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La fête voulue par la Reine fut très réussie. Pendant près d’une semaine on ramassa, sous les portiques, des ivrognes béats et, dans le port, des ivrognes noyés ; toute la ville, à part le quartier juif, sentait la brochette et la saucisse : Bacchus-Dionysos et le grand Sérapis avaient été généreusement honorés. On eut même un mal fou, dans le mois qui suivit, à expulser les paysans qui, entrés sous prétexte d’admirer le défilé, essayaient de s’incruster dans les ruelles sordides de Rhacotis, le quartier réservé aux indigènes « autorisés ».

Officiellement, les cérémonies n’avaient duré que deux jours. Mais quelles journées ! La première est connue dans l’Histoire sous le nom de « Triomphe d’Antoine » ; la seconde, sous celui des « Donations d’Alexandrie ». Une superbe opération de communication… et, a posteriori, un désastre politique. Mais on ne gouverne pas « a posteriori », surtout lorsqu’on est un guerrier ! L’idée de Marc Antoine était pourtant excellente : il s’agissait de jeter de la poudre aux yeux, et de la poudre d’or – avec tout le butin pris en Arménie, on avait largement de quoi payer les frais ! Et mieux valait se hâter de faire la fête, puisque, là-haut, près du Caucase, les légions étaient déjà en train de perdre pied…

Pour célébrer une victoire, il n’y a pas, depuis que le monde est monde, trente-six façons de procéder. On fait parader les troupes, musique en tête, après avoir invité les soldats à se parer de casques d’or, de plumes de paon ou de tatouages guerriers. Dans le même temps, on montre au peuple les drapeaux, fétiches, boucliers, totems, trésors, arrachés aux ennemis ; quelquefois – attraction très appréciée mais qui dépend des techniques de conservation – on montre aussi à la foule les têtes coupées des chefs vaincus. À défaut, on exhibe ces chefs sur pied, ridicules et enchaînés. Puis on rend grâce à Dieu, ou aux dieux : danses sacrées, Te Deum, parfums, sonneries de cloches, sacrifice de bestiaux variés. On chante un peu, on mange beaucoup, on boit trop. Et les militaires baisent les femmes des civils, avec la bénédiction des cocus qui se prennent pour des héros.

C’est exactement ce qui s’est passé en l’an 34 avant Jésus-Christ, dans la ville d’Alexandrie. L’Imperator, qui précédait ses troupes vêtues de neuf, suivait, sur son char, Artavasdès et sa famille accablés sous le poids de leurs chaînes d’argent. Pour l’occasion, Marc Antoine s’était habillé en « Nouveau Dionysos » : tunique grecque, cothurnes, couronne de lierre, et, à la main, la lance surmontée d’une pomme de pin que portaient habituellement les dévots du dieu. Rien là d’extraordinaire : cinq ans plus tôt, pour entrer dans Éphèse, il avait adopté la même tenue, à la satisfaction générale. Cette fois-ci, pourtant, il ne satisfit que les Orientaux, pas les Romains de Rome, qui, désinformés par Octave, se persuadèrent que leur général avait célébré à Alexandrie un Triomphe romain – un Triomphe que leur Sénat n’avait pas autorisé ! Il avait même eu le toupet de sacrifier à Sérapis, un dieu étranger, quand un triomphateur ne doit sacrifier qu’à Jupiter Capitolin ! Ses victoires, disait-on, commençaient à lui tourner la tête, à moins que ce ne fût cette Égyptienne, cette dépravée qu’il avait préférée à la vertueuse, la tendre, la belle Octavie.

Quand cette rumeur parvint à Antoine, il s’étonna : « Mais enfin, je ne prétendais pas célébrer un Triomphe ! Je faisais une fête, c’est tout ! Une procession en l’honneur de mon dieu personnel, Dionysos, le seul des Immortels qui ait traversé la mort. C’est une affaire entre lui et moi, non ? Si j’avais voulu organiser une parodie de Triomphe, comme mon beau-frère l’insinue, je me serais couronné de lauriers, j’aurais porté une toge brodée, je me serais maquillé en rouge, j’aurais attelé des chevaux blancs, etc. Là, non : je défile avec des éléphants, avec des bonshommes déguisés en satyres, avec des femmes vêtues de peaux de bêtes, et même avec des autruches – les autruches de Diotélès n’ont pas l’air d’oies du Capitole, que je sache ! La mauvaise foi d’Octave me surprendra toujours ! »

