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Si Sérapis avait guéri Ptolémée, ce fut Isis qui guérit Séléné, Isis Lokhias, celle qui « habitait » le grand temple du Quartier-Royal – un édifice ancien, qui n’était plus très fréquenté. Depuis que la reine avait déplacé sa Cour à Antirhodos où l’on avait construit, pour la déesse, un sanctuaire tout neuf, le temple d’Isis Lokhias n’accueillait plus que quelques servantes assidues à l’office du matin ou des scribes employés dans les bureaux « du Dedans ». On avait même condamné la porte qui, depuis le Palais des Mille Colonnes, menait directement à l’arrière du temple. Quand, exceptionnellement, on la rouvrit pour permettre à la reine de Cyrénaïque d’aller remercier Sérapis, Séléné découvrit l’existence d’un verger en friche situé juste derrière son paradis, puis, au bout de ce verger, une ruelle aveugle qui débouchait par une porte basse sur l’une des cours intérieures de l’Iséum.
Est-ce ce côté labyrinthique qui plut à l’enfant ? la douceur des recluses aux robes blanches ? ou la possibilité d’un retrait plus radical encore que ceux qu’elle expérimentait sous son voile et dans son jardin clos ? En tout cas, la « malade » ayant souhaité que la communication entre son paradis et le vieux temple fut rétablie, personne n’osa la contrarier. Surtout pas Cypris et Taous qui, depuis l’affaire de la statuette brisée, craignaient que Séléné ne fut en mauvais termes avec la déesse : si, au moins, elles pouvaient se rabibocher ! La fillette prit l’habitude d’échapper à la Cour et aux contraintes en empruntant à tout moment la porte dérobée, la ruelle obscure entre les murs, l’étroit corridor du passé.
Par la suite, quand sa vie aura basculé, quand les souvenirs d’Alexandrie se seront effilochés, il lui semblera qu’à cette époque elle consacrait beaucoup de temps à la déesse. Mais de ces soirées occupées à trier des roses dans les corbeilles ou à régler les baguettes des sistres, ne lui resteront que des impressions confuses.
Impression de fraîcheur, surtout. Les cours étaient si petites ici, et leurs murs, si hauts, qu’elles se remplissaient d’ombre et d’oubli dès qu’on avait passé l’heure de midi. Peut-être même y eut-elle un peu froid quand elle eut consenti à ôter ses voiles ? Sans doute les vieilles recluses lui avaient-elles expliqué qu’Isis, Maîtresse des étoiles, Lumière des lumières, n’aimait pas la voir ainsi accoutrée : « À l’automne, au mois d’Athyr, lorsque nous célébrerons la mort d’Osiris et son démembrement, nous serons nous-mêmes enveloppées de nuit : tu pourras porter le deuil universel. Mais, le reste de l’année, nous vivons dans la joie. Joie d’Isis-l’épouse, qui ressuscite le frère aimé, et joie d’Isis-la mère, quand elle met au monde l’enfant Horus qui triomphera du Mauvais. »
Ces paroles, Séléné mettrait longtemps à les retrouver… ou à les imaginer. En y resongeant bien, elle croirait plutôt que les servantes d’Isis lui avaient proposé un marché : si elle quittait sa défroque de veuve, les habilleuses lui montreraient la garde-robe de la déesse. Un fait est sûr : cette garde-robe, elle l’avait vue – des dizaines de tuniques multicolores, des capes brodées, des perruques « en vrais cheveux », des peignes d’ivoire, des pendants d’émeraude et, même, luxe plus que royal, des petites perles à accrocher aux sandales ! Un soir, pour « la Navigation d’Isis », quand la déesse doit porter le grand manteau noir semé d’étoiles, elle avait aidé l’ornatrice en chef à choisir ces perles ; et, le lendemain, la déesse reconnaissante lui avait souri, tout comme elle lui avait parlé autrefois pour l’inviter à goûter la douceur du vent sur ses lèvres, « Croque la vie, Séléné, elle est sucrée. »
« Quelquefois, la déesse me dit des mots…
— C’est possible, convinrent les vieilles, mais elle te parlerait davantage si tu étais initiée.
— Je veux être initiée.
— Tu es trop jeune, il faut attendre que la déesse t’appelle.
— Comment saurai-je qu’elle m’appelle ?
— Elle te préviendra par un rêve et avertira en même temps notre grand-prêtre. Prends patience, un jour tu connaîtras le secret du monde. »
Confiante, elle s’abandonnait, se laissant engourdir par les longues prières, le goutte-à-goutte des clepsydres et l’odeur enivrante des coffres en bois de cèdre où l’on rangeait les livres saints. Quand elle avait passé deux heures avec les recluses (à cause des offices quotidiens, on savait toujours l’heure chez Isis), sa tristesse tombait au fond, comme une pierre. Elle se sentait légère : l’air pétillait au-dessus d’elle et parfois, lorsqu’elle rentrait au Palais, elle se surprenait à sautiller.
