine n’aime pas faire du mal à ceux qui lui ont fait du bien. C’est sa faiblesse. On a beau le statufier en dieu vainqueur, il n’a pas un cœur de pierre. Certes, il cite volontiers un poème d’Archiloque de Paros, « Il y a une chose que j’accomplis à la perfection : pour celui qui m’a nui, ma vengeance est terrible ». Fanfaronnade. La clémence d’Antoine est déjà autrement célèbre que sa cruauté… N’empêche qu’il a été fichtrement content, autrefois, de faire tuer Cicéron, ce faisan qui jouait les moralistes ! Un faux cul, oui, qui avait poussé à l’assassinat de César sans y tremper les mains, un délateur qui, jour après jour (quatorze discours !), demandait au Sénat la tête d’Antoine et de sa femme Fulvia. À cause de ce pilonnage, Fulvia et Antyllus avaient été obligés de fuir, de se cacher… Ah, le fumier ! Quelle joie quand Octave le lui avait enfin abandonné ! On avait rapporté à Rome la tête et les mains de l’orateur égorgé, ces mains si soignées, aux ongles bien polis, ces belles mains d’écrivain qui n’avaient jamais tenu une épée : voilà comment il faut traiter les pisse-copie ! Les « trois pièces », tête et mains, étaient restées exposées sur le Forum, on les y avait laissées pourrir. Certains prétendent que Fulvia avait réussi à sortir la langue du cadavre pour la transpercer d’une de ses épingles à cheveux. On exagère : Fulvia n’était pas une tendre, mais la tête, quand elle leur avait été livrée à Rome, était déjà trop putréfiée pour qu’on pût attraper la langue.
De toute façon, Antoine n’aime guère qu’on s’amuse avec les têtes. Et, sauf pour Cicéron et « deux ou trois pékins du même tonneau », comme il dit, il est, la plupart du temps, l’indulgence même. Ce guerrier déteste faire de la peine. Ses amis en abusent, ses femmes aussi. Il aime trop à être aimé. Alors, pensez, Octavie ! Octavie, son amoureuse… « Fais tes paquets » ? Il tergiverse. Pourtant, après la pacification de l’Arménie, il serait sage de se préparer à un affrontement à l’ouest. Cléopâtre a écrit en Égypte pour qu’on hâte les opérations de construction navale : huit cents navires, la moitié pour le transport de troupes, l’autre moitié pour le combat. Car, tôt ou tard, il va falloir se battre en Méditerranée. Et pour la Méditerranée… Cet hiver, ils ne rentreront pas à Alexandrie.
Les deux premières années, les enfants vécurent dans le bruit des marteaux : on aurait dit que toute la ville travaillait pour les arsenaux. Le rivage de l’île du Phare se couvrait de carènes de voiliers et de coques de galères, on entassait les rames en fagots sur les quais du Kibotos, et ceux du port militaire disparaissaient sous les longs éperons de bronze des trirèmes. Partout, comme des insectes géants qu’on aurait mis en pièces, des bateaux démembrés sur les grèves : carapaces noires, luisantes sous le soleil ; abdomens pointus, paires de pattes, dards de métal.
Mais les princes ne voyaient rien de cet étalage inquiétant, leur nouvelle « maison » ne donnait pas sur la mer. Elle avait, en revanche, l’agrément des eaux douces et des arbres : grâce à la proximité du Maiandros – le canal qui alimentait le Quartier-Royal –, le Palais des Mille Colonnes disposait de quatre paradis, des jardins clos à la manière perse, autour de grands bassins tranquilles qui se couvraient, à la saison, de nénuphars et de lotus. Marc Antoine, qui regardait volontiers par-dessus l’épaule de Cléopâtre quand elle écrivait aux précepteurs, avait suggéré de placer ces jardins – et leurs jeunes occupants – sous la protection de Dionysos, son « saint patron ». Aussi s’était-on empressé d’ajouter, entre les sycomores et les grenadiers, quelques touffes de lierre, des faunes de marbre importés d’Athènes, une panthère de granit, et une « Ariane endormie » toute dorée que l’Imperator avait lui-même expédiée d’Éphèse, le grand port d’Asie Mineure, où, pour l’heure, il tenait sa cour.