Sur le moment, pourtant, ne prévoyant pas qu’on exploiterait ces festivités à son détriment, Antoine avait été comblé : par la liesse de la population, la joie de ses soldats et la bonne tenue de sa famille. Dans le sanctuaire de Sérapis, en haut du vieux quartier de Rhakôtis où s’achevait le défilé, Cléopâtre l’attendait sur son trône, entourée des dignitaires du clergé égyptien et de tous les enfants. On avait regroupé les aînés dans une loge du grand cloître ordinairement réservée aux traducteurs de rêves ; seul le petit Philadelphe était resté près de sa mère, assis sur une chaise basse. La Reine avait pensé que la présence du plus jeune à ses côtés accentuerait sa propre ressemblance avec Isis, dont, une fois de plus, elle empruntait la robe moulante, le châle noué sur le sein gauche et la perruque à trois pans. Ptolémée Philadelphe, boudeur et fatigué, suçait son pouce. Mais, sans qu’il s’en doutât, ce comportement puéril évoquait, mieux qu’un noble maintien, l’enfant Horus, le fils unique d’Isis, qu’on aimait à représenter avec un doigt dans la bouche : en lui, Grecs et Égyptiens adoraient l’Enfance, comme, en Isis, ils révéraient la Maternité.

« Mère à l’enfant », une figure divine promise à un bel avenir. Les moines circoncis et les prêtres au crâne rasé semblaient enchantés de ce duo sacré ; et Marc Antoine lui-même, en pénétrant dans la cour centrale derrière ses prisonniers, fut touché du spectacle que donnaient sa femme et son fils. Seule fausse note : la mauvaise humeur d’Artavasdès. Le prisonnier, aussi rebelle qu’un Gaulois mal élevé, refusa de se prosterner devant la Reine. Des gardes accouraient déjà pour l’y contraindre, mais Cléopâtre les arrêta d’un geste. De la main, elle fit signe d’entraîner le vaincu à droite, derrière le troupeau de bœufs gras…

Allait-on sacrifier tout ce monde en même temps ? Les femmes et les enfants du roi d’Arménie, déjà vêtus de deuil et couverts de cendres, agitèrent leurs chaînes en poussant de longs gémissements. Mais personne, à part la Reine, ne comprit ce qu’ils disaient : on jugea leur langage très effrayant – forcément, hein, des Barbares… Une seule des épouses royales, la dernière du défilé, semblait, autant que sa chaîne le lui permettait, garder quelque dignité ; elle ne pleurait pas, ne grinçait pas, ne regardait même pas autour d’elle : indifférente aux injures, aux quolibets, elle tenait, sur son bras libre, un tout-petit auquel elle donnait le sein, et ses yeux restaient fixés sur les yeux du bébé – il puisait en elle sa nourriture, elle puisait sa force en lui. Face à la mort imminente, ils se donnaient mutuellement la vie.

La scène émut Séléné. Jusque-là, elle avait trouvé le défilé trop bruyant ; Artavasdès, affreux avec sa barbe noire ; le dieu, trop bleu ; le chien des Enfers, effrayant ; et son père, ridicule en Dionysos. Elle n’aimait pas non plus les mugissements désespérés des bêtes qu’on égorge, ni l’odeur douceâtre du sang chaud qui montait maintenant des autels. Mais elle s’illumina en apercevant le bébé.

Brusquement, elle s’inquiéta du sort des prisonniers. « Fils d’Amon, demanda-t-elle tout bas à Césarion sérieux comme un pharaon, que va-t-on faire des Arméniens ?

— Les tuer, dit-il.

— Tous ?

— Les généraux, certainement. Le Roi et ses grands fils, plus tard.

— On les tue comment, dis ? Comme les veaux ?

— Non, on les décapite.

— Et les femmes ?

— Elles seront esclaves.

— Et les petits enfants ? Ils resteront avec leurs mamans ?

— On les sépare. »

Nicolas, le précepteur, qui se tenait plus bas face à la loggia, mit un doigt sur ses lèvres pour inciter les bavards à plus de discrétion : l’Imperator faisait maintenant déposer aux pieds de la Reine les plus belles pièces du butin, portées sur des brancards. Des armures de parade en or, d’immenses cratères d’argent, des dieux d’airain incrustés d’opales ; plus trois ours en cage. Des coffrets d’ivoire sculpté, des vases murrhins arc-en-ciel, des monceaux d’ambre gris ; plus deux loups du Caucase. Des coupes d’onyx, des amphores de myrrhe ; plus une paire d’albinos. Enfin, tout un bric-à-brac exotique dont Séléné s’ennuya vite. Elle tira sur la tunique de son grand frère : « Les enfants d’Arménie, si on les sépare de leurs mamans, où est-ce qu’ils iront ?

— Les filles, en Haute-Égypte, comme concubines chez des nomarques ou des épistates.

— Et les petits garçons ?

— Les garçons, on les vendra sur les marchés. Sous des nouveaux noms : Achille, Hermès, Périclès… Il ne faut pas qu’ils se souviennent.

