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À Daphné, jolie ville d’eaux des faubourgs d’Antioche où l’on avait logé la Reine et sa suite, Cléopâtre procéda aux ultimes essayages ; elle fit agrafer jusqu’aux coudes la tunique de sa fille pour cacher ses épaules décharnées, mais elle ne chercha pas à dissimuler sa pâleur : la pâleur sied à Diane-Artémis, déesse de la lune ; de plus, elle accentuait très heureusement le contraste entre les deux petits, l’un rose et blond, l’autre brune et diaphane.

Courant entre les cyprès géants, les sources et les lauriers sacrés de Daphné, les jumeaux se remettaient vite de leur voyage d’hiver. Autour d’eux, tout était joyeux : les faubourgs d’Antioche grouillaient alors d’ambassadeurs étrangers, de roitelets « amis et alliés » convoqués par le nouveau maître de l’Orient. D’une villa à l’autre, circulaient des cortèges de musiciens, des processions de prêtres au corps peint, et trois autruches attelées au char d’un Pygmée qui chantait à tue-tête des vers grecs. Les curistes descendus du sanctuaire d’Apollon se pressaient au bord des chemins pour voir passer les chameaux et les rois : chaque jour, entre les jardins de Daphné et les remparts d’Antioche, se jouait comme un prélude à « L’Adoration des Mages ». Mais Antoine, l’objet de cette adoration, n’habitait pas une étable : il occupait, au cœur de la vieille ville, l’ancien palais des Séleucides.

« Il est presque chez moi ! tempêtait Cléopâtre. Les Séleucides étaient mes cousins, ce palais pourrait être le mien, et il ose me faire attendre ! me laisser dehors ! »

Elle était furieuse d’avoir découvert la présence, à Antioche, d’Hérode, son ennemi juré. Pendant qu’elle perdait des jours précieux dans le port de Tyr, le roi de Judée l’avait devancée ; avant elle, il avait déposé ses hommages et son or aux pieds de Marc Antoine. Bien sûr, pour entreprendre la guerre contre ces Parthes qui, à l’est, des montagnes du Caucase jusqu’au golfe Persique, menaçaient la puissance romaine, l’Imperator avait besoin de bien plus que les richesses de la mer Noire, de la Syrie et de la Judée réunies. Il lui fallait les trésors de l’Égypte. Il pouvait bien feindre de dédaigner « l’’Égyptienne » ; contre les Parthes, il ne serait jamais rien sans elle. Et elle, contre les appétits de l’Italie, n’était rien sans lui. La politique commandait leur union, et tous deux le savaient.

Il n’empêche que, pour négocier au mieux, elle trouvait préférable d’attendrir son partenaire. Suffirait-il de faire jouer sa fibre paternelle ? Pas sûr. Après tout, si Marc n’avait jamais eu de jumeaux, il avait d’autres enfants : deux fils de Fulvia, la femme dont il était veuf, et une fille de cette jeune Octavie qu’il venait de laisser à Brindisi, de nouveau enceinte ; sa noble lignée n’était pas menacée d’extinction. Sans parler des bâtards, puisqu’il proclamait bien haut qu’un homme fort se devait, comme Hercule, de semer à tous les vents – c’était son côté puéril… Mais, à défaut de toucher son cœur, la présentation d’Alexandre et de Cléopâtre flatterait son sens esthétique et peut-être, par l’allusion au roi des dieux, sa vanité ?

 

Avec Marc Antoine, Cléopâtre calculait trop : il était plus généreux qu’elle ne se le rappelait – après la rencontre de Tarse, ils avaient pourtant vécu six mois ensemble, six mois de fêtes, de folies, de fastes, de défis, la « vie inimitable », comme ils disaient ; sur leur amour et leurs caprices, le soleil ne se couchait jamais ; mais c’était il y a quatre ans. Un intermède… qu’elle avait presque oublié. Il lui fallait redécouvrir qu’en dépit de sa gloire, et du cynisme qu’il affichait, l’Imperator était un homme simple. Un sentimental.

Pris par surprise, il se livra tout à sa joie, sans arrière-pensée : quand, dans l’ancien palais des souverains syriens, le jeune Alexandre, rayonnant, lui apparut couronné d’or, vêtu d’or et chaussé d’or, tenant par la main sa petite sœur, si frêle dans sa longue robe tissée d’argent, si pâle sous ses boucles noires, si timide sous son diadème blanc, il s’exclama, courut à leur rencontre et se mit à leur hauteur, sans égard pour sa large toge qui balaya le dallage.

Accroupi, il s’extasia, sourit, rit, puis serra fort les enfants dans ses bras. Devant ses généraux et sa petite cour de sénateurs, il exultait comme un père nouveau-né, soulevant de terre tantôt l’un, tantôt l’autre de ses jumeaux pour les montrer : « Diane et Apollon, mes amis ! La nouvelle Diane, le nouvel Apollon ! Les dieux m’ont béni ! Ils m’ont permis d’engendrer ensemble le Jour et la Nuit !… Regarde-moi, mon enfant, oui, toi, mon flamboyant, mon doré : lumière-de-mes-yeux, tu m’éblouis… Et toi, ma brune, ma nocturne, ma ténèbre, tu te tais ? Tu ne dis rien ? Embrasse-moi, repos-de-mes-yeux, n’aie pas peur… Le jour et la nuit, mes amis ! Des enfants jumeaux ? Non ! Des astres jumeaux : le soleil et la lune. » (En grec, on disait hélios et séléné.) « Soleil et Lune, je suis votre père. Avec toi, Hélios, je vais éclairer le monde. Avec toi, Séléné, je l’enchanterai. »

Par la suite, le surnom d’Hélios resta au garçon, sans l’emporter cependant sur son prénom d’Alexandre, plus glorieux et propre à annoncer les futures conquêtes de son père en Orient. La petite fille, en revanche, devint – et pour toujours – Séléné.

 

De ce moment précis où son père l’a reconnue, l’a nommée, Séléné ne se souviendra plus. Elle sait qu’elle tient de lui son second prénom, devenu le premier ; mais elle le sait comme une chose apprise. D’Antioche, où elle a, paraît-il, passé plusieurs mois, elle ne revoit rien, que ces cônes de cyprès tombés depuis l’automne et qu’elle ramassait dans les allées pendant que son frère en bombardait les mendiants, ces boules légères qu’elle enfermait dans son coffret d’argent, ces vieux fruits des vieux cyprès de Daphné qu’elle thésaurisait, comme un écureuil des pays froids entasse les pommes de pin avant l’hiver. La scène du palais – « Soleil et Lune, vous êtes mes enfants » –, cette scène s’est effacée de sa conscience, et nul ne l’a ravivée : Cypris n’a pu la lui raconter, puisque Cypris, la dangereuse naufragée, n’y était pas ; et de tous ceux qui y assistaient, aucun n’a survécu assez longtemps pour lui en parler.

Elle sait ce qu’elle doit à son père, mais elle ne s’en souvient pas.