Nicolas de Damas invita chacun des nouveaux pensionnaires du Palais à choisir le jardin qui serait sa salle d’étude. Alexandre voulut la panthère, Ptolémée les petits faunes, et Séléné, ravie, obtint le paradis d’Ariane endormie, une belle dame couchée sur un lit de feuillage, la tête au creux de son bras. Le bassin rectangulaire au bord duquel reposait la statue enfermait une eau si sombre que les arbres, en s’y reflétant, semblaient s’y dédoubler. « J’ai deux jardins, se vantait la fillette, un sur terre et un sous l’eau ! »
Installée avec ses rouleaux de papyrus dans le pavillon de son grand paradis, elle paraissait avoir oublié le départ de son père, la disparition du bébé arménien et la perte du Palais Bleu. Il faut dire aussi qu’elle était « brodée ». Depuis qu’elle était reine de Cyrénaïque, chaque soir après le bain les servantes lui coloraient la paume des mains et la plante des pieds au henné de Chypre. Du coup, elle se croyait belle… Le précepteur considérait parfois avec étonnement cette petite noiraude aux bras maigres et au visage étroit : d’où tenait-elle ce physique-là, alors que son père, dès son jeune âge, avait été célèbre pour sa beauté, et que sa mère, sans être d’une beauté régulière, passait pour la plus gracieuse des reines ?
Peu importait, la jeune souveraine montrait déjà des dispositions intellectuelles dignes de ses parents. Ou, à tout le moins, comparables à celles de ses demi-frères, Antyllus et Césarion. Ce qui n’était pas le cas des deux autres garçons, ni de la princesse de Médie, pour lesquels précepteur et répétiteurs (toute une armée !) devaient sans cesse inventer de nouvelles stimulations. Pour apprendre l’alphabet à Ptolémée et à Iotapa, Nicolas avait fait réaliser, par le boulanger du Palais, des majuscules en pâte badigeonnée de miel : les jeunes élèves avaient le droit de manger les lettres qu’ils reconnaissaient. Ptolémée se jetait avec gourmandise sur le bêta, où il croyait voir les tétons de sa nourrice, et Iotapa consentait à identifier l’oméga, avec sa double bedaine de mie.
Autre jeu : des secoueurs d’éventails ou des préposés aux moustiquaires, porteurs chacun d’une lettre peinte sur un bouclier, formaient des mots entre les parterres des jardins. Dans la domesticité du palais, on trouvait toujours de quoi représenter les vingt-quatre lettres de l’alphabet grec, et même les huit cents signes du démotique égyptien, car chacun des enfants-rois disposait d’un personnel surabondant : nomenclateurs chargés de rappeler aux jeunes monarques les noms des courtisans ; goûteurs qui testaient chaque mets avant eux ; conservateurs de manteaux pour prendre soin de leurs vêtements ; souleveurs de rideaux pour les précéder dans la maison ; et, pour tous, garçons et filles, des pédagogues et des grammairiens. Heureusement, à l’exception de ces derniers et d’un ou deux astrologues, tous les serviteurs étaient transparents – les enfants étaient habitués à en changer aussi souvent que de meubles, de titres et de palais.
De sa petite enfance, Séléné n’avait gardé que Cypris, sa nourrice, et Diotélès, son Pygmée. Le précepteur se serait bien débarrassé du Pygmée, mais il s’était vite aperçu que le vieil acrobate avait l’art d’apprivoiser la fillette, d’un naturel sauvage. Du reste, ce minuscule extravagant ne manquait pas de culture, même si, ne tenant ses goûts que de lui-même, au hasard des lectures faites à la Bibliothèque, il lui arrivait, selon Nicolas, de manquer de jugement. N’avait-il pas un jour osé soutenir, contre le précepteur et quelques bons esprits du siècle, que les tragédies de Sophocle étaient meilleures que celles de Lykophron de Khalkis ? « Dis-nous tout de suite, avait plaisanté Nicolas, que tu places le vieil Eschyle au-dessus de notre Sosithéos ! – Je le dis », avait rétorqué le Pygmée sous les rires de l’assistance. Un monstre d’audace, ce nabot, et, pour ce qui était de l’aplomb, un géant ! Mais les savants du Muséum l’aimaient bien, il savait tant d’histoires drôles sur la Cour… De plus, le médecin de la Reine, Olympos (enfin débarrassé de Glaucos, qui avait suivi Cléopâtre à Éphèse), continuait à protéger son ancien « assistant ». Tout cela conduisait le précepteur à le ménager.
Mieux, lorsque sa dernière autruche, percluse et déplumée, passa de vie à trépas, l’esclave Diotélès fut nommé pédagogue de Séléné sur proposition de Nicolas. Dans son palais d’Antirhodos, Césarion hésita avant d’envoyer le décret aux mnématographes de la Cour : « Mon précepteur Euphronios m’assure que ton Éthiopien est dangereux pour les petites filles, qu’il les poursuit de ses assiduités, qu’il a des gestes, enfin…
— Uniquement avec les esclaves, précisa Nicolas. Ce sont des histoires entre esclaves, Fils d’Amon, les maîtres peuvent choisir de les ignorer. Pour ma part, je crois le vieux fou trop raisonnable pour s’attaquer aux filles libres, il tient à sa peau, quoiqu’elle soit très sombre…
— Mais Euphronios s’étonne qu’il s’en prenne à des vierges si jeunes, sept, huit ans, à ce qu’on lui a rapporté. Des garçons de cet âge, passe : tous mes ministres, même les eunuques, ont leurs enfants délicieux… Mais des filles de sept ans !