— Même les bébés, on les vendra ? Alors, je veux qu’on me donne celui qui tète sa mère ! Il est tellement mignon ! Je le veux comme esclave ! Rien que pour moi ! »

L’archichambellan fit « les gros yeux » : derrière les longs éventails de plumes qu’agitaient leurs serviteurs, les enfants royaux se dissipaient. Nicolas de Damas traversa le cloître, se glissa dans la tribune et, osant poser la main sur l’épaule de la princesse : « Plus un mot, Séléné, ou je te fais fouetter dès que nous serons de retour au Palais ! »

La petite soupira ; elle détestait ce Nicolas, et tous les Grecs de la vieille Grèce, tous les Syriens, tous les Hellènes ; elle préférait étudier avec Diotélès et apprendre la langue des autruches. Sur sa chaise basse, Ptolémée Philadelphe s’était endormi ; mais il dormait en prince : droit contre son dossier, sans vaciller. À son tour, Séléné, fatiguée de se taire, ferma les yeux : « De toute façon, j’aurai ce bébé ! »

 

Elle avait refusé de dîner. « Demain, disait Cypris, on cherchera ce bébé dès demain, je te le promets. Ou après-demain. Sitôt que les cérémonies seront finies. – Non, tout de suite ! Après, il sera vendu, mon bébé ! Je veux voir l’Imperator ! – Ton père est dans son palais. Mange, mon miel d’azur. Tu dois prendre des forces pour demain : tout le peuple te regardera. Tu vas être reine, ma colombe. – Je ne veux pas être reine. Et je ne mangerai que si le bébé est à côté de moi ! »

« Un caprice ! dit le précepteur à la nourrice. Peux-tu imaginer, un seul instant, la fille de la reine d’Égypte, la fiancée du Pharaon, élevant un fils d’Arménie ? Qu’elle s’occupe de ses poupées ! » Séléné repoussa toute nourriture, même le melon d’eau et les grenades ; puis elle se mit à réclamer plaintivement sa chambre, son singe et son Pygmée. À son tour, Ptolémée, enhardi, réclama ses chats ; et Alexandre regretta, avec des trémolos dans la voix, sa volière et ses petits soldats de bois. Il est vrai que, pour rapprocher les jeunes princes du centre-ville, on les avait tous transportés du Palais Bleu au Palais des Mille Colonnes, l’un des édifices « du Dedans », coincé entre deux obélisques, derrière le Pavillon des Archives Royales et la Résidence des Hôtes qu’avait habitée Jules César. À part Iotapa, qui s’accommodait de tout et n’était plus à un déménagement près, les autres faisaient grise mine. Cypris aussi : les chambres étaient trop vieilles, trop vides, trop sombres, et peintes, dans le goût indigène, de monstres à tête de vautour et cornes de bélier – une horreur ! En plus, on y marchait sur des mosaïques de galets, aussi démodées qu’inconfortables. « La Princesse est très sensible, expliquait la nourrice au précepteur, elle fait des caprices parce qu’elle a peur, ici…

— Dans deux jours, nous serons de retour au Palais Bleu. Et si elle ne veut pas manger, qu’elle dorme ! »

Elle ne dormit pas. Elle avait peur, en effet. Non des scènes de chasse et des étranges personnages représentés sur les murs – la veille, ils l’avaient effrayée, mais à présent elle n’y songeait même plus. Elle ne pensait qu’au bébé : « Si on l’a séparé de sa mère, dit-elle à Cypris, qui lui donnera du lait ? Il va mourir ! – Mais non, mon pigeon doré. On lui trouvera une nourrice. Comme pour toi. – Est-ce que les esclaves arméniens ont des nourrices ? – Bien sûr ! – Ah… Mais après-demain il aura déjà changé de nom ! J’ai peur : si on lui a changé son nom, le marchand ne le retrouvera pas ! — Oh, que si ! Les gardes de ta mère descendront au marché et diront à ces vendeurs de pois chiches : “Sous peine de mort, nous exigeons la restitution du nourrisson qu’a vu la princesse !”  Après-demain, ils pourront même dire : “Ordre de la reine de Crète et de Cyrénaïque.” Car tu seras reine, mon poussin bleu ! Une reine, on lui obéit ! »

Puis, espérant calmer son « petit scarabée », Cypris lui chanta l’une de ses berceuses d’autrefois : « Dors, souhait-de-mon-cœur, petit enfant de la splendeur… Ah, dira le Roi ton fiancé, que ne suis-je le blanchisseur qui lave ses voiles parfumés, je connaîtrais l’odeur de son corps ! Que ne suis-je le fleuve où elle descend se baigner, je la caresserais de mes flots ! Dors, souhait-de-mon-cœur, petit enfant de la splendeur… »

Mais Séléné, dévorée d’angoisse, ne dormit pas. Au matin, les ornatrices durent forcer sur le maquillage : elle avait l’air terne et froissé d’un papillon de nuit surpris en plein jour.