Dès qu’elle arrivait à l’angle du verger abandonné d’où l’on apercevait, à gauche, le mur d’enceinte du Quartier-Royal et les tombeaux du Sôma, elle redevenait reine de Cyrénaïque, se calmait, et jetait un coup d’œil vers le Mausolée de sa mère : il s’élevait peu à peu entre le temple et le rempart, plus haut que les palais ; mais le chantier avait pris du retard et les échafaudages laissaient mal deviner la forme qu’il aurait.
« Heureusement que la Reine n’est pas près de rentrer ! cria Diotélès, venu à la rencontre de son élève à travers les herbes folles. Parce que si elle était là, l’architecte ferait bien de s’acheter une peau de rechange ! Par chance pour lui, elle n’est encore qu’à Patras, où ton père a pris ses quartiers d’hiver. Mais cette fois, toute l’armée y est rassemblée ! Il est venu des troupes du fond de l’Asie, cent mille légionnaires, à ce qu’on dit, et tout un paquet d’auxiliaires, sans parler des troupes alliées ! Ça va chauffer !
— Où est-ce, Patras ?
— En Grèce, toujours. Mais dans le Péloponnèse. À l’entrée du golfe de Corinthe. Face à l’Italie.
— Et les ennemis ?
— Les ennemis ont franchi la mer. Ils occupent la côte dalmate. Et l’île de Corfou. Pas très malin de leur part : ils s’éloignent de leurs bases… Nous n’en ferons qu’une bouchée !
— Nous ? Tu vas te battre ?
— Hé, tu veux ma mort ? Je ne suis pas plus haut que ton frère Alexandre ! Et puis, regarde, je suis vieux, j’ai le poil blanc d’un mouton.
— C’est vrai ! Laisse-moi toucher tes cheveux : c’est très doux… Bon, maintenant, pose-moi des questions sur Homère, pour voir si j’ai bien appris mes leçons. »
Que serait devenue cette enfant sans « la catastrophe » ? On l’imagine finissant chez Isis : ombre assurée, cloître rassurant. Mais un choix pareil, les règles de la monarchie ne l’auraient pas permis. Donc, on l’aurait mariée, nantie du bagage nécessaire à une corégente accomplie : une bonne connaissance des mathématiques, de la musique, et des poètes grecs ; une science certaine du maquillage ; une parfaite intelligence du protocole ; des idées simples sur le gouvernement ; et une ignorance totale du monde. On l’aurait mariée à un jeune homme apparemment sérieux, affectueux même puisque c’est son frère, et un frère aimant ; seulement elle le connaît depuis si longtemps qu’il ne lui aurait pas appris grand-chose. Le « jeu de la bête à deux dos » ? Bien sûr… Mais sans passion. Puis, tout en lui conservant une amitié fraternelle, son pharaon l’aurait bientôt délaissée pour les concubines royales, ces hétaïres sans lesquelles un roi grec n’était pas vraiment un roi.
Introvertie, craintive, et farouchement sensuelle, la petite reine serait vite retombée dans la dévotion. Multipliant les belles cérémonies avec parfums et lumières, elle aurait ajouté au Quartier-Royal une « grotte de la nativité » pour le dieu, et deux ou trois chapelles pour la Reine du ciel.
Le mariage, en tout cas, n’aurait même pas été pour elle l’occasion de découvrir un horizon nouveau. De l’Oïkoumèné, elle n’aurait connu que l’Égypte, de l’Égypte qu’Alexandrie, et d’Alexandrie que le Palais des Mille Colonnes et l’île rose d’Antirhodos. Une fois ou deux peut-être, elle serait sortie des palais pour aller entendre au Théâtre (acte pieux) une vieille tragédie en l’honneur de Dionysos ; ou bien, sur les conseils de son médecin, elle aurait poussé – en litière fermée – jusqu’à la Ville des Morts ou l’Hippodrome : une aventure ! Voilà, « si tout se passe bien », la vie sans surprises, sans malheurs et sans joies qui attend Cléopâtre-Séléné, reine in partibus de Crète et de Cyrénaïque, Grande Épouse Royale de Ptolémée César…
Les calamités sont des opportunités. Pour les survivants, s’entend. Humainement (mettez l’adverbe entre guillemets), cette enfant va s’enrichir dans l’épreuve, connaître la peur et la haine, apprendre la méfiance, le mensonge et la duplicité, faire l’expérience du danger et celle de la vengeance, découvrir l’imprévu, l’inconnu et même, quand elle ne l’attendra plus et parce qu’elle ne l’attend plus, le plaisir. Bref, se conformer, se déformer, se tordre et se redresser : s’adapter – à tout et à tous. D’une petite fille mélancolique et tranquille qui grandit loin du bruit, la « mondialisation » romaine fera une déracinée lucide et désespérée, une femme intrépide, ouverte à tous les vents, citoyenne de trois continents : un fétu de paille qui flotte au gré des courants et rêve, au milieu des mers, de retrouver son champ de blé.