— Il les prend à sa taille, voilà sa réponse. Et il ajoute qu’avec des filles impubères il ne risque pas de laisser une preuve certaine de son passage : “Si j’attendais qu’elles aient treize ans, et qu’une de ces gamines meure ensuite en accouchant d’un enfant noir et blanc, c’est pour le coup qu’on me donnerait le fouet !” Ce bonhomme n’a rien d’un sot, Seigneur. De toute façon, ta sœur en est entichée, elle ne nous pardonnerait pas de l’en séparer. Elle le regarde comme un jouet, il la respecte comme une déesse. Ou – si j’ose avancer pareille incongruité – il considère la princesse comme sa propre enfant : à deux reprises, par ses conseils, il lui a sauvé la vie.
— Nommons-le, soupira Césarion. Mais cherche parmi les esclaves une petite fille comme il les aime et ordonne-lui de s’en tenir à celle-là… Taous, la nourrice indigène d’Alexandre, n’a-t-elle pas une fille ?
— Une fille, en effet, Thonis, qui est la sœur de lait de ton frère.
— Si elle est jolie, donne-la-lui. Et qu’il ne s’avise jamais de toucher à la reine de Cyrénaïque, même du bout des cils ! »
Séléné était moins amoureuse de son grand frère qu’elle l’avait été. Elle n’avait, à huit ans, ni les mêmes jeux ni les mêmes joies que lui. Pourtant, à la moindre incartade, il suffisait de la menacer de se plaindre à Césarion pour obtenir d’elle une obéissance empressée : fils d’Amon, son frère serait pharaon, et elle serait sa femme ; elle se soumettait avec fierté à la volonté divine. Du reste, si elle n’aimait plus autant l’odeur de son fiancé (quand il s’arrêtait au Palais des Mille Colonnes en rentrant de la palestre, il sentait maintenant la sueur amère), si elle n’aimait plus sa voix, qui devenait instable et rugueuse, si elle n’aimait plus sa peau, qui s’assombrissait au-dessus de sa lèvre en lui donnant un air sévère, elle aimait encore l’intensité de son regard, l’amertume de son sourire et la beauté de ses mains lorsque, en lui parlant, il flattait machinalement le pelage d’or des longs sphinx. Ces mains, elle avait toujours envie de les toucher. Quelle était donc cette berceuse que chantait sa nourrice ? « Ah, que ne suis-je l’esclave qui verse l’eau sur tes doigts… » Césarion, je suis la grenade qui mûrit au fond du jardin : un jour viendra où je te désaltérerai.
Césarion, quatorze ans, quinze ans. Si seul.
Antyllus, demi-frère de ses demi-frères, l’amuse un peu quelquefois, mais ce nouveau compagnon, sur lequel comptait sa mère, est trop jeune pour lui, trop insouciant et, par ailleurs, ignorant des réalités du gouvernement. Ils peuvent, de temps en temps, disputer ensemble une partie de dés et admirer une course de chars dans l’Hippodrome, chevaucher côte à côte le long du lac ou regarder des lutteurs rouler dans le sable du Stade, mais Antyllus poursuit ensuite sa journée d’écolier tandis que Césarion, en tenue de pharaon, préside aux jugements, reçoit des fonctionnaires, fait des discours, scelle des courriers. Si seul, il n’a même plus le temps, pour se distraire, de faire des exercices de géométrie sur sa table de sable, ni d’interroger les savants du Muséum sur la place des étoiles. Parfois, le soir, avant de s’endormir, il voudrait redevenir petit enfant, voudrait que sa mère revienne, rentre pour toujours à Alexandrie, et que leur vie recommence comme autrefois, avant Antoine, avant les autres enfants, avant la menace.
Il essaie d’imaginer ce que serait leur bonheur à deux si son beau-père venait à disparaître dans une bataille. Mais il ne pousse jamais ce rêve très loin : c’est un cauchemar, il le sait bien, il n’y a pas de vie pour lui après Antoine. Soit les Ptolémées régneront sur Rome, soit ils perdront tout, même l’Égypte. Césarion, qui voit les choses par les yeux de sa mère, l’a bien compris, et il a peur. Peur de la défaite – que la Reine, elle, ne semble pas redouter. Mais, plus étrange, peur de la victoire : il ne se voit pas gouverner l’Italie, un peuple dont il ignore la langue et dont les dieux sommaires, les manières rudes, ne l’attirent pas : il est grec et se sent presque égyptien ; romain, non. D’ailleurs, il n’aurait sans doute pas à gouverner longtemps ces lointaines contrées. Antoine, il le parie, s’en chargerait personnellement, et la dynastie qu’il mettrait sur le trône serait tôt ou tard celle des Antonii. N’a-t-il pas déjà amorcé le processus avec ses Donations ? Un de ces jours, lui, Césarion, apprenti pharaon, mourra d’un mauvais rhume. Mourra jeune, en tout cas. Fils de César, il n’est qu’un instrument entre les mains de son beau-père ; quand il ne lui sera plus utile, c’est Alexandre-Hélios qui régnera sur le monde ! Comment la Reine ne devine-t-elle pas la manœuvre ? À moins qu’elle n’y prête la main : après tout, les petits princes des palais « du Dedans » sont aussi ses enfants ; et leur père à eux est vivant, leur père partage sa couche et son lit de table. « Ivresse », c’est la bague que son mari lui a donnée. Contre l’Ivresse et la Joie, que peut un fils ?
Voilà pourquoi il est triste. Et las de se défier de tous depuis qu’il est né. Combien de temps lui reste-t-il à vivre ? Deux ou trois ans si l’Occident écrase l’Orient. Six à sept dans le cas contraire. Est-ce assez pour apprendre à mourir et à tuer ?
Cette nuit, il a encore rêvé de sa tante Arsinoé. Qu’il n’a pas connue, mais dont les indiscrétions d’un serviteur lui ont révélé le sort. Elle était jeune, parait-il, Arsinoé – seize ans ? vingt ans ? –, et, sans doute, avide de pouvoir ; une petite peste, comme souvent les filles des Ptolémées ; elle avait pris les armes contre Cléopâtre, son aînée. À Rome, César, pour son triomphe, l’a exhibée enchaînée ; il avait prévu de la faire exécuter à l’issue de la cérémonie, mais le peuple romain, touché par la beauté de la princesse, a demandé sa grâce. Il a fallu accorder la vie sauve à la captive – à condition qu’elle se fît prêtresse. Elle s’est réfugiée à Éphèse, dans le sanctuaire de Diane-Artémis : le grand prêtre s’était engagé à la surveiller. Elle y a survécu quatre années. Puis Antoine est entré dans Éphèse et dans la vie de Cléopâtre. Après les folles nuits de Tarse et les jours « inimitables » d’Alexandrie, le Romain pouvait-il s’opposer aux caprices de sa nouvelle maîtresse ? La Reine avait envie qu’on tue sa sœur. Marc Antoine est un galant homme : après avoir offert la tête de Cicéron à Fulvia, comment refuser à Cléopâtre celle d’Arsinoé ? Obligeamment, il a fait exécuter la jeune prêtresse au crâne rasé.
Pour assassiner un civil, les soldats romains procèdent toujours de la même manière : ils percent la carotide de la pointe de leur glaive ; il suffit, auparavant, de s’assurer qu’on a bien écarté le col de la tunique et les plis du manteau. La mort est presque instantanée ; mais très sanglante, malheureusement, très salissante pour l’exécutant. Même quand le tueur connaît son métier, il ne peut empêcher le sang de rejaillir sur lui, de l’empoisser de la tête aux pieds. Rapidité ou propreté, il faut choisir, hélas !
Bien sûr, quand Césarion repense à la triste fin d’Arsinoé, il ne doute pas que la rebelle ait mérité le traitement qu’elle a reçu de son aînée ; la Reine a eu deux frères et deux sœurs, et son règne ne fut paisible que du jour où elle les eut tous éliminés. « Un cadavre ne mord pas », dit-elle ; simplement, son fils se demande s’il aurait la force de l’imiter…
Il voudrait que sa mère le rassure, le console, le berce, il voudrait lui parler, mais ne peut que lui écrire ; or il sait déjà que rien, jamais, ne doit être écrit qui ne puisse être lu par un ennemi. Dans sa prochaine lettre, il se bornera donc à décrire l’état d’avancement des travaux dans la future maison d’Antoine, au bout de la jetée ; il dira aussi où en sont la construction du Mausolée et la rénovation du Palais des Mille Colonnes, s’attardera sur l’état de santé des petits rois (celui de Ptolémée, toujours inquiétant) et racontera une ou deux anecdotes comiques où Antyllus aura le beau rôle… Quand reviendra-t-elle, quand ?